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Emmanuel Carrère - Faire effraction dans le réel (notes et digressions)

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Statuts Facebook faits à l'occasion de la sortie de ce collectif

et mis en ligne du 1er au 18 octobre 2018

 

1 - L'existentialisme est un fascisme.

2 - Pourquoi j'aime le cinéma.

3 - Films.

4 - "Ecrire comme on monte des rushes" (Fabien Gris).

5  - Faire effraction dans le réel.

6 - "C'est triste à dire mais je ne suis jamais allé au Palace".

7 - LETTRE A RENAUD CAMUS (et réponse de celui-ci.)

8 - Somehow, anyhow...

9 - Suave, mari magno...

10 - Hodgkin.

11 - Etienne Rigal.

12 - Corps, style et morale.

13 - Emmanuel Carrère et le problème du bien, par Michel Houellebecq.

14 - Marion Muller-Colard.

15 - Il est avantageux d'avoir où aller.

 

 

 

 

 

1 - L'existentialisme est un fascisme.

Les vraies questions que Carrère (se) pose.

Qu'est-ce qu'être vrai ? Croyant ? Homme de bien ? Ne suis-je pas un imposteur comme ce damné de Romand ou ce fanfaron de Limonov ? Suis-je vraiment touché par d'autres vies que la mienne ? Par d'autres douleurs que celles de mon petit être dépressif ? Puis-je vraiment raconter ma mère sans la profaner - à moins que je ne rêve que de cela, profaner, mettre mon grain de sel (ou ma goutte de sperme - Carrère se branle beaucoup dans ses livres), polluer au propre et au figuré les êtres que je traite, que ce soit ma mère russe ou la Vierge Marie ? Enquêter, dis-je, alors que c'est suspecter qu'il vaudrait dire. Suspecter, polluer, profaner. Et par-dessus tout, créer mon propre réel, contrarier le réel par le mien, l'enculer par mon écriture. Ma pauvre écriture performative sans laquelle je ne serais rien.

Hélas, le réel gagne toujours. Le réel déjoue mes plans à chaque coup (comme dans Un Roman russe où croyant séduire Sophie par une nouvelle érotique que j'ai fait publier dans Le Monde, je rate mon coup à cause d'une horrible nouvelle familiale qu'apprend Sophie au même moment et qui l'empêche d'être rattrapée par mon texte, c'est-à-dire désirée par moi). Le réel ne se laisse pas faire. Le réel se venge toujours (comme Dieu ?). Mais tout de même, le fait que mes livres existent doit l'emmerder un tout petit peu. C'est là ma victoire. Mon effraction. Ma petite satisfaction narcissique et critique (car je suis un malin, j'ai fait de mon petit ego souffreteux et vaniteux une grande conscience sociale et religieuse). Mon masochisme l'a emporté contre le sadisme du réel. J'existe autant que lui. Je suis hors d'atteinte. J'espère que Dieu est de mon côté. Sinon, tant pis. Moi, je serai toujours du côté de mon livre. C'est là mon héroïsme - et peut-être même mon fascisme. Car l'héroïsme mène au fascisme. Limonov, encore, mon modèle secret.

"Il y avait une phrase de Pasolini comme ça qui disait qu'il ne fallait surtout pas minimiser le charme du fascisme, qu'on risquait sinon de de passer à côté de choses essentielles dans l'Histoire contemporaine. Je pense que Limonov est un vrai fasciste, [c'est-à-dire] un homme absolument du côté de l'élan vital (...) C'est donc compliqué, parce que c'est un type à certains égards profondément estimable, courageux, totalement fidèle à une idée qu'il s'est faite enfant de l'héroïsme, c'est quelqu'un qui a voulu conduire sa vie selon cette idée de l'héroïsme. Cela l'amène au fascisme, mais sans empêcher quelque chose que je trouve noble et digne d'admiration chez lui." (Le rôle du témoin, p 28)

Au fond, l'existentialisme est un fascisme. Se battre contre soi, contre le monde, contre Dieu. Eprouver et engager son être, trouver sa place, laisser sa trace - et aussi celle des autres, avec ou sans leur permission. Déclarer la guerre au monde, et non pour tuer, grands dieux, mais pour faire surgir les morts, accueillir les revenants, chroniquer la légende (qu'elle soit noire avec Romand, grise avec Limonov, rose et bleue avec Hélène, bariolée avec Paul et Luc.) D'où le recours aux "grands sujets".

"... il y a des gens qui vont te dire que le sujet n'a aucune importance, que l'écriture se développe, se déploie à partir d'un sujet qui pourrait être aussi bien un autre. Dans mon expérience, ça ne marche pas du tout comme ça, je sais qu'avoir quelque chose qui est un sujet est essentiel. C'est peut-être un peu prétentieux, mais j'ai l'impression qu'on ne peut faire quelque chose qui vaut le coup que lorsqu'on a le sentiment d'être la seule personne à pouvoir le traiter." (Le rôle du témoin, p 17).

Aurora Cornu et moi, bien sûr. Et même Aurora Cornu par moi, si Dieu le veut.

 

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2 - Pourquoi j'aime le cinéma,

se demande Emmanuel Carrère dans un très beau texte qui ouvre le recueil. Principalement, pour y contempler des fragments de vie, des gestes particuliers, des façons d'être. Peu importe que le film soit bon ou mauvais si la situation est vraie à cet instant-là ou si l'acteur bouge d'une certaine manière lors d'une scène. L'important est cette "mort au travail", selon le mot de Cocteau, qui passe sur l'écran. Tout ce qui est sans doute révolu mais restitué, disparu mais enregistré, mort mais immortalisé. Accent des années 30, façon de fumer, effort pour paraître noble ou vil, mouvement de caméra typique, patine de l'image, et même météo du tournage.

"... ce jour-là, à quelques mètres du garçon boucher en spartiates, il y avait des gens qui maniaient tout un attirail pesant, qui vivaient comme lui, mais dont la vie est, pour moi, perdue dans un gouffre. Tout ce que je sais, c'est que, vraisemblablement, ils ont bougé, se sont affairés, au moment où il fallait que la caméra se rapproche du héros, seul survivant pour moi de l'holocauste opéré par le choix de ce qu'on filme."

Comme dans L'Invention de Morel, le cinéma permet de créer telle scène idéale, onirique, que l'on pourra se regarder des milliers des fois. On pourra revoir, repasser, reprendre le visage de Marlène Dietrich ad vitam aeternam. Bien sûr, à un certain moment, la conscience culturelle se réveille et on préfère voir une grande actrice filmée par un grand cinéaste (comme Bob Rafelson, un nom qui revient souvent sous la plume de Carrère) plutôt qu'un laideron mal cadré par un toquard, "mais au fond, quelle que soit la matière dont le prodige assure la pérennité, c'est le prodige qui m'importe avant tout et continue de m'émerveiller."

La merveille du mouvement dans le temps. Des "feuilles qui bougent" même cinquante ans après.

 

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3 - Films

Emmanuel Carrère du temps qu'il officiait à Positif (où il entra à 19 ans - ce qui me crée une jalousie rétrospective), selon Michel Ciment et Alain Masson.

Refus du point de vue idéologique, psychologique et sociologique.

Goût pour le délétère et l'étrange (y compris Massacre à la tronçonneuse.)

Solaris, Le Miroir, mais aussi 2001, l'Odyssée de l'espace, Providence, Apocalypse now - "ce que le cinéma de ces dernières années a produit de plus définitif."

Sans oublier Le Cri du sorcier de Skolimowski, Vertigo et Identification d'une femme où a lieu le mieux "le traitement limpide de l'opacité".

Parmi ses films préférés, plusieurs Rafelson, Shining, Falstaff, Raging Bull, Crimes et délits, Passe-Montagne (de Jean-François Stevenin), Les trois visages de la peur (Bava), L'Enigme de Kaspar Hauser (Herzog).

"S'en sortir ! c'est la vraie définition du salut : échapper à un danger, à une situation, à soi-même." (Alain Masson).

Vouloir être hors-d'atteinte - "Le désir de calme m'agite" (Carrère, Le Royaume) - mais pas emmuré. Mais n'est-ce pas le risque ?

L'Adversaire comme expérience littéraire qui l'a dévasté. Comme il s'écroulera un jour à la lecture d'un article de Libération rapportant une anesthésie qui a mal tourné et laissant à son réveil un petit garçon paralysé, aveugle, sourd et muet. Entre Houellebecq et lui, c'est lui, le véritable tragique.

Ne pouvoir prononcer le nom "vaguement obscène" de Jésus qu'avec la bouche en cul-de-poule (Le Royaume).

Sauter d'un registre à l'autre. Enchâsser belles phrases et familiarités, subordonnées élégantes et langage oral.

Intervenir prosaïquement dans le récit en son nom et le faire remarquer : "il faut maintenant que je parle des pantalons" (Limonov).

On accuse Carrère d'être narcissique (ce qui lui a valu de ne pas avoir le Goncourt pour Le Royaume, les cons), mais si Carrère n'était pas narcissique, on ne le lirait pas. Son génie, c'est la subjectivité à l'oeuvre. L'objectivité, c'est pour les nuls.

Ça me l'a fait avec Houellebecq, ça me le fait avec Carrère : les gens qui ne les aiment pas m'agressent personnellement.

Et Pierre Michon là-dedans ?

Ah c'est différent. Pierre Michon est intouchable.

 

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Gabriel N. Je l'ai assez peu lu, mais j'en garde surtout le souvenir d'un égocentrisme vidé de toute forme de volonté, qui n'a même plus l'énergie nécessaire pour croire à Dieu ou à lui-même. De l'anti-Schopenhauer, en somme, comme il y a en physique de l'anti-matière. Quelque chose d'Amiel, mais sans la fascination qu'il gardait malgré tout pour la spéculation métaphysique. En cela, en effet, comme Houellebecq, il nous représente assez bien.

Pierre Cormary Et pourtant une propension aux grands sujets, aux êtres limites, aux border line de l'existence. Egocentrisme puissant, faussement velléitaire, au service d'une littérature existentielle, prégnante, attachante - mais forcément inquiétante pour les droits dans leurs bottes, les "virils", les moraux. (Et très schopenhaurien, au contraire.)

 

4 - "Ecrire comme on monte des rushes" (Fabien Gris).

Traiter la vie comme une fiction, la fiction comme un documentaire, le documentaire comme un Journal intime. Faire du Je ce qui atteste de l'autre et du moi ce qui témoigne du monde. Le narcissisme si décrié de Carrère, et pourtant si généreux, est son laboratoire. Son Ouvert - aux antipodes, par exemple, d'un narcissisme à la Christine Angot qui ne sait être que dans le Fermé et qui dès lors ne sait faire que dans l'accusation ("c'est la faute au système, aux bourgeois, aux nazis, à tout le monde qui est nazi à part moi"). Au contraire, Carrère se demande si "le nazi" (ou le criminel, ou le révolutionnaire), ce ne serait pas lui - ou s'il aurait pu l'être.

Car la vraie question de L'Adversaire et de Limonov n'est pas tant "qui sont Jean-Claude Romand et Edouard Limonov ?" que "aurais-je pu - ou, dans le cas du second, voulu - être un Romand ou un Limonov ?". Et le lecteur de se demander à son tour s'il aurait pu être un Emmanuel Carrère, témoin de tous ces gens extraordinaires et auteur contemporain fondamental ? C'est cela qui le rend si proche de ses lecteurs. Avec lui, on réapprend qui on est et quel est le lézard qui se balade en nous et nous empêche de nous réaliser ou de faire le contraire de ce que l'on voulait. Le fameux verset paulinien "je fais ce que je ne veux pas et je ne fais pas ce que je veux" est au coeur du questionnement de Carrère. Insupportable pour ceux qui ne savent pas se questionner, par vanité, pudeur ou préservation.

Même s'il faut l'avouer, préserver sa petite identité morale et culturelle, on le fait tous, même Emmanuel Carrère, ce douloureux bobo. C'est une question de survie.

Pour autant, personne n'échappe au miroir déformant des autres et ce n'est peut-être pas une mauvaise chose. On apprend beaucoup sur soi dans l'image soi-disant faussée que peuvent avoir les autres - cette engeance maudite.

L'identité comme lieu du conflit sans fin,  guerre des apparences, chiasme des volontés et représentations comme dirait l'autre. En réalité, personne n'est complètement satisfait de soi-même, y compris nos propres modèles.

