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Les accélérateurs I (d'après Théorie des exceptions)

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Science de Lucrèce 

Décliner le monde et non penser le monde selon le déclin.

De Rerum natura  – comme le Zarathoustra de Nietzsche, comme l'Evangile, un livre pour tous et pour personne.

Libérateur pour les happy few, terroriste pour la plèbe.

«  De même que notre vision entraîne le maximum de liberté pour celui qui sait la pénétrer et se taire, de même, elle pourrait provoquer le pire esclavage si elle était utilisée par le pouvoir du ressentiment médiocre ou le fanatisme policier. »

Toute doctrine est Jeu de Perles de verre pour les uns et Mein Kampf pour les autres.

Notre sagesse insupportable : l’existence n’a aucun sens. L’existence est merveilleusement absurde.

« La vie n’est pas question de sens mais de désir », disait Monsieur Verdoux à la jeune fille.

Gare aux vampires qui veulent t’emmener à la culpabilité perpétuelle, la souffrance sans fin, la mort immortelle. Gare aux noueurs de maux, aux nœuds de malheurs. « Le plus grand criminel est donc celui qui fera l’apologie de la religio, du nodus, du nœud. »

 

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 Mutation de Montaigne 

« Je me contredis, je ne contredis pas la vérité. »

Montaigne, Shakespeare, Cervantès – l’invention de la relativité. Et de l’illusion vitale.

Il ne s’agit plus de changer le monde, encore moins de le juger, mais « de le réciter en lui-même, dans son pli mental, organique. » De le dire. 

Apprendre à diviser la pulsion de mort – telle est la « fricassée » (réflexion) de Montaigne.

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

 

 

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Cervantès, le réel et son double 

« Abandonner la division, c’est mourir », car seule la division maintient la vie dans un semblant de nécessité. Dès que Don Quichotte y renonce, il meurt. La folie le faisait vivre. La vérité unique, c’est la mort. Dès que l’on ne se raconte plus d’histoire, on meurt.

En même temps, il faut être conscient de l'histoire, de l'illusion, du mensonge. 

Don Quichotte ou « le traitement du mensonge par lui-même » (qui pourrait être une autre définition de la vérité.)

Don Quichotte ou la littéralité du faux, de la révélation critique, du désenchantement lumineux. Celui qui fait le sale boulot à notre place.

Se raconter non pas des histoires mais une histoire. 

Tout fait histoire. 

« Qu’on continue à s’amuser tout en voyant le réel ; à avoir de fausses aventures mais qui sont plus vraies que les vraies ».

La vérité est qu’il faut être grotesque ou mourir.

Pour le reste, si la foi est folle, l’espérance sans raison, seule la charité se prouve.

 

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Grâce à Gracian 

Le Criticon – son Prince.

L’homme détrompé. La critique fait homme. Le génie jésuitique dont le grand principe est de traiter le mal par le mal : « la chute du verbe par un verbe en chute ». La révélation insoutenable de l’artifice – et avant que les Moralistes français n’enfoncent le clou en révélant que toute vertu est un vice déguisé.

L’anti-jésuitisme, comme l’anti-machiavélisme, viennent de l’angoisse devant les puissances du langage et la complexité du réel.

Renforcer toujours les points forts, jamais les points faibles.

Épouser la plasticité humaine.

Pratiquer la double entente, l’équivoque. 

Avoir l’intelligence multiple des situations, l’art de la pointe extrême du discours (l’agudeza), l'acuité de la grâce.

Jouer sur les mots afin « de les ramasser ou les étendre aussi loin que le veut l’élasticité infinie de leur nature transhumaine ».

Contre le ressentiment de l’authentique.

Quoique l’ennemi soit utile.

Tout sert à la pensée.

Allons donc aux « fêtes de la désillusion rythmée qu’on appellera la pensée ».

 

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Saint-Simon ou le savoir absolu 

Mort, reproduction, nomination, re-mort. Roue du monde. « Fugue pressée du néant ».

Une écriture à la mesure de l'infamie générale, dans la lignée de Tacite, Suétone, Sade, Chateaubriand, Proust, Soljenitsyne, Nabe.

Plongée dans l’empire du faux, du mensonge, du mal. Non lutte des classes ou des races, mais des places. Bouillie des malentendus. Spectacle du spectacle du spectacle.

Accumulation des subordonnées : « il m’a raconté que…. qu’il….. que…. qu’elle… »

Saint-Simon ou « le compte rageur du point-virgule ».

Les rien-dits, trop-dits, non-dits, oui-dits, faux-dits, dits-dits de la comédie.

La seule justice, la mémoire.

La jouissance mystique de la vengeance.

Revanche du temps et de l’espace.

« Moi, cependant, je mourais de joie ; j’en était à craindre la défaillance ; mon cœur dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre…. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance ; je jouissais du plein accomplissement des désirs les plus véhéments de toute ma vie. J’étais tenté de ne plus me soucier de rien. »

Écrire pour rétablir l’original, le primitif, le barbare (Céline).

Ecriture biblique, apocalyptique. « Chaque mot était législatif et portait une chute nouvelle. »

Et c’est pourquoi, cher Hervé Weil, l’écriture n’est pas simplement ambivalente, mais aussi autoritaire, vengeresse, monte-cristienne, infaillible, inerrante, procès-verbal, pamphlétaire, apocalyptique. 

 

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Sade, une histoire de belle-mère 

Divin comme Mozart.

La belle-mère, femme de loi et figure réactive, matrice de l’écriture sadienne – Madame de Mistival qu’on coud à la fin.

Punir la jouissance de la vertu.

Punir la loi.

Démoraliser la morale.

Pourquoi Sade est insoutenable ? Parce qu’il nous somme de jouir de nos fantasmes. Il nous force à la jouissance.

« On peut se rendre coupable de tous les abus et de toutes les infamies possibles pourvu qu’on respecte les culs des putains. »

 

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Dostoïevski, la roulette russe 

Quelque chose de plus terrible que le tsar et la misère sociale se prépare.

Quelque chose de démoniaque contre laquelle même cet idiot de Christ ne pourra rien.

Une possession d’un genre nouveau et qu’on peut appeler le chigaliovisme (de son héros Chigaliov), sorte de socialisme rousseauiste à la sauce russe.

Justice sociale absolue, c’est-à-dire goulag.

Et tout cela à cause du dernier père, monstre d'égoïsme « libéral ».

La révolution commencera dans le parricide (et son pendant, le viol d'enfant.)

 

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Les profanations de Proust 

Chateaubriand + Saint-Simon = Proust.

Sodome et Gomorrhe – la contre société rendue nécessaire, inévitable même, par la société.

La scène traumatique, ce n'est pas Charlus fouetté au bordel mais bien mademoiselle de Vinteuil crachant sur la photo de son père avec son amie lesbienne – encore un parricide.

La vraie perversion, dans la Recherche, ce n'est pas l'homosexualité, bien sûr, mais la jalousie.  Et aussi le désir des hommes pour les lesbiennes.

Le narrateur observe les pédés, mais veut coucher avec les gouines.

Le narrateur est beaucoup moins « homo » (en fait, il ne l’est pas du tout) qu’amoureux des femmes entre elles, autrement dit de situations dont il ne peut être qu'exclu. Être hors du désir des femmes – masochisme infiniment subtil. La lesbienne est la femme inaccessible par excellence.

Par ailleurs, on peut aimer homosexuellement une femme – et notamment une lesbienne. Coucher avec une lesbienne (ou disons une bi), c’est pouvoir vivre sa part homosexuelle sans l’être.

Sodome est comique, Gomorrhe est érotique, floral même. Car que font deux fleurs ensemble ? Il leur faut un insecte pour les féconder. Le narrateur rêve d'être cet insecte.

« Un romancier est quelqu'un qui a vu des choses qu'il ne devrait pas voir et qui en a triomphé ». Écrire, c'est triompher.

 

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Réveil de Joyce 

« RIVERRUN » – Rive vers l’un ou rire vers l’un.

Et si l’on rajoute le « the » final », cela donne « three vers un », trois en un.

À la fois lier tout et délier tout.

Vers une translangue.

Les jeux de mots à l’infini avec « HCE » (« here comes everybody ») et « ALP » (Anna Livia Plurabelle.)

Une langue IA avant la lettre.

Une langue qui tend vers une seule phrase – un seul mot.

Ainsi, « SINCE » qui renvoie à :

- « since » (depuis),

« sens » (sens),

« sin » (péché).

Depuis qu’il y a du sens, il y a du péché.

Depuis qu’il y a du péché, il y a du sens.