Et c'était aussi la question de ces deux livres : Romand et Limonov auraient-ils voulu être autres ? Sans doute oui, d'où la catastrophe du premier et les déboires du second. Celui qui a fait croire qu'il était médecin du monde a fini par assassiner tout le monde et celui qui a tout fait pour être le Raspoutine de son temps a dû se faire passer pour un "mariole" pour sauver sa peau - et avoir une "vie de merde" comme il l'avoue à Carrère en fin de course. Même si au bout du compte, c'est lui qui aura toujours notre sympathie.

Limonov ne nous fera jamais horreur comme Romand - car d'une part il n'a tué personne (ou alors un ennemi du camp adverse et encore d'une balle perdue lors de son "stage à la guerre"), d'autre part il a été bien trop superficiel, léger, baroque et, à sa manière, acteur porno, en plus d'avoir réellement risqué de sa personne, pour qu'on lui en veuille. Au contraire, Romand a sacrifié tout le monde pour préserver son apparence - son mensonge. Tuer non pour assouvir des pulsions atroces ou faire fortune dans le crime mais juste pour éviter d'avoir sa vanité froissée. Tuer par vanité, par sérieux. Romand s'est pris au sérieux. Il a d'ailleurs une gueule de mec triste et sérieux, celle d'un Double Face qui s'est vraiment damné. Alors que Limonov est un Joker sympathique qui se fout de la gueule de tout le monde et qui a en lui ce nihilisme joyeux, inoffensif et roboratif.

 

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 5 - Faire effraction dans le réel. Et même créer un autre réel, le sien, et qui ne peut être qu'érotique, bien sûr. La fameuse nouvelle érotique d'Un Roman russe, insérée dans Le Monde et que Sophie, la maîtresse de Carrère à cette époque, devait lire dans le TGV et peut-être accomplir - la nouvelle en question parlant précisément des jeux onanistes de celle-ci dans un TGV. Volonté performative, injonctive et programmatique de l'écrivain. Mise en abîme opératoire, scénique et didascalique du réel par le texte. Tautologie du vécu et de l'écrit - et même du vécu par l'écrit, du "cul" par l'écrit. Hélas ! Sophie ne prit pas le train ce jour-là et tout le beau plan d'Emmanuel tomba à l'eau. Le réel ne se laisse pas faire (contrôler) aussi facilement que ça. Les bons scénarios, comme les bonnes intentions, sont toujours punis.

Mais Carrère ne renonce pas à ses effractions et lors du tournage de La Moustache, où une scène prévoyait que Vincent Lindon et Emmanuelle Devos couchent ensemble, décide de coucher avec sa propre épouse, Hélène, dans les décors du film, et de filmer cette coucherie dont on tirerait plus tard quelques plans pour les insérer dans le film. La "sextape" se réalise bel et bien mais l'insertion dans le film n'a pas lieu, Carrère se décidant finalement à couper la scène entre Lindon et Devos.

Dans le premier cas, la fiction a échoué dans le réel, dans le second, le réel n'a pu être fictionnalisé. Pour autant, les conséquences dans la vie réelle de Carrère ne seront pas les mêmes. Dans le premier cas, l'échec de la nouvelle du TGV, censée à l'origine faire repartir leur couple, sonnera le glas de celui-ci. Mais dans le second, son mariage avec Hélène aura pu être sauvé. L'effraction sera devenue communion - et promesse d'éternité. Et Carrère d'écrire alors que ces deux cassettes intimes "pourraient si nous restons ensemble, devenir un véritable trésor. Je nous imagine regardant sur l'écran nos corps d'autrefois, fermes, vigoureux, déliés, Hélène d'une main tavelée saisissant ma vieille bite qui la sert fidèlement depuis trente ans, et cette image tout à coup me bouleverse. Je me dis qu'il faut que cela arrive, que si je dois réussir une chose avant de mourir, c'est cela."

De cette effraction naîtra plus tard une petite fille - Jeanne.

 

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6 - "C'est triste à dire mais je ne suis jamais allé au Palace"

Voir mon texte sur Limonov de septembre 2014 - Parce que c'était lui, parce que c'était moi

 

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7 - Dans une lettre à Renaud Camus publiée dans Les Cahiers de l'In-nocence en janvier 2012, et reprise dans Il est avantageux de savoir où aller, Emmanuel Carrère explique pourquoi, tout en considérant celui-ci comme son ami (ils ont eu un temps le même éditeur) et partageant un certain nombre de ses vues, il ne peut adhérer à son fameux parti.

Sur le beau langage, d'abord. Carrère affirme avoir "l'oreille presqu'aussi sensible [que lui] aux pauvretés et trivialités du langage contemporain, mais quand des gens se rassemblent sous [sa] houlette pour communier dans le dédain apitoyé pour ceux de leurs semblables qui disent "pas de souci" ou "sur Paris", et, pire encore, pour jouir à gros bouillons de se distinguer de cette plèbe, [il] trouve que ça ne va plus." S'excusant de virer prêcheur, il trouve même "que s'affranchir de ce dédain et de cet orgueil de caste est un enjeu de progrès moral et spirituel" et que "s'y complaire" est "une erreur, celle dont l'Evangile fait reproche aux pharisiens." Il refuse cet aristocratisme dont Camus est devenu l'emblème, admettant sans doute que la "vraie" humanité est plus digne d'éloge que l'élégance et l'usage. Dit comme ça, évidemment.

Mais c'est surtout sur la théorie du Grand Remplacement que Carrère diffère de Camus. Non qu'il la rejette (en fait, il semble l'admettre absolument) mais il la trouve dépassée. "Sincèrement, Renaud, je pense que tout cela n'a plus de sens, pour la simple raison que nous sommes sept milliards sur terre, ce qui est évidemment trop, ce qui ne va faire qu'empirer et rendre, je suis d'accord avec toi, la vie nécessairement moins douce, les voisins plus nombreux, plus bruyants, plus nocifs, mais à part espérer qu'un cataclysme décime les trois quarts de la planète (et de faire partie du quart qui reste), qu'y faire sinon se pousser pour faire de la place ?"

Et d'ajouter que si d'aventure "un décret ordonnait de n'occuper plus avec ma famille qu'une pièce de notre bel appartement [à Hélène et à lui, dans le Xème] et de céder les autres à ces hordes de Kurdes ou d'Afghans qui campent dans la rue, quatre étages plus bas, je trouverais ça éminemment désagréable, je chercherais à m'en aller et à m'organiser ailleurs, si c'est encore possible, une vie plus conforme à mes goûts, mais je n'arriverais pas à considérer la mesure qui me lèse comme injuste."

Comment considérer injustes en effet les revendications des damnés de la terre ? Comment dire "ici, c'est chez moi" dans un monde mondialisé ? Comment oser se définir chrétien et identitaire ? En vérité, c'est l'un ou l'autre - et il est fort à parier que le Nazaréen serait, dans le cas du fameux décret, plus du côté du migrant que de celui du bourgeois - et du coup risquerait de se faire recrucifier par nous autres.

Carrère enfonce le clou : ".... à y réfléchir, je ne vois aucune raison convaincante pour que le petit Liré nous appartienne à nous plutôt qu'aux crève-la-faim du Soudan" et c'est pourquoi il avoue se trouver au fond "bien plus pessimiste" que Camus, car "tout en partageant en gros ton idéal (une vie de bourgeois civilisé, aimant Bonnard, Toulet, les chartreuses dans le feuillage et les paysages pas défigurés), tout en espérant que la situation qui me permet de mener cette vie durera encore un peu, je ne crois pas pour la défendre avoir le droit pour moi, mais plutôt contre."

Comment en effet prétendre le contraire ? La bonté, la générosité, la charité, la justice (et celle du Christ !), le salut seront, encore une fois, toujours du côté des crotteux du Tiers-Monde et contre le petit blanc réfractaire. Nous les identitaires, nous avons tort devant l'Homme et devant Dieu, c'est clair. Perso, je suis évidemment tout à fait du côté de Carrère, c'est-à-dire de celui du fasciste repenti qui dit qu'il ne faut plus être fasciste comme Camus même si Camus est irréfutable. Car le Grand Remplacement est irréfutable. Le fascisme (ou ce que les belles âmes appellent fascisme : identité, terroir, clocher, Angélus, etc) est irréfutable - et devient une question, non pas de justice, grands dieux, mais de survie. La justice, ç'a toujours été la mort. Pour nous préserver, nous et notre putain de civilisation, il faut être injuste. En gros, il faut choisir entre le Christ ou Mozart.

Bonne messe !

 

Renaud Camus L’Appartement

réponse à Emmanuel Carrère

 

Lorsque est paru en français le recueil d’articles et de textes critiques d’Emmanuel Carrère, Il est avantageux d’avoir où aller, notre ami commun Alain Finkielkraut nous proposa, à lui et à moi, d’en discuter à la radio, puisque Carrère, dans son livre, critique énergiquement mes positions, par le truchement d’une lettre ouverte à moi adressée quelques années plus tôt [1. Le présent texte a été envoyé au journal italien La Verità le 21 mars 2017. Voici celui d’Emmanuel Carrère auquel il sert de réponse :]. Je connais Emmanuel Carrère depuis toujours, comme on dit. J’ai pour lui beaucoup d’affection et d’admiration. Mais j’ai trouvé un peu déloyal qu’il refuse ce débat public, alors qu’il est, à juste titre, l’enfant chéri des médias, adulé par eux et invité en tous lieux, sur la couverture de tous les magazines, tandis que je suis, moi, non sans raison non plus, d’ailleurs, leur bête noire, chassé de partout et privé de tout autre moyen d’expression, désormais, du moins en France, que mes livres autoédités. Pour une fois que j’aurais pu répondre, il me semble qu’il n’aurait pas dû m’en empêcher par sa dérobade.

Mais voici qu’à l’occasion de la publication de son livre en Italie, La Verità m’offre précisément l’occasion de le faire, répondre. J’aurais mauvaise grâce à refuser.

La lettre que m’adressait Carrère pour ma revue d’alors, et qu’il reprend dans son recueil, s’ordonnance toute entière autour du thème de l’appartement. On se croirait chez Leibnitz, dans la Théodicée :

« Là-dessus la déesse mena Théodore dans un des appartements : quand il y fut, ce n’était plus un appartement, c’était un monde,

solemque suum, sua sidera norat ».

Et en effet, l’appartement de Carrère, c’est le monde. C’est à la fois une métaphore du monde et un appartement bien réel, un bel appartement, dit-il, sis dans le Xe arrondissement de Paris.

Carrère a le courage bien rare de s’assumer bobo, “bourgeois bohème”, une des catégories sociales les plus universellement détestées en France, par ceux qui n’y appartiennent pas et par beaucoup de ceux qui y appartiennent. Carrère, presque seul, défend le bourgeois bohème, le bourgeois bohème à l’aise, bien installé dans la vie, libéral, progressiste, généreux, de gauche ou assimilé : le bourgeois bohème qu’il est dans son bel appartement clair, grand, lumineux, en plein ciel, et pas si cher qu’on pourrait le penser car situé dans un quartier déjà très largement livré à la “diversité”, selon le terme consacré. En 2011, donc, lorsqu’il m’écrit sa fameuse lettre, Carrère vit là avec sa femme et leurs deux enfants. Toutefois, déclare-t-il :

« Ce que je voulais dire, c’est que si demain un décret m’ordonnait de n’occuper plus avec ma famille qu’une pièce de ce bel appartement et de céder les autres à ces hordes de Kurdes ou d’Afghans qui campent dans la rue quatre étages plus bas, je trouverais ça éminemment désagréable, je chercherais à m’en aller et à m’organiser ailleurs, si c’est encore possible, une vie plus conforme à mes goûts, mais je n’arriverais pas à considérer la mesure qui me lèse comme injuste. »

On relèvera très en passant la belle inconscience de classe que témoigne Carrère, qui « chercherait à s’en aller et à s’organiser ailleurs », et qui sans aucun doute y parviendrait facilement, aussi longtemps du moins qu’il existe un ailleurs. Or c’est précisément ce que des millions de nos compatriotes ne peuvent pas faire, contraints qu’il sont, faute de moyens, de rester sur place et de devenir, sort effroyable, des étrangers dans leur propre pays, parmi des nouveaux venus de culture, de mœurs et de civilisation différentes, pas toujours amènes et faciles à vivre.