Ainsi, « TRAUMSCRAPT » qui comprend :

« traum », rêve (ou trauma),

« script »,

« rapt ».

Qu’est-ce qu’un script ? Le rapt d’un trauma.

Qu’est-ce qu’un rapt ? Le  trauma d'un script.

Une langue trois en un, « trifide » dit Joyce, en laquelle on entend « trifle » (se moquer) ainsi que « trèfle » - une langue trèfle.

Et n’oublions pas que « Joyce » en allemand donne « Freud ».

Joyce parle en langue, comme Saint Paul.

 

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Sécession de Faulkner

Enfin le Sud qui revient dans le Nord.

Le retour du refoulé.

Le grand écrivain est toujours une catastrophe nationale et linguistique, Sade et Céline en France, Joyce et Faulkner en Irlande et aux USA. La littérature travaille dans l'antisocial, le meurtre, le parricide, l’inceste, le viol, la folie, le démoniaque, le bruit et la fureur, l'idiotie – le péché, enfin et son dévoilement.

« Vous qui ne croyez pas au péché originel, demandez l'interdiction de la littérature» –  à commencer par la Bible, c'est-à-dire l'impur. Rien de plus impur, anti-hygiénique que la littérature.

« Vous qui n'éprouvez pas votre corps comme une discordance d'abîmes, mangez, travaillez, dormez, bavarder, mais ne lisez pas ».

La littérature, c'est ce qui fait sécession, c'est ce qui montre l'enfer social, c'est ce qui brûle ou viole le sens commun moral. C'est ce qui rend grâce à la vérité.

« Ce n’est pas malin d’avoir de l’esprit ; on n’a qu’à prendre en tout le contre-pied de ce qui est raisonnable », disait le Bernard Desqueyroux de Thérèse Desqueyroux.

 

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Céline, verve contre Verbe

Cri contre écrit.

Émotion contre raison.

Tension contre incarnation.

« Il était contre tout ce qui incarne. » Je crois qu’on n’a jamais mieux défini Céline, pour et contre lui, en une phrase.

 

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L’autre nom de Lautréamont

Tous les noms en un (comme Joyce, tiens !)

Tous les livres en un (comme Borgès ou la Bible).

Tous les retours (Vico, Nietzsche, Kierkegaard – mais pas Péguy !)

Vacillation de l’identité.

« The seim anew » (FW)

The same a new

Le même de nouveau

L’éternel retour – auquel personne ne veut croire vraiment (parce que libre-arbitre, sujet cartésien, morale positive etc.), alors qu’il est le fondement de la vie (reproduction, sexe, désir, saisons, châteaux, aurore, crépuscule, vie, mort, Déméter).

Le cœur qui se répète inlassablement, vous croyez qu’il est libre ?

Non, je croirai au libre-arbitre quand un type arrivera à faire battre son cœur ou à respirer de sa propre volonté. Là, je m’inclinerai.

L’ « anew » - a new – L’un nouveau – l’agneau.

Seim – Sem – sémite – semence – mais aussi « sea man », marin (Simon !).

À part ça, « l’inconscient est structuré comme un lynchage » (d’où le bouc-émissaire cher à René Girard et que Sollers cite ici), et c’est pour cela qu’on est au contre la psychanalyse aujourd’hui, la seule instance qui nous rappelle le péché originel, la pulsion, la part archaïque. Tout tourne toujours autour de la même affaire – la bagatelle, la besogne.

(Et l’autre amont dans tout ça ? Mystère et boules de gomme.)

 

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La Fornarina de Raphaël

Remplacer la Joconde de Vinci par la Fornarina de Raphaël.

« Son nom nous oblige à voir en elle le reflet du feu, la transformation de la pâte en pain, une sorte de machine eucharistique secrète. Regardez comme elle est sombre et claire, comme elle vient de l'humidité vénéneuse (les cheveux, les feuillages) ; voyez comme son regard innocent oblique signifie la science empoisonnée du serpent. Un, deux, trois, quatre. La tête, les épaules et la gorge, le ventre, le reste. Fourneau à quatre étages. En haut, suspendu comme une goutte, conséquence de cette huître sublime, le joyau, troisième oeil de la cornée-nacre. La semence exposée de Raphaël lui-même.

(...)

Comment dites-vous ? L'auteur de tant de madones n'était donc pas innocent ? Il savait la même chose que Goya, Manet ou Picasso ? Bien sûr. Faut-il vous souligner ce que disent les doigts ? Le nombril ? Le voile transparent sur le bassin, envers du visage ? La calme perversité de cette Olympia du dedans ?