Mais passons, car il y a plus grave. Nous sommes ici au cœur de l’idéologie remplaciste, qui veut persuader les indigènes européens qu’ils ont le droit et la morale contre eux. Ils peuvent traîner un peu des pieds s’ils le veulent, mais ils savent bien, au fond d’eux-mêmes, que c’est leur devoir de laisser la place. Et pourquoi est-ce leur devoir ? Parce qu’ils sont moins nombreux. Si en bas, dans la rue, il y a une famille de dix-sept enfants, celle qui n’en a que deux doit lui abandonner son beau grand appartement si lumineux, ou du moins se terrer dans une seule pièce et tâcher de se faire oublier. Ce n’est pas seulement là le cœur de l’idéologie remplaciste, c’est aussi la description des moyens techniques, le mode d’emploi, de la substitution ethnique : ce que le poète Aimé Césaire a nommé très justement, à propos de la Martinique, et donc dans un tout autre contexte, le génocide par substitution. Je ne sais ce qu’il en est en Italie mais en France, du moins, la législation nataliste, destinée à l’origine à défendre l’existence du peuple français, s’est révélée à l’usage l’un des plus efficaces instruments du changement de peuple.

Avant celui des Européens, les autres génocides n’avaient pas inventé ce raffinement suprême : le consentement des victimes. J’ai désigné le remplacisme, l’idéologie de la substitution générale, comme le communisme du XXIe siècle. La légitimation, par les Européens mêmes, de leur propre effacement, c’est très exactement l’équivalent remplaciste de l’autocritique stalinienne. Le Grand Remplacement est un long procès stalinien, pendant les purges. Emmanuel Carrère nous explique pourquoi nous devons nous effacer, pourquoi nous sommes coupables d’exister et de prendre trop de place sur nos territoires de toujours.

« Je ne vois, dit Carrère, aucune raison pour que le petit Liré [le village de Du Bellay, le poète — disons Arquà Petrarca, ou Recanati… ] nous appartienne à nous plutôt qu’aux crève-la-faim du Soudan ».

Et pourquoi y auraient-ils autant de droits que nous, c’est-à-dire davantage, ces Soudanais, au séjour qu’ont bâti nos aïeux ? Parce qu’ils sont plus nombreux. Carrère, contrairement aux formes les plus coutumières de l’autocritique remplaciste, qui est en fait une haine de soi, n’invoque pas les crimes des Européens. Non, lui invoque la démographie. Ce qui fait, à l’en croire, que les Africains ont plus de droits que nous à notre bel appartement c’est qu’ils ont dix-sept enfants, ou sept, alors que nous en avons deux, ou pas du tout.

Or je tiens pour ma part que la terre n’en peut plus de l’homme, et les autres espèces non plus ; que l’explosion démographique est le plus grand danger qui menace la planète ; que toutes les politiques écologiques sont parfaitement vaines tant que l’augmentation de la population n’est pas maîtrisée ; que les vieux peuples européens, qui eux-mêmes n’ont jamais été si nombreux, témoignent une très grande et très profonde sagesse en pratiquant, en dépit des exhortations des démographes fous, une très raisonnable décroissance démographique ; tandis que la démographie africaine, elle, est une effroyable bombe à retardement.

Pour Carrère, cependant, c’est cette folie, cette totale irresponsabilité planétaire, la natalité incontrôlée, qui confère des droits. C’est parce qu’ils font plus d’enfants que les extra-Européens auraient le droit, selon lui, d’envahir le territoire des Européens et de s’installer comme chez eux dans leur bel appartement. En somme il encourage le vice et punit la vertu. Il rend l’irresponsabilité fondatrice de droits et la responsabilité facteur de mort, ou d’effacement.

Au passage, et très significativement, il abolit le droit de propriété, ce mal-aimé de la conscience juridique moderne. Les appartements, si on le suit, sont à ceux qui en ont le plus grand besoin. C’est encore un point commun entre le remplacisme global et le communisme. Ce qui s’est le mieux transmis de l’existence soviétique, aujourd’hui, en Europe occidentale, c’est la kommounalka, l’appartement collectif partagé, comme à Moscou ou Saint-Péterbourg au temps de Staline ou Brejnev. Seulement, en passant à l’ouest, la kommounalka s’est élargie à l’échelle d’un continent. Notre kommounalka à nous c’est le terrible vivre ensemble, la cohabitation forcée entre les peuples, dont la traduction la plus naturelle, inévitable, outre la tension permanente et le terrorisme, est l’état d’urgence.

Et que le droit de propriété soit dans la ligne de mire du remplacisme global, on s’en aperçoit un peu plus tous les jours, partout en Europe, avec les cas de plus en plus fréquents d’expulsion d’indigènes au profit des prétendus réfugiés et les réquisitions à leur avantage d’appartements inoccupés. C’est l’occasion de nous souvenir que le droit de propriété, malgré sa mauvaise presse, a toujours été considéré comme un élément constitutif de la civilisation, de la liberté et même des droits de l’homme — et cela pour les peuples aussi bien que pour les individus. Il est parfaitement logique que les idéologies de l’homme remplaçable et des peuples interchangeables viennent buter sur lui et veuillent le réduire, en finir avec lui, car il est un obstacle, comme les races, comme les classes, comme les sexes, comme les générations, comme les niveaux de langage et de culture, comme les noms [2. Cf. La Civilisation des prénoms, Chez l’auteur, 2014], comme les formes et les justes distances, à la production industrielle de la MHI, la Matière Humaine Indifférenciée.

 

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8 - "somehow, anyhow"

L'affaire est donc entendue. Emmanuel Carrère est un bobo de la pire espèce. Le comble, c'est qu'il le reconnait aisément lui-même, prenant le risque de jouer au petit malin - ".... et moi qui en suis un [de bobo], un vrai, à mettre sous verre au pavillon de Sèvres, je prendrais volontiers sa défense - et par la même occasion du "politiquement correct", si décrié aussi et que personne n'accepte d'incarner." (Toujours dans la lettre à Renaud Camus.)

Et c'est vrai que dans le "royaume du lisse", tout paraît épouvantablement bien pensant : "dénonciation des excès de l'ultralibéralisme, tiers-mondisme sincère, compassion pour les migrants et plus généralement pour les dérives comportementales et langagières des jeunes générations, etc. ; et ce, depuis une position socio-économique et culturelle privilégiée, tout y est - jusqu'à la mauvaise conscience de l'intellectuel progressiste." (Frank Wagner, Emmanuel Carrère - Bon chic mauvais genre). Le privilégié qui se torture avec la nuit du quatre août, la droite ne pardonne pas, ça. Pire, depuis Le Royaume, Carrère apparaît comme le chrétien de gauche typique, le catho qui n'a pas vraiment la foi mais qui compense par la charité sociale et la morale ouverte - sans compter ce narcissisme qui lui fait ne jamais apparaître assez bien à ses propres yeux, le pauvre chou. Carrère ou la mauvaise conscience à l'oeuvre et qui va taper à la porte de l'ennemi comme un témoin de Jéhovah - "bonjour, avez-vous l'Adversaire en vous et vous paluchez-vous sur les lesbiennes de Youporn comme moi ?"

C'est pourtant cette propension à scruter les âmes (et quelles !) qui le rend si attachant et si important en tant qu'écrivain. On dirait même que tout ce gauchisme n'est qu'une couverture afin de mener tranquillement ses enquêtes border line. Un gauchisme bcbg en tous cas qui, s'il horripile le droitard droit dans ses bottes, ne gêne ni Michel Houellebecq avec qui il a un dialogue passionnant de collectif en collectif (j'y reviendrai dans les jours à venir) ni Michel Déon qui salua ses premiers livres et lui dit avoir eu une nuit blanche en lisant Un Roman russe ("Cher Emmanuel, je ne sais quoi vous dire. J'ai passé deux jours uniquement avec vous, ne vous quittant que pour marcher dans la forêt avec mon chien, poursuivi par votre livre. Ma dernière nuit a été blanche. VOUS ETIEZ TROP PRES (...) Il me semble que si vous aviez été là, je vous aurais serré dans mes bras et embrassé."). Je crois qu'on n'a jamais dit mieux à propos de l'auteur de D'autres vies que la mienne : Carrère est trop près. Il s'approprie ses lecteurs comme ses personnages - un peu comme Houellebecq, Cioran, Pessoa, et avant eux le Rousseau des Confessions, tous ces dépressifs vampiriques qui nous font un bien fou, du moins si on se laisse faire (car si on ne se laisse pas faire, c'est foutu. Le lecteur qui ne se laisse pas faire n'est pas un lecteur. Le lecteur résistant est un anti-lecteur. La lecture a toujours été une question de collaboration et d'allégeance.)

Ausculpteur doublé d'un analyste, Carrère s'insère dans nos manques et nos rêves et nous montre les uns par rapport aux autres - ce qu'il fait lui-même avec ses modèles (Limonov, Saint Luc) ou ses repoussoirs (Romand, les victimes du tsunami en Thaïlande - au sens très lucrécien du "cela aurait pu être moi, cela a été eux". Carrère est en effet toujours sur la bonne rive de laquelle on voit sombrer les bateaux dans la tempête). Surtout, il saisit la "façon" des uns et des autres et imprime la "version" de nos vies que nous aurions voulu vivre - ou pas. Il fait effraction dans le réel autant que dans nos êtres.

Ô joie des affinités ! Dans un texte de notre collectif, il fait appel à Clément Rosset (un de mes maîtres !) qui lui même fait appel à Malcolm Lowry (un de mes fétiches) pour expliquer ce qui n'est rien moins que sa vertu littéraire.

« Je pense à une page lumineuse de Clément Rosset, analysant une phrase de Malcolm Lowry. Le Consul, héros d'Au-dessous du volcan, ivre comme à son habitude, marche d'un pas à la fois incertain et assuré au bras de son ex-femme Yvonne. "D'une certaine façon, de toutes façons (écrit Lowry), ils allaient leur chemin". En anglais : "somehow, anyhow, they moved on." Dans cette phrase anodine, Rosset découvre "un très profond paradoxe, qui n'intéresse pas seulement la façon dont marchent les hommes, qu'ils soient ivrognes ou non, mais concerne le sort de toutes choses au monde (...) Il n'est pas de n'importe quelle façon (anyhow) qui ne débouche sur une certaine façon (somehow), c'est-à-dire précisément sur quelque chose qui n'est pas du tout n'importe quoi, n'importe quelle façon, mais au contraire cette réalité-là et nulle autre, cette façon qu'elle a d'être et aucune autre façon. Aucun aléa ne protégera l'aléatoire de la nécessité où il est de venir à l'existence sous forme de ceci, de rien d'autre que ceci. »

Ceci comme ceci. Cela comme cela. Pour Rosset, comme pour Carrère, le réel est tautologique et la vie, hasard nécessaire, clinamen déterministe. Ce n'est pas que je sois déterminé à l'avance ou prédestiné selon la volonté d'un dieu discriminant (hypothèse protestante), non, je suis le résultat d'un coup de dés, d'une explosion d'atomes, d'une rencontre de flux, de forces et de faiblesses, au petit bonheur la chance, mais une fois que je suis fait, je suis fait. Je peux alors rêver tout mon saoul d'un autre être ou d'une autre vie, je serais condamné à être embarqué dans celui-ci ou celle-là. C'est à ce moment-là que je peux décider d'en faire quelque chose d'intéressant - ou pas. La seule parabole qui tienne (non, je plaisante, toutes les paraboles tiennent, mais celle-ci me parle beaucoup, sans doute parce qu'elle me sauve de mon nihilisme) a toujours été celle des talents. "Qu'as-tu fait de ton talent, connard ?". Gâcher son talent est le péché irrémissible (autant que se mentir à soi-même, ce qui d'ailleurs revient au même.) Vivons, écrivons, soyons le roman de notre vie mais pas le Romand.