Une femme coiffée du python d'or. Son oreille à l'écoute de l'ombre végétative. La perle de jouissance entre l'audition et la vue. Prunelles et bouton des seins. Voilette indécente sur le lieu de reproduction. Geste désignant la nourriture lactée comme la cavité nocturne au creux du rouge. La joue et les lèvres, écho du brasier. L'air retenu, ironique.

(...)

« "Quand Raphaël ferma les yeux, la peinture devint aveugle", dit Vasari. Raphaël, on le sait, veut dire en hébreu : "Dieu guérit". »

 

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Raphaël, La Fornarina

 

Le Bernin ou rien.

« Les contradictions, les incartades, la méfiance joyeuse, la moquerie, sont toujours signes de santé » (Nietzsche.)

Le Bernin, c'est ce que le catholicisme devrait être.

Soit « la vraie religion en ceci qu'elle ne laisse rien en dehors d'elle, ni l'enfer ni le paradis, ni les dieux ni Dieu, ni l'absence des dieux et de Dieu. Je vous architecte l'espace, mais je vous le troue ; je vous le confirme, mais je vous l'infirme ; je vous introduis au cœur du culte mais je vous ravage l'occulte ; je prends la mise en pleine manière, je vous l'expédie en pneumatique ; je vous fais le coup de l'hélice, mais simplement pour montrer que le souffle plane au-dessus de tout, comme le rien sur le rien qui devrait, en réalité, être. Je vous catapulte le non-être à travers l'être ; la puissance est abolie, la gloire est signée, l'ensemble au galop mais avec une légèreté de plume. »

Hélas ! Ce catholicisme « sollersien », baroque, joyeux, contradictoire, plein de soleil et de chair, n'est pas, n'a jamais été. Du moins en France. Rien à voir avec l’italien. Chez nous, le religieux est gris, carré, absolutiste, identitaire. Le Bernin n'a pas eu de chance en France. Trop fou, flamboyant, provocateur – au fond, rival. Louis XIV n'en a pas voulu.  Les cathos français, « empotés sexuels », n'y auraient rien compris. Comme ils n'ont pas compris Maître Eckhart, Angélius Silésius et ne comprennent pas plus Simone Weil (tu m'étonnes que les bacheliers la confondent avec Simone Veil.) Non, le catholicisme français est soit ultra-positif et sadique (affreux Bossuet) soit ultra-ténébreux (géniaux Mauriac et Bernanos, certes, mais pas marrants), toujours crispant, peine-à-jouir, sans cœur.

Alors, oui, on compense avec Michel-Ange, le Moïse, le David, la Pietà, les esclaves du Louvre. Sublime, certes. Mais grave, triste, pesant. Qui nous rappelle que cela ne doit pas rigoler.

 

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Le Bernin, Apollon et Daphné, 

 

Watt eau, Watt eau !

« Vous qui pénétrez ici [à Cythère, au bal, aux fêtes vénitiennes], retrouvez l'espérance ! » 

Renaissez. Revivez. Respirez. Air et parfum. Enseigne de Gersaint.

Place au monde sans poids. Au paradis – au moins deux minutes. Hors Chute et loin de la Loi, trente secondes. On se déverrouille, on se décorsète, on « crayonne » (à la Saint-Simon.) On s'éclaircie (les campagnes aériennes de Watteau). On s'électrise. Watt de Watt eau. Électricité et eau (rien à voir avec Claude François, hein ?).  Voltage de Watteau. On respire, enfin. On rêve. Rêves évanouis de Watteau.

Gratuité de tout. Jouissance du non-sens. Régence. Vacances. En rohmérie, tiens ! Le Genou de Claire, un film de Watteau.