Gabriel N. - Texte très intéressant, comme c'est souvent le cas chez vous, Pierre Cormary, mais qui ne me convainc pas du tout. Sans doute parce que je ne partage pas la philosophie (anti-)métaphysique de Clément Rosset, et que la théorie du clinamen déterministe me paraît trop brillamment contradictoire pour ne pas être ce qu'on appelle au poker un coup de bluff. Et du reste, quitte à rivaliser d'admiration pour les écrivains officiels de la bourgeoisie progressiste, osons dire que Victor Hugo reste un lecteur beaucoup plus sûr de Lucrèce que Rosset et le mari d'Hélène Devynck. Si notre naissance au monde est une production de l'aléatoire, alors il n'y a aucune nécessité à devenir ou à être ceci plutôt que cela. Ne serait-ce que parce que l'attraction des forces et l'impermanence des flux qui composent la nature peuvent faire bifurquer notre fragile individualité à tout moment dans un sens ou dans l'autre (Jean Cocteau a écrit là-dessus, dans La Difficulté d'être, des pages décisives dont je doute qu'on puisse trouver l'équivalent chez Carrère). Le hasard nécessaire, c'est l'artifice oxymorique et conceptuel qui permet de donner un grand air philosophique au fatalisme moral à quoi se résout la plupart du temps, depuis le milieu du siècle précédent, le credo fondamental qui est celui de la bourgeoisie modérée et progressiste (dans le temps, on appelait ça philosophie de l'Absurde, avec un a majuscule). En cela, il n'y a pas contradiction entre les moeurs et les convictions bourgeoises-bohèmes de Carrère et son art romanesque : l'un colle parfaitement avec l'autre. Au fond, ce n'est jamais, semble-t-il, que le petit-fils d'Albert Camus, en plus timide ou plus mondain : son teint falot et ses rêves de dépossession onirique lui interdisent de s'exposer au grand soleil de Tipasa ou de Lourmarin. L'idée d'un réel tautologique ouvert à la griserie un peu sordide de tous les fantasmes individuels, c'est encore plus anti-littéraire que le matérialisme dialectique, finalement. Et cela plaît beaucoup à la bourgeoisie de la gauche libérale parce que, comme vous le dites très bien, cela lui permet de contempler sur le bon côté de la rive, avec juste ce qu'il faut de distance et de désintérêt égoïste, le spectacle des navires qui s'échouent sans se sentir obligée d'en sauver quoi que ce soit. La remarque, d'ailleurs, vaut aussi pour Houellebecq. Soumissions.

 Pierre Cormary C'est que vous êtes un vrai positiviste, Gabriel Nerciat, pétri de libéralisme responsable et d'optimisme moral (tout ce que je déteste ;) ).

"Si notre naissance au monde est une production de l'aléatoire, alors il n'y a aucune nécessité à devenir ou à être ceci plutôt que cela", écrivez-vous. Ben si, la nécessité, c'est ce que l'on est dès que l'on est. Ce n'est pas une prédétermination, mais une simple détermination, un agrégat qui est là, qui est moi et que je peux faire fructifier comme je veux - et qui d'ailleurs N'EST PAS DU TOUT EN OPPOSITION AVEC UNE FOI EN UN DIEU D'AMOUR. Dieu m'a fait ainsi (ou m'a laissé faire ainsi) et la seule chose que je peux faire, que je dois faire est... de faire avec, si j'ose dire. Ma seule liberté, ma seule morale, mon seul salut est de devenir ce que je suis - de faire au mieux avec mes tares et mes talents.

Alors oui, c'est sans doute du fatalisme - mais le fatalisme, ce n'est simplement pas le credo de la bourgeoise décadente qui date du XIXème siècle, c'est aussi l'une des plus vieilles sagesses du monde. C'est le Inch’ Allah musulman, le Let it be autant lennonien que taoïste, et par-dessus tout l'AMOR FATI grec qui me semble être la sagesse insurpassable de l'humanité. Car la question est toujours la même : comment admettre le tragique ?

Et c'est pourquoi il y a un mot épouvantable, car totalement contradictoire ici, dans votre commentaire qui est celui d'"antilittéraire".

"L'idée d'un réel tautologique ouvert à la griserie un peu sordide de tous les fantasmes individuels, c'est encore plus antilittéraire que le matérialisme dialectique, finalement" - d'une part, le matérialisme antique n'est certainement pas dialectique, d'autre part, s'il y a bien un lieu littéraire par excellence, c'est celui du tragique et qui ici se confond avec le tautologique : la mort et la souffrance arrivent quoiqu'on fasse. Et ce n'est pas un socialiste du XIXème qui dit ça mais Sophocle, Euripide et Eschyle. Le tragique, dans son acceptation originelle (ce qui arrive inéluctablement), c'est précisément ce dont s'occupe la littérature. Et du reste, la philosophie :

"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent", chante Lucrèce (qui n'est pas un intellectuel de gauche) au début du livre deux de sa Nature des choses. On ne dira jamais mieux.

En fait, notre différence, c'est que vous êtes de la droite dure, active, optimiste, libérale (donc aussi un peu de gauche - à votre manière, vous voulez changer le monde), alors que moi je suis de la droite passive, contemplative, approbative, indulgente, et qui pense que tout est foutu depuis longtemps (depuis le régicide de 93 pour dire la vérité), ou plus exactement que jamais mes idéaux politiques (quand j'en avais ha ha) ne seront à mon image, et que la seule chose qu'il me reste, c'est cultiver mon jardin, lire Schopenhauer (et récemment Fénelon, ma grande découverte de cette rentrée), fumer mon cigare) et osciller entre Eric Zemmour et Emmanuel Macron pour faire chier tout le monde.

Et aussi entre Renaud Camus et Emmanuel Carrère, Maurice Barrès et Raymond Aron, Louis de Bonald et Tocqueville - comme mon maître absolu depuis cinq ans, François-René.

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9 - Suave, mari magno

Début de L'Adversaire :

"Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j'assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l'école de Gabriel, notre fils aîné."

Début de D'autres vies que la mienne :

"La nuit d'avant la vague, je me rappelle qu'Hélène et moi avons parlé de nous séparer."

D'un côté la catastrophe, de l'autre le quotidien. Là-bas, l'apocalypse, ici, "la vie normale". Et avec cette idée toute lucrécienne que grâce à Dieu (grâce aux dieux), nous avons été épargnés.

"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent", chante Lucrèce au début du livre deux de sa Nature des choses.

Début du Roman russe :

"Le train roule, c'est la nuit, je fais l'amour avec Sophie sur la couchette et c'est bien elle." Sous-entendu, je ne rêve pas d'une autre femme en faisant l'amour à celle-ci. Preuve que je l'aime vraiment, cette connasse. Qu'elle m'excite intérieurement et extérieurement. Cela doit être cela le bonheur, quand tout s'emboite, de l'âme au corps, de l'image à la chair, quand les trois "c" vont de concert, couilles, coeur, cerveau.

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Mais c'est d'un autre "c" dont je voulais parler aujourd'hui. C comme cancer.

En relisant D'autres vies que la mienne (sans doute le plus beau livre de littérature française contemporaine que j'ai lu de ma vie), je tombe sur ces pages inouïes dans lesquelles Carrère parle du cancer (et du lymphome de Hodgkin, "le mien", si j'ose dire, celui qui me toucha en 2016 et qu'une chimiothérapie soigna fort excellemment et me fit passer une de mes plus belles années) et que j'avais à l'époque d'avant "le mien", en 2012, souligné et annoté d'abondance. J'étais, bien avant de le vérifier avec mes propres ganglions, en osmose avec ce que disait Carrère du cancer - que celui-ci pouvait être... désirable. Le terme est un peu rude et même scandaleux (d'ailleurs pas utilisé par Carrère mais par moi.) Mais il veut bien dire ce qu'il veut dire. Le cancer est une façon de légitimer son être, ou plus exactement de le déculpabiliser. Enfin quelque chose dont je ne suis pas coupable. Enfin une souffrance innocente ! Il est vrai qu'avec le Hodgkin, cancer indolore et fort soignable, on a tout bénef : une maladie mortelle dont on se sort neuf fois sur dix (et qui n'a rien à voir avec celles du pancréas ou des os, autrement plus graves et douloureuses).

Non, le truc, c'est qu'avec un cancer aussi avantageux que le Hodgkin, on peut enfin se supporter, se légitimer. Car comme le dit Pierre Cazenave cité par Carrère, le cancer, c'est l'identité. Au fond, on l'a toujours eu. Il n'attendait qu'à s'exprimer comme une libido morbide. Et c'est l'un des drames de Jean-Claude Romand de ne pas avoir été cancéreux lui aussi et de s'être inventé un temps son propre Hodgkin (sacré Jean-Claude !)

Pour Cazenave, c'est clair : bien souvent, "le malade accueille sa maladie, non comme une catastrophe accidentelle, mais comme une vérité qui le concerne intimement, une conséquence obscure de son histoire, l'expression ultime de son malheur et de son désarroi face à la vie." Le cancer n'est pas plus injuste que la vie - il n'en est qu'un mime efficace et spectaculaire. Celui qui au contraire trouvera cela injuste, ce sera le vertueux, le méritant, le rétributif, le bien construit, le dur viril qui croit à la liberté et aux responsabilités - et qui au fond considère les cancéreux comme des coupables, des faibles. "Il n'avait qu'à pas vivre comme ça !" Le bien construit qu'il est ne peut comprendre qu'il y a des mal construits, des gens "dont le narcissisme primaire n'a pas été construit" et dont "une faille profonde entaille le plus ancien noyau de la personnalité." Pour ceux-là, le cancer a commencé il y a bien longtemps - et le plus souvent, en famille. Freud, ce bienfaiteur de l'humanité, a été le cancérologue des filiations et de ce point de vue-là on lui rendra grâce à jamais. Et c'est pourquoi le cancer, continue Cazenave, peut être "la chance ultime d'exister vraiment" - et quand on a la chance de s'en sortir, c'est Byzance pour le reste de la vie.

Céline ne disait pas autre chose : "c'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que ça, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir." Et encore : "La pire défaite en tout, c'est d'oublier, et surtout ce qui a fait crever." Ce qui ne veut pas dire sombrer dans le ressentiment. Non, il faut à la fois ne pas oublier et tenter d'être heureux. Avoir le mal en tête et s'essayer au bien malgré tout (ou mieux de vivre le bien). Approuver le tragique sans en rajouter. Amor fati, encore une fois.

C'est Gabriel N qui va encore être content, tiens...