On ne devrait écrire l'Histoire que selon les hauts et les bas du puritanisme, la lutte non des classes mais de l'esprit contre la lettre, des régressions et des représentations [un peu comme Albert Serra l'avait fait avec son film Liberté]. Ne voir les choses plus qu'en percées (provisoires), éclaircies (sans lendemain), parenthèses enchantées immédiatement réprimées, appels d'air bientôt asphyxiés, lignes de fuites - de fluides, plutôt - aussitôt contrariées. L'Histoire contre les corps, les organes, les courbes, la souplesse. L'Histoire contre le féminin (et ce n'est pas avec le néo-féminisme que cela va s'arranger !). Watteau, Fragonard, Courbet, Manet, Renoir, Matisse – nos héros à femmes contre l'infâme, le jugement, le social, le viol social.  Le non contre le oui. Il n’y a plus que ça qui est permis, aujourd'hui – dire non à tout. Alors que Watteau, comme Frago, ont peint le moment « où le non va basculer dans le oui ». Peut-on encore écrire ça aujourd’hui ? Peut-on encore voir ça dans le Faux pas ?

 

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Watteau - Le faux pas

 

La peinture torture de Picasso 

Peinture tauromachique, virile, paternelle. Peinture de père sadique – et là où Matisse fera dans une peinture de fils materné, bientôt mariale et qui finira par et dans une chapelle.

Peinture à pic, à l'arrache, au couteau. Où tout est torsion, torture et jamais courbures (Matisse, encore).

Peinture autobiographique. Guernica – scène de guerre autant que de ménage. Là-dessus, Sollers dit la même chose là que la Youtubeuse anti-Picasso.

Et de parler des femmes comme des « machines à souffrir » (là aussi, pareille que l’influenceuse : dans La Femme qui pleure, on voit l’épouse de Picasso qui le supplie d’arrêter les coups). De réalité transpercée, lacérée, écartelée. De destruction immanente.

« L'acte plastique n'est que secondaire... Ce qui compte, c'est le drame de l'acte lui-même, le moment où l'univers s'échappe pour rencontrer sa propre destruction. »

Une phrase que pourrait écrire les contempteurs du peintre comme une proposition esthétique peut se renverser en critique éthique.

 

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Rothko, l'infrarouge.

« L'arrivée de fond comme surface ».

« L'événement dans la veine ».

Le rideau de sang.

La couleur qui devient encore plus couleur.

L'atelier rouge au carré.

Matisse hystérique, pourrait-on dire. Qui donne trop de présence à la présence, de réalité à la réalité, de rouge au rouge.

 

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De Kooning, le dernier Flamand.

Insurrection, monde qui s'effondre, s’écrase ou menace de le faire.

Marée montante.

Peinture assurément du Nord où tout est en suspens, délicat, dangereux, catastrophique. Le contraire de la peinture méditerranéenne, pleine, confiante, solaire, mariale.

« Marée » contre « Marie ». Protestant contre catholique.

« Beaucoup de tremblements mais pas de peur », dit le très kierkegaardien De Kooning.

 

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Télopéra 

La télévision révèle l’opéra – tout comme le sport d’ailleurs.

On y voit les voix, les visages, les gestes comme jamais on ne pourrait le fairer dans une salle de spectacle.

On y est. On en est. Dans la partition et sur scène.

« Mozart étincelle comme jamais, Rameau ressuscite, Monteverdi coule en vous, Vivaldi s’avance, Wagner est enfin audible de l’intérieur, Berg se déploie. La télévision va rendre les interprétations dix mille fois plus subtiles, souples, variées, profondes. (…) Vous avez enfin de face le regard allumé du chef-d ’orchestre en train de faire démarrer une voix. (…) Une représentation réussie ? C’est simple, la télévision est là. » 

Et j’ajouterai l’arrivée du DVD et de ses merveilles : le Ring de Chéreau-Boulez ; Les Noces de Figaro de Jean-Pierre Ponnelle ; le Lulu de Graham Vick (avec Christine Schäfer) ; le Prince Igor de Dmitri Tcherniakov ; La Petite Renarde rusée de Mackerras-Hytner ; l’Orphée aux enfers de Minkowski-Pelly ; le Gianni Schicchi de Woody Allen ; les trois Ariane à Naxos (Levine/Nathalie Dessay, Böhm/Janowitz, Brian Large/Renée Fleming) ; Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg de Daniele Gatti-Stefan Herheim.

 

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Webern dans la nuit 

La Symphonie opus 21.

Le Quatuor opus 28.

La Cantate n°2, opus 31.

« Vivre, c’est défendre une forme » (Hölderlin).

Oui, il n'y a pas que Mozart dans la vie.

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Rappel de Bach 

Dieu – un événement musical. Une reprise qui revient toujours. Une fugue qui nous rappelle que « la résurrection a eu lieu, on l’avait oubliée, on l’oublie toujours ». Un rappel de l'éternité.