Gabriel Nerciat Ah, en effet, Pierre Cormary, vous avez deviné que cette vieille maxime stoïcienne, détournée par Nietzsche de façon un peu acrobatique dans la dernière partie de son oeuvre, est de celles qui m'agacent au plus haut point. :) Amor fati, amor fati, je ne sais pas si c'est ce qui aide à vaincre ou à accepter le cancer (peut-être après tout ; mon père qui en est mort bien avant de devenir vieux, alors qu'il n'avait jamais été malade de sa vie, l'a accepté avec une résignation dont je n'aurais sans doute pas été capable), mais je suis certain que c'est le contraire de l'amour de Dieu ou de la foi en un Dieu d'amour. Parce que le seul justement qui pourrait à la limite aimer totalement le destin, c'est Dieu lui-même - et encore seulement si l'on admet que c'est lui seul qui en tisse la trame et qu'il en connaît rigoureusement l'issue (ce qui n'est pas du tout certain) ; pas nous, qui le subissons la plupart du temps sans vraiment le comprendre. Ce n'est pas exactement la leçon des tragiques grecs, encore moins celle d'Homère : Ulysse accepte son destin, par piété et humanité, mais il ne l'aime pas. Et imperceptiblement, par ruse et par chance, il arrive plus ou moins à le modifier quelque peu. "La nécessité, c'est que l'on est dès que l'on est", dites-vous. Non, justement : la nécessité, même pondérée par une part de hasard, c'est - comme l'a très bien vu Diderot - une croyance abusive de civilisé, selon laquelle nous sommes ce que nous sommes parce que des lois implacables veulent que nous soyons ainsi. C'est réduire la Création cosmique et immanente à un emboîtement de processus sans alternative ni altérité. Or je persiste : c'est le contraire du clinamen de Lucrèce - qui n'est pas stoïcien -, et la négation de toute vérité dialectique ; Marx - le jeune - reste un meilleur lecteur du De natura rerum que Carrère (si je suis un libéral positiviste, alors vous êtes un néo-althussérien, mon cher, ;) ). Ce n'est pas une question de responsabilité ou de dureté morale ; c'est tout simplement que, dans ce que nous sommes et dans ce que nous devenons, l'incertain, l'aléatoire est presque toujours le plus important. Laissons Freud croire que le désir adolescent qu'il éprouvait pour sa belle-mère et le ressentiment qu'il en nourrissait à l'encontre de son père n'étaient que les incidences d'une loi naturelle inflexible et universelle, ou bien - encore plus risible - les conséquences aberrantes des remords des fils de la horde parricide. Nous, nous savons que ce n'est pas vrai - et peut-être que si Zweig n'avait pas autant admiré l'oeuvre du docteur viennois, il aurait pu écrire de bien meilleurs romans ; lorsque je dis que c'est antilittéraire, cela signifie que le grand art du roman occidental consiste à déjouer l'illusion de la nécessité, même si c'est effectivement, surtout face au malheur ou à la mort, une illusion vitale (la liberté suprême, musicale et romanesque, que conquiert Julien Sorel, comme Fabrice Del Dongo dans la tour Farnèse, c'est bien sûr l'amour improbable de Madame de Rênal mais c'est aussi la délivrance du destin qu'il cherchait à maîtriser pour guérir des humiliations de son enfance, et dont il découvre alors qu'il n'était pas lui). Le laisser-faire des taoïstes, lui, c'est l'apprentissage de l'effacement individuel devant les combinaisons primordiales et sexuées qui inscrivent la trace de l'infini dans la nature ; ce n'est pas du tout l'acceptation heureuse d'une loi nécessaire (le Tao ne veut rien, précise Lao Tseu, il est tel un enfant qui joue), ni apprendre à "devenir ce que l'on est" (ce serait plutôt, pour le coup, l'oublier radicalement, au rebours du ressentiment célinien). Je ne crois pas non plus, par ailleurs, que la mélancolie soit un péché - d'ailleurs le Christ l'éprouve aussi à Gethsémani ; mais en revanche elle peut très vite devenir le pire des artifices littéraires, même lorsqu'elle est sincère. Il y a et il y aura toujours une part inatteignable de la vie qui nous échappe, mais l'acédie n'est pas plus un luxe que l'hédonisme n'est un devoir. Et s'il n'est pas lui aussi quelque peu aléatoire, le bonheur finalement ne compte pour rien ; ce n'est pour le coup qu'une heureuse disposition de la nature. Seule la midinette croit sérieusement qu'elle porte en elle depuis sa naissance l'amour de son bellâtre, et il faut avoir vu de près le cadavre d'un proche cancéreux atteint dans la force de l'âge pour ne jamais se risquer à penser que la cause de sa mort ait pu se trouver en lui. Le reste n'est que puritanisme hygiénique (le grand défaut de Céline) ou bien indulgence de bourgeois gidien, ou bohème, pour l'attrait du mal.

Pierre Cormary Gabriel Nerciat, parfois je n'arrive pas à comprendre tout ce que vous dites tant justement c'est vous, je trouve, qui faites l'acrobate. L'Amor Fati coule de source, me semble-t-il, des Stoïciens à Nietzsche, voire d'un certain hindouisme à Fénelon (qui serait lui plus proche d'un Amor Déi - il faut aimer Dieu même si Dieu me fait des misères). C'est une sagesse des siècles et des siècles d'approbation ou au moins d'abnégation - de résignation mystique (comme ce fut sans doute celle de votre père) qui en effet est le contraire d'une philosophie de l'action positive (qu'elle soit réformiste ou révolutionnaire à gauche, ou libérale et conquérante à droite) et sans doute de la providence divine. Il ne s'agit pas de dire "chouette, le tragique ! vive la mort, la maladie, les guerres et les accidents !" mais de savoir que tout peut nous arriver en cette vie, et de la manière la plus injuste qui soit, et que la meilleure chose que nous avons à faire est de nous y préparer. Accepter la douleur pour mieux la supporter et, si l'on est croyant, s'en remettre à Dieu qui a certainement ses raisons même si elles nous échappent quelque peu. A moins que l'on ne puisse ruser avec Dieu ou les dieux, et cela c'est Ulysse, un personnage quelque peu diabolique qui joue les dieux les uns contre les autres - en plus d'user de sa force et de son intelligence. Un Prométhée qui ne vole le feu que pour lui, pourrait-on dire.

- "....la nécessité, même pondérée par une part de hasard, c'est - comme l'a très bien vu Diderot - une croyance abusive de civilisé", écrivez-vous. Il me semble au contraire, et n'en déplaise à Diderot (vous citez Diderot, vous, l'archétype du bobo des Lumières ?) que la nécessité est la croyance des primitifs, des antiques, des tradi, des bochimans - et pas du tout des européens qui, encore une fois, croient à l'action, au sens de l'histoire, aux responsabilités individuelles et gna gna gna. Le credo européen de Saint Paul à Hegel, ou de Prométhée à Judith Butler, a toujours été eschatologique, progressiste, transformiste. Plus on est "civilisé", plus on croit à la liberté et à l'autonomie totales de l'individu. Moins on l'est, plus on croit aux dieux, aux entités, aux forces qui nous submergent - et au vouloir vivre pur et dur. Dans notre dialogue, c'est vous le civilisé et c'est moi le barbare.

Lucrèce n'est certes pas stoïcien, il est épicurien. Et il y a chez les épicuriens ce même Amor Fati qui vous irrite, quoique sur un mode plus cool, moins héroïque. Dans tous les cas, aucune dialectique chez les uns et les autres. La vérité est réalité tautologique encore une fois.

- Quant à "l'incertain et à l'aléatoire", je les admets totalement mais ils ne remettent pas du tout en cause la nécessité des êtres. Pour le faire vite, les êtres ont une constitution nécessaire mais leurs rencontres est hasardeuse - et c'est grâce à ce hasard qu'ils découvrent ce qu'ils sont et de quoi ils sont capables. L'épreuve révèle ce que nous avons dans le ventre mais le ventre est bien là. Par exemple, l'amour. J'ai l'impression d'en être dénué mais paf, je tombe sur une femme qui me le révèle. Je me crois très lâche et finalement dans cette circonstance j'aurais été plutôt courageux. Ou le contraire. Parce que fondamentalement, je ne suis pas au courant de ma nécessité. Je la découvre au fur et à mesure que je grandis et que je fais des expériences. C'est d'ailleurs le processus des héros stendhaliens. Fabrice est à Waterloo et "il n'y comprenait rien du tout". On n'y comprend rien du tout au début et après on se rend compte qu'on est tel.

- Sinon, Freud a raison sur tout, bien sûr, et les lois qu'il découvre sont en effet universelles (ou du moins occidentales - mais j'ai tendance à confondre les deux mots en bon européen civilisateur) car mythiques. Oedipe n'est pas un cas isolé. Achille non plus. Mars et Vénus encore moins. Nous ne sommes pas que des cas singuliers mais aussi des généralités reproductibles. Vouloir vivre, encore. Désir originel. Le complexe d'Oedipe est même la première névrose de l'humanité, voire la Vénus de Willendorf ou la Dame de Saint-Sernin. Eh oui, la famille est une histoire d'inceste et de parricide, symbolique ou non.

- "...lorsque je dis que c'est antilittéraire, cela signifie que le grand art du roman occidental consiste à déjouer l'illusion de la nécessité, même si c'est effectivement, surtout face au malheur ou à la mort"-------> Je dirai exactement le contraire et je crois que tous les romanciers sans exception seront derrière moi (sauf Sartre peut-être) : le grand art du roman occidental consiste à déjouer l'illusion de la liberté. Et c'est d'ailleurs pour cela que tant de gens (penseurs, politiques, religieux, et parents d'élèves, platoniciens, rousseauistes) se sont méfiés du roman car le roman ment, abrutit, aliène, détourne de l'action positive - y compris Cervantès. L'illusion de Don Quichotte, c'est de se croire libre de changer le monde, agent providentiel de Dieu qui va faire le bien, alors qu'il ne changera rien, s'illusionnera sur tout, et même fera parfois le mal - ou plus exactement le suscitera.

- Oui, le Tao comme enfant qui joue, qui découvre les forces et les faiblesses des uns et des autres et d'abord de lui-même, qui veut savoir comment ça marche, qui découvre souvent dans les pleurs les nécessités contrariantes de la vie. Après, soit il les accepte, soit il se révolte.

- "et il faut avoir vu de près le cadavre d'un proche cancéreux atteint dans la force de l'âge pour ne jamais se risquer à penser que la cause de sa mort ait pu se trouver en lui."--------------> Il n'est pas sûr que le regard du proche sur le cancéreux soit le bon. D'ailleurs, quand on est cancéreux, il faut prendre en charge ses proches, "leur expliquer" les choses. Très pénible.

- "indulgence de bourgeois gidien"-----------> C'est bien possible après tout. J'ai toujours préféré l'indulgence à l'amour ou à la bonté, ces choses qui torturent. Oui, je sais, attrait du mal.

Gabriel Nerciat Non, non, non, non, non, je ne me laisse pas traiter de civilisé comme ça, moi, mon cher Pierre. ;) Il me semble que vous amalgamez des choses très différentes : pour le dire vite, d'un côté la nécessité des stoïciens ou tout aussi bien celle de Spinoza (quand je dis que Nietzsche la récupère de façon acrobatique, c'est qu'en fait il n'y croit guère parce qu'il n'a rien de stoïcien et qu'il sait très bien que presque tout dans la nature relève de la pure contingence ; Amor Fati pour lui est un pari au sens de Pascal, nécessaire pour rendre crédible l'avènement possible du Surhumain) et de l'autre ce qu'on peut appeler le destin au sens large, l'idée effectivement très archaïque et foncièrement païenne selon laquelle des dieux ou des puissances exercent leur souveraineté et leur efficace sur nous. Ce n'est pas du tout la même chose : chez les stoïciens, chez les bouddhistes (du Petit Véhicule, en tout cas), chez Spinoza, chez Jacques Monod, chez les moralistes et les savants MODERNES, la nécessité n'est pas l'expression d'un destin ou d'une puissance : c'est la modélisation d'une loi ; une loi qui fonctionne - le verbe est décisif, c'est un processus causal quasi automatique - en terme de causes et d'effets universels ou localisés. Le barbare, le primitif, le tradi ne raisonnent pas ainsi, non plus d'ailleurs que l'hindou qui croit en ce que les Upanishad appellent la "puissance non-agissante" de Vishnou : la puissance dont ils éprouvent la fascination n'est pas une cause ni la manifestation d'une loi, c'est une présence ou une force d'origine invisible dont les sentiments et les actes qu'elle suscite demeurent totalement aléatoires, ou à tout le moins variables en fonction des lieux et des sujets sur lesquels elle s'exerce. Le vouloir-vivre en somme n'est pas un, il se diffracte et parfois se renie (c'est à mon sens sur ce point que Schopenhauer a commis sa plus grande erreur, celle qui est propre au fond à tous les systèmes monistes, non dialectiques). Surtout, la fin n'est pas rigoureusement écrite à l'avance, non plus que le tempérament des individus - ou si elle l'est, c'est de façon beaucoup trop vague pour pouvoir être connue de façon "claire et distincte" ; c'est pourquoi la langue apollinienne des oracles est souvent "sibylline" et énigmatique. Vous citez Sartre, mais Sartre était bien plus stoïcien qu'il ne voulait le faire croire (Jacques Laurent l'a excellemment charrié sur ce point avec sa blague hilarante sur l'impératif catégorique et l'éclair au chocolat). Quant à Diderot, c'est un libertin et un sceptique, mais le contraire d'un bo-bo - enfin sauf quand il verse dans le pur combat idéologique, évidemment, comme dans La Religieuse. Il sait très bien que le Neveu de Rameau est un monstre, mais c'est un monstre qu'il ne peut pas s'empêcher d'aimer, d'abord parce qu'il est génial mais ensuite et surtout parce qu'il est, de part en part, sans aucune nécessité. La liberté des métamorphoses, par laquelle le destin se manifeste en nous de façon vibratoire et parfois ouvertement divine, n'a rien à voir avec le progressisme ou les épaisses théodicées de la volonté. A mon tour de vous apprendre que vous êtes un peu de gauche, cher ami (ou "en même temps" de gauche et de droite, comme votre jeune roi déchu) : ce sont les progressistes qui veulent nous persuader qu'il y a une nécessité univoque et contraignante à l'oeuvre dans l'Histoire - mais tout aussi bien dans les variations du climat ou l'émancipation des moeurs. Bernique. Et la liberté de l'individu-propriétaire (libéralisme de droite) n'est pas du tout la même chose que la dure volonté d'autonomie de l'individu émancipé par les Lumières de la science (libéralisme de gauche ou progressiste). Seule la seconde requiert le culte de la nécessité, ou ce que l'athée rationaliste Spinoza appelait "l'amour intellectuel de Dieu" : je deviens libre parce que les lois de la science galiléenne me permettent d'araser la nature et de reconstruire le monde en me croyant l'égal de lui. D'ailleurs, les procès en sorcellerie que la gauche sectaire nous assènent tous les jours montrent bien que le déterminisme le plus radical (c'est la nécessité qui fait de moi un homosexuel ou un prolétaire) et la revendication révolutionnaire ou messianique ("L'Histoire n'est pas notre code", "I had a dream", etc.) cohabitent très bien de concert. En fait, la vie n'a rien de nécessaire ; c'est un don transmis et purement contingent ou alors ce n'est rien (Sa Majesté le Hasard, ironisait Marx pour désigner la philosophie de l'Histoire du Hegel monarchiste et conservateur des années 1820). Sur Freud et sa mythologie oedipienne, si vous voulez bien, ce sera pour une autre fois. :)

 Pierre Cormary Oui, alors, beaucoup de choses :

- c'est vrai que j'ai tendance à amalgamer matérialisme pur et Amor Fati, atomisme et destin, clinamen et nature, mais après tout Epicure et Lucrèce aussi. Et cela sans transcendance, ni morale, ni surtout dialectique. En ce sens, et je le découvre, je suis bien épicurien : les dieux existent peut-être mais se foutent de nous, la nécessité est le résultat du hasard et la seule sagesse est de s'agencer aux choses. Alors que vous êtes assurément stoïcien. Et réservez-vous l'Amor Fati à eux seuls - alors que la récupération par Nietzsche me semble aller de soi. Oui, en effet, l'Amor Fati est chez lui une sorte de pari pascalien. Mais à mes yeux, ce n'est pas une contradiction majeure. Il y a une ligne évidente entre les atomistes, Spinoza et Nietzsche.

- Mais la vraie différence entre nous concerne la nécessité. Pour moi, comme je le disais, elle est le résultat du hasard (une fois que c'est fait, c'est fait - ligne Monod, quoi ?) Elle est ce qu'elle est mais ne saurait être, tout comme la matière, dialectique - et c'est d'ailleurs pour cela que j'ai toujours supposé que Marx avait trahi Démocrite. Le matérialisme dialectique est un oxymore pour moi (du moins ce que j'en connais), pour le coup, une acrobatie rhétorique qui me dépasse. Car non, la matière, c'est la matière, on ne saurait la récupérer et encore moins lui donner un sens.

- De même, je n'ai jamais compris pourquoi Spinoza pouvait être lu (comme Nietzsche) par des gens de gauche. Mais grâce à vous, je viens de le comprendre. La nécessité n'est pas pour eux un agrégat, comme ça, complètement amoral, avec lequel il faut s'arranger au mieux (perception de droite, si j'ose dire), non, c'est un processus qui peut se comprendre en effet comme eschatologique, social et politique. La nécessité devient alors un sens de l'histoire.

Mais bon, c'est toujours la même chose : un concept donne deux directions différentes. Spinoza annonce Hegel mais il annonce aussi Nietzsche. La nécessité comme raison dans l'histoire chez l'un, comme volonté de puissance chez l'autre. L'atomisme comme matérialisme enchanté chez Lucrèce et comme dialectique chez Marx. Etc. Il s'agit toujours de savoir si l'on fait d'une idée une théodicée - chrétienne ou marxiste ! On se dispute le sens du sens des choses : miséricordieux ? communiste ? libéral ? apocalyptique ?

- Et on est tous dans la contradiction. Mon atomisme primitif ne m'empêche pas d'être chrétien (si tant est, "tenté", que je le sois). Je peux voir dans la Genèse le Vouloir vivre à l'oeuvre. Dieu et le destin peuvent se confondre, du moins comme dans une éclipse, soleil et lune sur la même ligne.

- Et si je suis un peu "de gauche" (brrrr), c'est parce que je ne suis pas de la droite psychorigide, dogmatique, spartiate, vertueuse, qui croit au mérite, au travail, à toutes ces conneries, qu'on est tous libres et égaux, tous ultra-responsables, non, ce n'est pas vrai, là-dessus, je suis Carrère, on n'est pas tous libres et égaux au même niveau. Dieu sait que je ne fais pas du social l'alpha et l'omega des choses mais à un moment donné, le social existe. Et qu'il vaut mieux être né riche et beau que pauvre et laid, etc.

- Et en effet, je crois à Freud. Je crois à l'inconscient, aux pulsions, aux rêves, aux réalités archaïques, mythiques, bibliques et vous savez quoi ? Freud est le dernier patriarche, c'est clair.

 

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10 -  Hodgkin

"Alors, bien sûr, je ne crois pas que tous les cancers s'expliquent ainsi, mais je crois qu'il y a des gens dont le noyau est fissuré pratiquement depuis l'origine, qui malgré tous leurs efforts, leur courage, leur bonne volonté, ne peuvent pas vivre vraiment, et qu'une des façons dont la vie, QUI VEUT VIVRE [si ce n'est pas schopenhaurien, ça, Gabriel N. !!!], se fraie un chemin en eux, cela peut-être la maladie, et pas n'importe quelle maladie : le cancer. C'est parce que je crois cela que je suis tellement choqué par les gens qui vous disent qu'on est libre, que le bonheur se décide, que c'est un choix moral. Les professeurs d'allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d'accord, c'est un péché, c'est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n'arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c'est comme entre les pauvres et les riches, c'est comme la lutte des classes, on sait qu'il y a des pauvres qui s'en sortent mais la plupart, non, ne s'en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c'est comme dire à un affamé qu'il n'a qu'à manger de la brioche. Alors, que la maladie mortelle et la mort puissent être pour ces gens-là une chance de vivre enfin, comme l'affirme Pierre Cazenave, je le crois, et je le crois d'autant plus que, s'il faut tout avouer, à certains moments de ma vie j'ai été assez malheureux pour y aspirer. Je pense, écrivant ceci, en être très loin désormais. Je pense même, si présomptueux qu'il soit de le dire, être guéri. Mais je veux me rappeler."

Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne, Folio, pages 156 - 157.

 

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11 - Etienne Rigal

S'approprier les autres jusqu'à en faire des personnages - le grand art diabolique d'Emmanuel Carrère. Son "écriture compromettante". Etienne Rigal, le "juge unijambiste" de D'autres vies que la mienne en sait quelque chose. Dans sa contribution à l'Effraction, "Lequel parle au travers de l'autre ?", il revient sur la relation bizarre qu'il entretient avec son personnage et son auteur.

"Ce n'est pas ma vie qui devient un livre, c'est le livre qui s'affirme comme ma vie." On pourrait en dire autant de Romand, de Limonov, d'Hélène Devynk mais aussi de Jean Genet vu par Sartre, de Louis XIV vu par Saint-Simon, et avant eux des personnages de Shakespeare (pauvre Richard III calomnié pour l'éternité), de Suetone (pauvre Néron diffamé à jamais), sans oublier évidemment Socrate par Platon et Jésus par les Evangélistes. Et en attendant peut-être mon Aurora Cornu. Celle-ci sait que j'écris sur elle, elle m'en a même donné la permission officielle, mais parfois quand je lui ai fait lire des extraits, elle a parfois grimacé (quoique beaucoup ri), elle trouvait que j'en faisais trop dans sa déification et que je m'arrangeais à mon avantage avec ses souvenirs. En revanche, elle aimait beaucoup les autres personnages (Anne Putiphar, Ariane Armandi, Lénine Bruand-Lourde), alors que je donnerais ma main au feu que ces derniers préfèreront son personnage à elle plutôt que les leurs. Il est rare qu'un modèle aime son tableau. C'est que malgré tout ce que l'on a imaginé de points de vue différents et pas forcément agréables sur soi on n'avait pas prévu celui-là. Bien souvent, on tombe des nues quand on comprend l'image que les autres ont de nous. En mal ou en bien, on ne se voit jamais comme les autres nous voient - comme d'ailleurs ils ne se voient jamais comme on les voit. Les monades entre elles sont irréductibles. Guerre de tous contre tous. Malentendus gigantesques. Incompréhensions nécessaires. Mais aussi amour, amitié, attirance, fraternité, etc.

La littérature qui fait Histoire. Les mémoires qui forment la vérité. Le style qui fait l'homme.

Rigal l'avoue - la première fois qu'on le rencontre, on pense d'abord à l'Etienne du roman. Et lui-même y a souvent recours pour se présenter.

"J'avoue le faire vivre en m'en servant quand je donne un cours ou une conférence. Il m'aide à faire passer le message que je veux porter. La seule chose que je peux dire de cela est qu'après quelques-uns de ces discours que je suis invité à tenir, notamment à des étudiants et pendant les applaudissements de fin, il m'est souvent arrivé de ne vouloir qu'une chose : qu'ils arrêtent d'applaudir, me laissent partir me cacher pour pleurer comme l'enfant rêveur et effrayé que je suis aussi, je pense, même dans ces moments de nécessaire cohabitation. Je me sens dépassé, écrasé par plus grand que moi et qui est censé être moi."

Noble complexité du réel - mais aussi ses intolérables complications, surtout quand il s'agit de juger un criminel. Un jour, Rigal doit s’occuper du dossier d’un pédophile, un type qui a violé régulièrement le garçon de dix ans que ses voisins lui confiaient en cours particulier. Le truc, c'est que l'enfant, qui était jusque-là en échec scolaire, a spectaculairement progressé dans ses notes. Le petit violé qui était un cancre est devenu un crack. Et cela, les faits, en l'occurrence les notes et le carnet scolaire, l'attestaient - et le pédophile a voulu qu'on les ajoute à son dossier. Violeur certes, mais excellent professeur. Par décence, Rigal a refusé de le faire. Dès lors, il a été conscient d'avoir écarté des faits réels, d'ailleurs reconnus par la victime et ses parents, qui n'auraient certes pas changé le jugement mais qui auraient au moins donné à l'accusé une image autre que celle du violeur d'enfants. En ce sens, Rigal a bien écrit une histoire de cet homme, celle qu'il jugeait la plus juste et la plus susceptible d'être entendue par la société, mais pas la plus complète.

Autre histoire abominablement réelle, celle racontée dans Trois faits divers - Lettre à la mère d'un meurtrier, qu'on lit dans Il est avantageux d'avoir où aller. Des parents assistent au jugement de leur fils assassin de vingt-cinq. Comme d'habitude dans ce genre d'affaire, on s'interroge sur l'enfance de l'accusé, s'il n'a pas été mal-aimé par ses parents, mal traité, violé, interdit de dessins animés, et cela afin de relativiser sa culpabilité. Ici, celui-ci reconnaissait aisément les faits et le procureur pour l'enfoncer arguait qu'il avait eu des parents exemplaires et que ce n'était certainement pas eux les responsables de la nature monstrueuse de leur rejeton. Sauf que pour les parents, obsédés par l'idée de sauver leur fils, en tous cas de le faire condamner le moins sévèrement possible, il s'agissait au contraire de montrer combien ils avaient été horribles avec lui afin d'atténuer sa responsabilité. "Il a tué à cause de nous." Paradoxe insensé par lequel le parent aimant s'accusa d'avoir été déficient afin de sauver la tête de son assassin d'enfant. Et là aussi, quelle histoire l'emportera ? Finalement, celui-ci sera reconnu "meurtrier" mais pas "assassin" (c'est-à-dire n'ayant pas prémédité son crime, subtilité capitale sur laquelle on se déchire sur bien des cas - par exemple, celui de Bertrand Cantat. Celui-ci a bel et bien tué Marie Trintignant mais les juges n'ont pas retenu la préméditation. Autrement dit, selon la lettre de la loi, Cantat est un criminel, un meurtrier - mais pas un assassin.)