 

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L’Observatoire – chiens hurlant 

« L'endroit le plus à part, le plus étrangement calme, le plus enfoncé dans une méditation permanente, est l'avenue de l'Observatoire. La nuit, comme un fleuve divisé de feuillage, y semble plus longue qu'ailleurs. Une heure du matin. Silence agité de vent. Une page de plus. On écrit en continuant dans la nuit, en devenant la nuit qui s'approfondit et s'efface. Le parc et la végétation obscure vous prêtent de nouveaux poumons. La faculté de pharmacie, toute proche, déserte, représente la puissance dangereuse ou bénéfique de la chimie. De temps en temps, de longs hurlements de chiens viennent déchirer l'air : ils sont enfermés là pour des expériences, je suppose. Leurs cris viennent frapper de plein fouet la phrase que j'essaie d'écrire. C'est le rappel de la mort. Vers trois heures du matin, il ne doit plus y avoir qu’eux et moi à planer au-dessus du sommeil. Eux, dans une souffrance insupportable. Et moi dans des questions d'adjectif. »

 

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Bordeaux – In vino veritas.

Non seulement « la plus belle ville de France » (non, c’est Nice, mais passons) mais « la capitale de ce qui peut se boire de plus fin sur la planète » et où avec Montaigne, La Boétie et Montesquieu, « la philosophie fondamentale de la France a été élaborée ici, sur ce sol, dans cette lumière, dans ce climat. Comme si la vérité du vin s’était peu à peu transmise aux corps eux-mêmes et à la pensée qui s’y forme. »

 

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« Ré – la brièveté même. »   

Pas de relief, que du plat (comme en Chine) et même de l’aplat, du papier peint, de la ligne droite, des aurores et des crépuscules nets. « Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’endroits aussi peu propices au drame, à la psychologie, aux passions. » Lieu épochal s’il en est où « tout peut s’éclairer de façon plurielle ». Ici, « pas de jugement mais des rouages. »

Parfait pour s’y recueillir, écrire – et un jour y reposer.

« Une nuit de travail. Une nuit avec la grande Ourse. »

Satellites, étoiles filantes. Vœu immédiat : « que mon livre soit bon ! »

Ici, tout concorde à l’équilibre. Au milieu. Au centre. À la frontière nord / sud. À l’air-liquide. Au sel de la terre, de la mer, du ciel.  D’où le nacre, l’argenté des couleurs et les fruits de mer.

« La palourde – nom parfait. »

Et cette phrase toute simple que j’adore : « Un plat de crevettes, grises et des palourdes, deux verres de vin blanc, vous avez assez déjeuné. »

 

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Sollers en un mot ? Action writing ! (ou le vrai sens de Paradis). 

« Il faut entendre paradis comme on dit tragédie, comédie. » 

Le paradis comme genre, langage, traversée – trasumanar.

Le paradis comme ce qui va vite, qui infinise tout ce qu'il touche, ou dans lequel on s'infinise. On devient pur mouvement, forme, flux, jouissance in progress.

Le paradis comme ce qui nous permet de courir à travers, de passer à travers. Comme le vent, la voix, l’écho. Comme ce qui répète les noms, qui comprend tous les noms – à travers le nom de Dieu.

Le paradis comme Dieu en noms – en nous.

Le paradis comme micro-processeur, traitement de texte, application qui déchiffre l’humanité, chatGPT biblique !

Et si Paradis est paradis, alors Drame, Nombres, Lois et H sont des paradis avant la lettre, c'est-à-dire des purgatoires.

Où il s’agit déjà de trouver le point (sexuel et religieux), de prendre place dans les énoncés eux-mêmes, d'écrire l’écriture – tout Sollers est là, dans cette Action writing.

L'écriture-pensée, processus, synthèse. Il n'est pas le premier dans la littérature à l'avoir tenté mais le premier à l'avoir conceptualisé. Avant lui, Pascal, Lautréamont, Hugo même (mais de façon « barbante »), sans oublier les Surréalistes et leur écriture automatique, et Proust évidemment, ont tenté de penser l’écriture comme processus, ordinateur avant la lettre, syncrétisme des mots et des choses, information en train de se faire – de se former, temps retrouvé et même retrouvés en un.

Aïon littéraire pour tout dire. C'est cela l'enjeu prométhéen de Sollers. C'est cela que nous admirons en lui.

Ce qui ne va pas sans mal, ce qui est même incroyablement difficile, douloureux, suicidaire parfois (et le jovial Sollers en a eu la tentation, ne jamais l'oublier) –  un peu comme un dieu qui se retrouverait seul, incompris de tous et qui déprimerait.

Le paradis, aussi, est pavé de bonnes intentions.

« Nous ne sommes que des lettres détournées, freinées, en souffrance. Peur de jouir, culpabilité d’avoir joui, terreur de passer à une jouissance infinie. » Pas simple en effet d’être l’énonciateur de Dieu. Souvent un fou, un dément, un illuminé – ou un roué, un pervers, un tordu. Regardez les gens de la Bible, tous des dingues. Aaron, Jonas, Jérémie, Isaïe, plus tard Paul. Et les martyrs. Parler la langue de Dieu, c'est être prêt à se retrouver sur la croix (la tête en bas !) ou brûlé vif ou jeté aux fauves.

« L’énonciateur fondamental, qu’on appelle Dieu ou l’inconscient est obligé de se choisir un récitant, peut-être particulièrement névrosé, fou, malade ou particulièrement souple, ou particulièrement rusé ou obtus, en tout cas, particulièrement doué pour la parole, encore qu’il en doute le personnage qui est malgré lui élu. Dieu choisit donc quelqu’un qui est très effrayé par cette élection, qui commence souvent par refuser (le cas de Jonas) ou par avoir une vision terrifiante, après quoi il est chargé d’accomplir un certain nombre de choses : parler, faire l’abruti, épouser une prostituée, prophétiser sur les malheurs de la cité, etc. »

Non, l'écriture n'est pas une sinécure. L'écriture est un martyr – jouissif certes - mais qui demande quelles forces ! D'autant qu'il faut se coltiner l'entourage. C'est que l'écriture dévoile, « dénonce » (encore que c'est un mot laid que celui-ci), déçoit – ou plus exactement est un processus de déception. Voyez la Recherche du temps perdu, tous ces gens-là, duchesses, barons, fiancées, de bien pauvres gens, vaniteux, fuyants, médiocres. L'écriture fait exploser le social, la séduction sociale, la convulsion sociale. L'écriture ne ment pas –  et il faut être fou pour ne pas mentir.

« Un écrivain un peu au fait des choses, s'il insiste, s'apercevra peu à peu que la seule demande qu'il reçoit sous tous les déguisements charmants ou menaçants qui ne manqueront pas de l'entourer, se résument à l'injonction de ne plus écrire. Ce qui se dit, et même parfois ouvertement, c'est : “baise ! ne parle pas !“ ou encore : “sexe ! n’écris pas !“ Ou encore : “écris sexe ! et tais-toi !“. C'est pourquoi, au fond, il se retrouve dans la position vaguement comique de Socrate, obligé de justifier sans cesse dans son abstention ou dans une ronde quasi hallucinatoire style tentation de Saint-Antoine. Comme si l'écriture avait en elle-même ce pouvoir d'accélérer la convulsion séductrice, transformant le délice en horreur, l'appel souriant en grimace, l'invite chaleureuse en ricanement mortel. L'écriture met en échec la possession : trouée dans le narcissisme primaire, elle risque à chaque instant de déréaliser l'apparence séductrice et d'en révéler le calcul reproducteur. » (Le Pape)

L'écriture – « trouée dans le narcissisme primaire ». Il faudra le retenir ça. Surtout à notre époque wokiste, à la fois communautariste, minoritariste et narcissique. La littérature reste toujours la plus grande et meilleure offensive contre la bigoterie, le repli sur soi, le miroir mon beau miroir.

Comme il ne faut jamais oublier que « L’énorme majorité des êtres parlants, vous le savez, sont enclins à juger tout à la lettre, et c'est Freud lui-même qui nous dit que l'hystérie ça consiste à ne pas comprendre la dimension métaphorique d'un énoncé. » (L'Assomption)

Le littéralisme, le mal absolu (et qui s'appelle aujourd'hui wokisme.)

« Le littéral, c'est le barbare », disait Adorno.

Le littéralisme, l'anti-littéraire, l'anti-spirituel.

La lettre qui tue contre l'esprit qui vivifie.

Et c'est pour cela que Freud est grand et que la psychanalyse reste valable et nécessaire.