Pour revenir à Rigal, celui-ci a admis le portrait que Carrère a fait de lui, l'a même apprécié, mais en ayant la sagesse que ce n'en était pas moins "la vision d'un autre et qui ne l'engageait pas". Voilà qui m'impressionne beaucoup et me dit que ce Rigal est décidément la meilleure personne au monde pour devenir un personnage. Savoir gérer son narcissisme à ce point force en effet le respect. Accepter l'image publique et professionnelle qu'un autre va donner de vous révèle une personnalité hors du commun. C'est moi et ce n'est pas moi. Mais cela ne me dérange pas qu'on croit que c'est moi. Je ne peux intervenir dans l'image qu'autrui a de moi. Je n'ai pas à traquer mes apparences car je sais que je ne m'y réduis pas. En fait, c'est le pervers qui traque ses apparences, qui force chacun à avoir l'image qu'il veut qu'on ait de lui, qui exige un accord toujours à son avantage. Rigal, c'est le contraire. Il admet le désaccord. Et pire, comme l'écrit Carrère, "il a besoin de n'être pas d'accord pour s'accorder avec les gens."

Putain, mais c'est moi, ça !

 

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12 - Corps, style et morale

"Son visage tendu vers l'avant, vers l'interlocuteur, vers la caméra, se donnant tout entier à l'échange du moment tel qu'il se propose, et cependant les lèvres volontiers serrées sur un secret, sur une intériorité étrangement rendue visible alors même qu'elle est préservée. Souriant, et soucieux (de plaire, de ne pas être maladroit, de ne pas être pris en faute). La bonne volonté, la tension éthique, est comme démentie par le tourment de ses mains qui se saisissent, se tordent presque. Le regard scrute, ses oreilles de chat ou d'extraterrestre guettent, il sourit volontiers, d'un sourire mesuré. Occasionnellement, dans l'ivresse, il s'abandonne à l'effusion de l'amitié, du plaisir d'être ensemble, à une sentimentalité qui temporairement ne se surveille plus." (Pierre Pachet, L'amitié d'Emmanuel.)

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Le style de Carrère.

"Comme j'aimerais savoir écrire de la sorte quelque chose de lisse et de clair où le sens ne naisse pas des ronds de jambes d'un style contourné ! Tu peux me croire." (Pierre Michon à Emmanuel Carrère, page 301, de l'Effraction.)

"Décrivant son propre style, Carrère évoque "une matière homogène, onctueuse, riche de plusieurs couches superposées" et son souci de "toujours lier, toujours veiller à ce que les phrases s'enchaînent bien, à ce qu'on passe sans heurt de l'une à l'autre. (...)

Carrérisme : usage correct, restreint et somme toute archi-juste d'un mot mieux connu sous un sens plus large et plus commun. Paraissant inattendu et même incongru au premier abord, il se caractérise par son implacable exactitude." (John Lambert, Carrérisme, Carréristes, Carrère.)

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La morale de Carrère.

"On reproche souvent à Carrère (et lui-même le premier) sa façon égotique de se mettre en scène et sa profonde tendance au narcissisme. Face au réel, cependant, il affiche une humilité dont, me semble-t-il, peu d'auteurs sont aujourd'hui capables, tellement est grande la tentation de se montrer plus forts ou plus fins que lui. (...)

Pour Carrère, ce n'est pas être bête que d'être dans le monde ; ce n'est pas être niais que de le traiter avec sérieux, sans cynisme ni dédain. Cette modestie, cette nudité - qui est aussi celle de la forme et du style - se double d'une exigence éthique : le réel est tangible, rugueux, concret, et il exige que l'on se tienne devant lui, pied à pied, sans hauteur, sans distance, que l'on prenne position, que l'on décide de ce que l'on y fait - de ce que l'on en fait.

Chez Carrère, il n'y a pas de vérité qui transcende le réel. La vérité du réel est celle à laquelle chacun choisit de se tenir.

Sa poétique me semble se résumer essentiellement à ce travail inlassable sur le point de vue, doublé d'une haute exigence d'honnêteté. En témoigne sa propension à utiliser des modalisateurs "je pense que", "je crois que" à l'égard de son sujet, qui instaurent un rapport au monde et à l'autre humble et respectueux, conscient des limites de la connaissance que l'on peut en avoir." (Emilie Brière, Tout y est vrai.)

 

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13 - Une des raisons qui nous font aimer Carrère, assure Michel Houellebecq dans Emmanuel Carrère et le problème du bien, est que nous trouvons dans chacun de ses livres une droiture intellectuelle et morale qui rompt avec la tradition de l'attrait pour le mal, du mauvais sentiment ou de l'auteur maudit. L'idée gidienne que l'on ne fait pas bonne littérature avec de bons sentiments a fait long feu. Le salaud n'est pas forcément un bon auteur. "L'invraisemblable surestimation dont les auteurs collabos sont depuis longtemps l'objet" devrait passer. "Entendons-nous bien. Céline n'est pas sans mérite, il est juste ridiculement surévalué. Et les Poèmes de Fresne de Brasillach sont d'une beauté surprenante même chez un auteur aussi faible. Mais tous les autres, les Drieu, Morand, Félicien Marceau, Chardonne...quand même une assez lamentable brochette de médiocres." Et tout cela parce qu'on a mis le paquet sur le bas (ou le trop haut), "l'homme sans qualité" ou le surhomme.

Les grands romanciers du XIX ème siècle, du reste, ne raisonnaient pas comme ça. Pour eux, le problème n'était pas celui du mal (qui, rajoute Houellebecq, n'a jamais été un problème vu que le mal est partout et naturel) mais celui du bien (qui est le vrai problème, car le bien est "absolument contraire à toute loi naturelle, contreproductif du point de vue biologique" - s'il existe, et il existe, c'est de manière miraculeuse.) Pour Balzac ou Dostoïevski, pas de doute sur le fait de savoir que tel personnage est bon, tel autre mauvais. De même chez Carrère.

"Dès qu'on rentre dans l'un de ses livres (et il est à peu près le seul de sa génération dont on puisse le dire), les miasmes du doute moral s'évaporent, l'atmosphère devient plus claire, la respiration se fait plus ample. Carrère sait quand le comportement de ses personnages est estimable, admirable, odieux, moralement neutre ; il peut avoir des doutes mais pas sur ça. Et c'est cette clarté de conception, cette droiture intellectuelle et morale qui le rendent capable, lui et lui seul (ou à peu près), d'aborder certains sujets, en effet moralement délicats."

C'est que Carrère n'est ni marxiste ni nietzschéen. Il ne croit pas que le déterminisme social soit tout et encore moins que le scepticisme détermine le fond des choses. A notre époque de confusion absolue, de désarroi total, qui voit surgir "l'homme sans type", les livres d'Emmanuel Carrère sont comme un repère. Certes, il ne fait pas la morale comme un auteur de gauche mais il montre la réalité sous le point de vue de quelqu'un qui en a encore conscience. Il est étranger à tout relativisme social ou métaphysique. Il décrit le mal du point de vue du bien. Il s'intéresse à la marge mais à la manière orthodoxe. Il suit le démon sans être tenté par lui. Au contraire, sa tentation serait celle du bien, du "rêve chrétien", du Royaume - au moins le temps de danser avec des mongoliens. Mais il n'y arrive qu'un instant (qui y arriverait tout le temps ?) et retourne sa vie mondaine. Et cela énerve beaucoup les chrétiens qui veulent toujours que Dieu gagne à la fin. Mais Dieu peut échouer, d'ailleurs il passe sa vie à échouer, y compris avec des hommes de bien comme Carrère ou Houellebecq, ces consolateurs non-convertis et que l'on ne se lassera jamais de bénir.

Il est vrai que la pastorale a souvent quelque chose d'intolérable. Assistant à la messe dite en l'honneur de Bernard Maris assassiné par les islamistes, Houellebecq écrit : "Je me souviens de cette certitude, de cette évidence qui émanaient des paroles du prêtre : non, la mort n'existe pas, elle n'existe absolument pas, ne pleurez pas petits enfants, Christ a vaincu la mort. Ca me met dans des états nerveux pathétiques, cette certitude."

C'est que la consolation est parfois pire que la douleur (sans parler de l'infantilisation propre à cette religion). La consolation attise la douleur. Et c'est la description du pire qui parfois console. Proust l'avait dit avant tout le monde : pour consoler quelqu'un (d'un chagrin d'amour, d'un deuil, d'un échec), il faut d'abord lui dire qu'il est inconsolable. Il faut que la douleur jouisse un peu d'elle-même, maudisse un peu Dieu, se croit unique au monde, pour que déjà cela aille un peu mieux.

Gabriel N - Oui, mais le problème, c'est que, justement, Houellebecq est aujourd'hui beaucoup plus surévalué, comme il le dit un peu ridiculement, que Morand, Drieu ou Céline (au demeurant, de tous ceux qu'il cite, seul Drieu s'est vraiment intéressé à la question de la valeur du mal ; car avoir choisi Hitler ou Pétain en 1940 ne fait pas de vous automatiquement un auteur satanique, sauf chez les prudes de la rive droite). Ce n'est d'ailleurs pas la seule sottise de ce texte, assez confondant quand même dans sa morgue de chaisière puritaine. Comment peut-il écrire sérieusement : "Pour Balzac ou Dostoïevski, pas de doute sur le fait de savoir que tel personnage est bon, tel autre mauvais". On est stupéfait d'une lecture aussi superficielle ; même un radical-socialiste comme Alain était capable de remarques critiques autrement plus profondes et pertinentes sur Vautrin, Eugénie Grandet ou la cousine Bette. Car c'est le contraire qui est vrai, évidemment : l'indécision morale des personnages apparemment les mieux circonscrits de La Comédie Humaine ou des Frères Karamazov est justement ce qui fait la valeur infinie de ces oeuvres, comme des pièces de Shakespeare. Tout cela - à moins qu'il ne s'agisse d'un éloge vache d'un confrère faussement admiratif - confirme malgré tout les pires suspicions qui pèsent sur Carrère : celle notamment d'être un chrétien sans la foi qui n'a gardé du christianisme de ses pères qu'une vague intransigeance morale lui permettant de regarder complaisamment les êtres de chair dévorés par une négativité intérieure comme un savant impassible observerait la culture de ses bactéries. Bien sûr que Dieu peut échouer (ce n'est pas le problème, sauf dans les mauvaises pièces de Sartre), mais il se fout bien que Carrère finisse au couvent ou dans le lit d'Hélène Devynck. Il suffit d'avoir une fois ouvert la Bible pour savoir que ce qu'il vomit par-dessus tout, ce sont les pharisiens et les tièdes. Ce genre d'auteur n'est pas fait pour lui. Ni pour nous.

Pierre Cormary La phrase "Pour Balzac ou Dostoïevski, pas de doute sur le fait de savoir que tel personnage est bon, tel autre mauvais" est de moi en fait - même si elle résume la pensée de Houellebecq. Alors peut-être me suis-je mal exprimé à son propos, mais ce qu'il veut dire est que, selon lui, les grands romanciers du XIX ème siècle n'ont jamais abandonné la loi morale dans l'écriture de leurs romans - qu'ils sont de grands moralistes, voire de grands chrétiens, si vous voulez. Et qu'aux yeux de Houellebecq (et aux miens), Carrère en est un.

Quant à la tiédeur, c'est comme la fadeur, c'est un thème compliqué et il faut bien se garder de se mettre trop vite du côté du vomisseur. L'important n'est pas d'être tiède, chaud ou froid, l'important est de cerner les choses dans leur vérité et les choses sont parfois/souvent/toujours nuancées. De cet enfer qu'on appelle nuance.

Je regrette que vous n'appréciez pas la subversion houellebecquienne qui ose s'attaquer, justement, à la morgue de certaines coteries parisiennes (comme il l'avait déjà fait dans ses romans) : chahuter un peu Picasso, Céline, Léon Bloy et tous les forts en gueule de la rive gauche, revenir à une conception morale de la littérature contre tous les relativismes sollersiens, c'est plutôt salubre, non ?

Quant à Carrère, c'est sans doute un chrétien sans la foi mais tenté par la charité (plus que par la loi.) Et s'il regarde "complaisamment les êtres de chair dévorés par une négativité intérieure comme un savant impassible observerait la culture de ses bactéries", eh bien, il faut l'applaudir. Il ne fait que son boulot de romancier.