Quelle aventure intellectuelle a-t-elle plus fait l’unanimité contre elle que la psychanalyse, demande Sollers dans un texte fameux, Le cours du Freud ?

À la religion, elle a opposé la névrose.

À la science, l'inconscient.

A la philosophie, le symptôme.

A la raison, la pulsion.

Au marxisme, la condition (pour ne pas dire la classe) sexuelle.

Aux libertaires, la castration.

Au féminisme, le nom du père.

Et surtout cette idée que la langue en sait plus long que nous.

Et surtout sur ce qu'il y a en nous de pire, de bête et méchant, de « prolétaryen » (Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi).

La psychanalyse – dangereuse méthode.

Reste le coq de Socrate –  mais cela, ce sera la dernière exception. Demain.

 

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Le coq de Socrate

« Mon pari à moi, et c’est pour cela qu’il paraît souvent opportuniste, changeant, amoral, est un pari sur l’impensable lui-même. Ce qui ne veut pas dire du tout sur l'absence de pensée, au contraire ; c'est un pari sur l'accumulation, la multiplication de toutes les pensées possibles, à commencer par celles qui se donnent dans le langage de la philosophie (...) ». 

D’où « les prestations d’opinion », « les vidanges de phénomènes », la pensée laboratoire, processus, process comme on a vu. La pensée maelstrom (coucou, Edgar Poe !). Trouver le rythme du monde – parfois à contretemps (Mao ! Balladur !). Être derviche tourneur. Rendre raison au monde. « Dans ton combat contre le monde, seconde le monde », disait Kafka – peut-être la phrase la plus humaniste de tous les temps. Savoir qu'on a peut-être une dette envers le monde ou le dieu. Un coq à Esculape, comme Socrate à la fin du Phédon.

Il faut parier sur ce coq de Socrate qui nous a soigné de la vie, préparé à la mort, apporté la sérénité – le contraire du coq qui chante trois fois après le triple reniement de Pierre.

Coq apaisant du grec, terrifiant du chrétien.

Rendre grâce au monde avant de mourir –  la seule chose peut-être que nous demande Dieu (« aimez-vous les uns et les autres », « pardonnez-vous les uns et les autres » et même et surtout : « Mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font » etc.)

Le pardon-paradis.

L'entrée dans la transphère. Peu de gens l'osent – préférant se limiter au transfert (la grande invention de Freud bien plus que l'inconscient dont on était conscient depuis longtemps, depuis toujours en fait : rêve de Platon, etc.)

Tout cela pour éviter la chute.

Et là, Sollers fait un aveu étonnant :

« La question c'est d'aviser le moyen éventuel de tomber moins vite dans le gouffre, voire même, par une des bizarreries du tourbillon, de se faire rejeter par lui. Même si ça doit être payé d'une sorte d'exil normalisé, mieux vaut tout de même essayer de tomber moins vite que les boules, les poules, voire de leur fausser compagnie. Je suis un faussaire pour ce qui est de la compagnie, c'est vrai. »

Parole de damné, non ? Ou même de diable – « celui qui ne reste pas jusqu'à la fin » ?

On pense aussi à la pierre de Spinoza.

Et d'ajouter un peu plus loin : « Chinois je suis : je montre mon vide, je joue en dernier et je touche le premier, voilà. J'attire l'adversaire par un avantage apparent qu'il aurait sur moi ».

Guerres secrètes, toujours. BHL disait aussi ce genre de choses à Houellebecq dans leur livre : « il faut être vainqueur en secret ». Tant pis pour les quolibets ! On sera ce qu'on sera.

Parole de Dieu s'il en est ! « Je serai qui je serai » dit Dieu. C'est peut-être obscur mais ça vaut mieux que la fausse clarté, l'horrible clarté du « je suis partout ».

À moins de raisonner comme Pascal et c'est tout différent : être partout (centre), certes, mais nulle part en même temps (circonférence). Autre définition de Dieu.

Dieu, Dieu... Et si ce n'était pas cela la recherche de Sollers ? Trouver la définition de Dieu ?

Ou tout au moins en être le médium ?

 

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 ADDENDUM :

Théorie des exceptions selon Albert Gauvin sur Pile ou face

 Grand merci à Yannick Jm pour m'avoir accueilli à

La Closerie de Sollers

et permis d'écrire tous ces posts qui forment aujourd'hui ce texte.

 
 

 

 

Les accélérateurs II (Illuminations)

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