Gabriel N - Donc, si je vous comprends bien, Houellebecq et Carrère auraient en fait suivi, par-delà leur amitié, deux voies littéraires assez opposées : le premier incarnerait "une conception morale de la littérature" (assez paradoxal pour l'auteur de Plateforme et d'Extension du domaine de la lutte, mais bon, pourquoi pas) et le second ferait "son boulot de romancier" - distant, nuancé, quasiment naturaliste, avec pour supplément d'âme éphémère quelques échappées du côté des actions charitables ? Or, je me trompe peut-être, mais il me semble que Houellebecq, même s'il joue en virtuose des prestiges de l'ironie, n'est pas si moral que ça : il se contente plutôt de tourner en ridicule ce qui reste d'énergie sensuelle ou de romantisme prophétique chez tel ou tel écrivain mieux doté que lui par la nature, en les rattachant, assez perversement à mon goût, au règne de l'hédonisme de masse porté par la société de consommation globalisée. Quant à Carrère, je l'ai trop peu lu pour en juger sérieusement, mais la distance qu'il instaure avec ses personnages "négatifs", de Romand à Limonov, me paraît a priori justement assez dénuée de charité vraie. Ce que d'ailleurs semble confirmer votre analyse. Bref, ni l'un ni l'autre, à ce qu'il semble, n'écrivent comme "de grands chrétiens" tels que ceux que vous citez. On est plutôt dans le jansénisme discrètement hautain des Messieurs de Port-Royal.

Pierre Cormary Quoi de plus subtile, forte et pénétrante que la littérature janséniste - ou inspirée de jansénisme ? Penser comme Pascal, écrire comme Racine, ce n'est pas si mal. Alors bien sûr, il y a quelque chose d'invivable dans le jansénisme. N'empêche qu'il reste le meilleur garde-fou du catholicisme. Comme le quiétisme dans un autre genre.

Mais pour le reste, non, non, vous n'y êtes pas du tout ;) mais cela doit être de ma faute.

Pour résumer :

Houellebecq et Carrère sont deux écrivains du réel qui se complètent. L'un est un prophète, l'autre un témoin. Michel raconte l'avenir du monde, Emmanuel, son présent. Le premier prétend à l'objectivité neutre. Le second fait dans la subjectivité. Tous deux ont un grand sens de la souffrance, de l'amour et de la compassion - et un grand sens du sexuel. Tous deux sont deux grands consolateurs - même si l'un clive et que l'autre rassure. Tous deux ont des lecteurs farouches, qui les défendent becs et ongles et qui peuvent être les mêmes. Car on a besoin du pessimisme du premier comme de l'humanisme du second. Pendant longtemps, je disais qu'attaquer Houellebecq, c'était m'attaquer. Je pourrais dire ça de Carrère. On s'investit beaucoup en eux. On met en jeu notre intimité. Et c'est là qu'a lieu la fracture avec les misérables ;) qui n'y sont pas sensibles. Et les griefs sont violents : Carrère et Houellebecq, pour leurs contempteurs, font une littérature de lâches pour lâches. Ils écrivent mal, se laissent aller à toutes les bassesses, confondent la vérité avec l'abjection (la fameuse exhortation houellebecquienne "soyez abjects, soyez vrais") et croient qu'on va tout leur pardonner sous-prétexte qu'ils sont "sincères". Bref, ils corrompent, détournent et pervertissent.

Rien que pour ça, ça me donne envie de faire vingt posts sur eux.

Gabriel N - Oui, bien sûr qu'il y a une grandeur (littéraire) du jansénisme, mais c'est une hérésie pour un autre temps, ou une autre fois comme aurait dit Céline. Si Houellebecq et Carrère sont jansénistes, ce sont des jansénistes fatigués - plus que lâches à mon sens (la lâcheté peut faire écrire de très bons livres - voir Drieu justement, spécialiste de la chose), des jansénistes chez qui la prédestination des solitaires se teinte d'un gnosticisme sous-jacent (le "grand sens du sexuel" est suspect chez eux à cause de ça), mêlé de surcroît chez Houellebecq de positivisme matérialiste assumé. Quant à la devise "soyez abjects, soyez vrais", elle n'est pas très originale et encore moins scandaleuse : c'est celle de tous les écrivains qui depuis Zola se prétendent, à tort ou à raison, naturalistes. Le problème, c'est que quand on a lu les romans de Thomas Hardy ou même de Jouhandeau, ça fait un peu poids plume à l'usage des librairies du VIIe arrondissement. ;)

Pierre Cormary - Oui, non. Ce genre d'argument purement culturel (j'ai lu trucmuche dans le passé, et croyez-moi il balançait plus fort que votre trucmuche actuel) est à éviter. Car d'une part, à l'époque de trucmuche, il y aura toujours quelqu'un pour vous dire que le trucmuche de son temps à lui était meilleur que le vôtre, d'autre part, il est naturel que les trucmuche créent une filiation - mais sans que les uns n'annulent les autres. Houellebecq fait partie d'une filiation littéraire évidente très XIX ème mais le relativiser par rapport aux autres est un mauvais procédé culturel. Son "soyez abject, vous serez vrai" est une phrase extraordinaire la première fois qu'on la lit - même si son idée est vieille comme le monde. Mais tout est vieux comme le monde. L'important, ce sont les reprises et les renaissances.

 

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14 - Marion Muller-Colard

INCARNATION ET SUBJECTIVITE

"Et c'est parce que le christianisme est la religion, précisément, de l'incarnation que je suis chrétienne. L'incarnation comme renoncement à l'objectivité. Et c'est parce que tu es, Emmanuel, l'artisan d'une écriture qui renonce elle aussi à l'objectivité que je me sens si à l'aise dans tes livres."

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ILLEGITIMITE ET GRACE DU SUJET.

".... que ce Jésus de Nazareth, donc, soit le fruit de l'infidélité de Marie à Joseph, de l'impatience de Joseph en ces interminables temps de fiançailles, ou même du viol d'un centurion romain, qu'importe. Il est un enfant illégitime et c'est superbe. C'est superbe car l'Evangile peut se résumer en l'abolition radicale de l'illégitimité. Ce que Jésus conquiert, c'est l'accession au pur sujet, ce noyau atomique de soi qui est, pour le commun des mortels, si couvert d'ego, de trauma, d'imitations, de conventions, d'angoisse, de quête effrénée de légitimité, qu'il nous faut forer toute une vie pour avoir une chance de l'effleurer.

(...) Et l'avènement du sujet, c'est donc la particularité dans ce qu'elle a de plus particulier. Les particules fines de la particularité. "A la cime du particulier éclôt le général" [a dit Proust].

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VORTEX CHRISTIQUE

"[écrire] pour propulser votre parole dans ce que tunnel magique qui convertit votre petite histoire en cime universelle, et si vous vous vous arrêtez avant la cime, eh bien alors votre petite histoire restera votre ennuyeuse petite histoire à vous, et vous aurez manqué le vortex vers le coeur des autres.

Jésus de Nazareth est le maître de ce vortex."

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LITTERATURE VOCATIVE

"Moi, quand je lis tes livres, je ne pense pas à toi. Et c'est pour cela que j'aime ton écriture. Quand je lis tes livres - et parce que tu les écris en étant suffisamment libre -, je pense à moi."

Marion Muller-Colard, Je me demande pourquoi.

 

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15 - IL EST AVANTAGEUX D'AVOIR OU ALLER - et ultimes notes sur Emmanuel Carrère.

- "Il me semble que l'on a vraiment appris quelque chose chaque fois que l'on éprouve la vérité d'un cliché" (p 24).

- "Je ne crois pas être seul à tenir l'écrivain de science-fiction Philip K. Dick (1928 - 1982) pour le Dostoïevski de ce siècle, c'est-à-dire, pour aller très vite, l'homme qui a tout compris. Chacun de ses romans, qui peignent avec une terrifiante acuité la désagrégation de la réalité et surtout des consciences qui la perçoivent...." (p 62).

- "Alan Turing avait vingt ans. C'était un grand échalas timide, mal latéralisé, mal coordonné, qui essayait de corriger sa gaucherie (et sans doute de lutter contre son penchant pour la masturbation) en faisant de la course de fond." (p 81)

- "Dans dix, vingt ans peut-être j'aurai de nouveau envie d'aller voir où j'en suis avec lui. Mais ce qui me frappe, c'est combien, dans ces longs intervalles, il s'absente, travaille peu en moi.(....) il n'insiste guère auprès de moi. Qu'il est vivant pour moi seulement quand je le lis, et hors de ces périodes ne s'incorpore pas à ma vie (à celle de Michon, si, qui dit penser à lui chaque fois qu'il retire de l'argent d'un distributeur automatique : c'est ce genre de ferveur-là que j'aurais aimé partager." (Deux mois à lire Balzac, p 131 - p 132).

- "Les gens qui ont un don, un talent, ils n'ont souvent que ça. Ils ne sont souvent que ça : leur royauté secrète, et la misère immense qui l'accompagne. On tient à cette misère plus qu'à tout : ça s'appelle la névrose." (L'invisible, p 253)

- "Il y avait les fachos de base et aussi les fachos intellos, l'éternelle et mélancolique cohorte des types malingres, fiévreux, mal dans leur peau, qui lisent René Guénon et Julius Evola, qui ont des théories fumeuses sur l'Eurasie, les Templiers, les hyperboréens, et qui un jour ou l'autre finissent par se convertir à l'islam." (Le dernier des possédés, p 287.)

- "Il vit en assez bonne intelligence avec lui-même pour n'être pas encombré de lui-même, il a la gravité des hommes qui savent où est leur centre, la légèreté de ceux que leur ego n'entrave pas, une oreille infaillible pour distinguer ce qui sonne juste de ce qui sonne faux, hommes ou livres, et il est précieux de se le rappeler quand on est déprimé et qu'on se juge mal." (La voix de Déon, p 357)

- ".... le mot de Dostoïevski à qui un débutant était venu demander comme devenir un grand écrivain : "il faut souffrir, mon enfant, beaucoup souffrir." Pour souffrir, je souffrais, je me suis longtemps employé à faire de ma vie un enfer et il serait bien sûr exagéré de dire que je le faisais exprès, mais enfin j'en tirais, outre le confort paradoxal qu'il y a à ne pas oser être heureux, le bénéfice secondaire d'espérer que cette souffrance fasse de moi un grand écrivain." (Idem, p 358)

- "C'est bizarre de dire ça, mais j'ai aimé le voir mourir." (A propos de Claude Miller dans A l'article, p 473).

- "Regardez un portrait, quel qu'il soit. Vous vous apercevrez qu'instinctivement, intuitivement, sans même le formuler, vous pouvez faire la différence entre ceux qui sont peints d'après nature et ceux qui représentent des personnages fictifs, issus de l'imagination de l'artiste. Le Monsieur Bertin d'Ingres, le doge Loredan de Bellini, on n'a pas besoin d'un guide pour être sûr qu'ils ont existé. Les personnages de Michel-Ange, les vierges de Raphaël, non." (La ressemblance, p 486).

- A propos des Evangiles : "c'est ce que les exégètes appellent le critère d'embarras. Quelque chose qui devrait être embarrassant à écrire pour l'auteur, quelque chose qu'il aurait certainement préféré omettre et qu'il a gardé par scrupule, on se dit qu'il y a de bonnes chances pour que ce soit vrai. Quand Marc nous raconte, par exemple, que les frères et les soeurs de Jésus le prenaient pour un fou et voulaient le faire enfermer, on y croit. Quand il nous montre les disciples se disputant comme des chiffonniers au lieu de rivaliser de noblesse d'âme et de piété, on y croit. Et quand les quatre évangélistes, pour une fois unanimes, nous disent que Pierre, le plus ancien et fidèle disciple de Jésus, la pierre sur laquelle il a voulu bâtir son église, a renié par trois fois son maître dans la nuit qui a suivi son arrestation, on y croit aussi, et si on y croit c'est avant tout parce que ce n'est pas flatteur pour Pierre. (...) Au fond, ce que nous croyons ressemblant, c'est ce qui est, sinon moche, imparfait." (Idem, p 495.)

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Emmanuel Carrère, par Philippe Bilger - https://www.youtube.com/watch?v=zzpC_e4nNgM&t=887s&fbclid=IwAR1nQRiGWfUXeuUOSduXqniUwo7NGu1ZtpQMNEZ9V0Whs8CsJyOqGQBE13g

Emmanuel Carrère, à Répliques - https://www.youtube.com/watch?v=7pjUW2hoDu4

 

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