Ma mère aurait aimé que je m’éprenne d’Ava Gardner. Mon père, de Sue Lyon. La première incarnait la sexualité faite femme, la seconde l'érotisme faite fille. Mais moi, quand je vis pour la première fois La Nuit de l'iguane (John Huston, 1964), je préférais aimer Deborah Kerr. Ava ne pouvait que me mépriser, Sue que se moquer. Deborah seule m'ouvrait son âme, son coeur et peut-être son corps. À propos d'une histoire honteuse que lui racontait Richard Burton, elle avait prononcé la parole la plus aimante qui soit, et pour moi, adolescent timide et effrayé par tout contact, la plus rassurante : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger ». Une femme qui vous dit ça est forcément supérieure à toutes les autres. Comme je les envoyais balader, les gros seins de la brune et le joli minois de la blonde ! Cette rousse me désarmait, en fait me réarmait, me redonnait confiance – et comme elle le faisait dans cet autre film initiatique que je découvris à la même époque, Thé et sympathie (Vincente Minelli, 1956) où elle prend sous son aile un jeune homme à la sensibilité exacerbée, supposé homosexuel par son entourage, et à qui elle va se donner, pour l’assurer qu’il ne l’est pas.
Thé et sympathie (Vincent Minnelli, 1956)
Pourquoi je raconte tout ça ? Parce que, moi aussi, Deborah Kerr m’accompagne depuis toujours et que je suis jaloux du beau livre qu’Olivier Mudry vient de lui consacrer. Un voyage amoureux à travers une actrice de génie et que celui-ci traite selon l’idée chère à Luc Moulet qu’il y a une politique des acteurs comme il y en a une des réalisateurs[1], un portrait de femme qui devient un roman intime, un tour d’écrin en lequel on voudrait à son tour s’enchâsser. Car Deborah Kerr est à la fois déesse, sylphide, marraine, mère symbolique et inespérée – et ce n’est pas un hasard si Olivier Mudry dédie son livre à sa mère, l’héroïne de Le Roi et moi (Walter Lang, 1956), ayant une dimension maternelle et tutélaire que n'ont pas les autres actrices. On imagine en effet assez mal dédier à sa mère une livre consacré à Ava Gardner ou Mae West.
[1] Et tout comme Murielle Joudet l’avait fait avec La Seconde femme, ce que les actrices font à la vieillesse, ou Isabelle Huppert – Vivre ne nous regarde pas.
Colonel Blimp (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1943)
Si loin si proche
C’est que Deborah Kerr a toujours cultivé la proximité avec l’éloignement, la réciprocité avec le retrait, la présence avec la distance – sinon l’absence, ce qui est une définition même du cinéma, cette caverne platonicienne où ce que l’on voit n’est que du rêve, de l’ombre, du faux et pire, où tout menace à chaque instant de se rallumer et de nous révéler qu’il n’y avait rien. Alors que dans la nuit de l’écran, on allait dire dans la mort, on avait tout. Comme Mary Poppins (un rôle fait pour elle et même si Julie Andrews y fut merveilleuse), Deborah Kerr (impossible de dire simplement « Kerr » ou « Deborah » tant elle est une entité et que son nom, un peu comme celui d’Aurora Cornu, est un nom de pays proustien qui contient toutes les sonorités, les nuances, les paysages et ce que l’on peut attend désespérément de l’être aimé), elle est la femme qui vient et qui repart, qui disparaît et réapparait, qui s’évanouit et ressurgit. Elle est l’incarnée la plus évanescente du cinéma (bien plus, par exemple, d’une Gene Tierney qui paraît ennuyeuse à côté d’elle), présence à la fois réelle et irréelle, « revenante » ou « ressemblante » comme dans le prodigieux Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943) où elle incarne trois femmes distinctes mais qui se ressemblent à tel point que « l’initiale », aimée par le fameux colonel anglais mais « cédée » à son ami allemand, sera « retrouvée » et « ré-aimée » à travers les deux suivantes. Ce qui dans le sublime plan final donne au spectateur l’impression que les trois protagonistes (les deux hommes et la troisième femme qui rappelle la première qu’ils ont tout deux aimée) sont enfin réunis pour l'éternité. Image-temps cristalline, comme aurait dit Gilles Deleuze, qui est peut-être la plus émouvante de l’histoire du cinéma, sinon la plus trinitaire au sens théologique du terme (une personne en trois personnages) aussi troublante, sinon plus, que le faux double de Vertigo ou les réminiscences de Laura.
Elle et lui (Leo McCarey, 1957)
De même dans Elle et lui (Leo McCarey, 1957), son film peut-être le plus emblématique, lorsque Cary Grant la retrouve handicapée et comprend, dans une logique digne des Lumières de la ville de Chaplin mais à l’envers, que c’est elle qui avait acquis le portrait que lui-même avait naguère fait d’elle. « Si tu peux peindre, je peux re-marcher aussi. Tout est possible, n'est-ce pas ? », lui dit-elle alors – autre parole « évangélique » de l’actrice, car oui, avec elle, tout semble possible, de la perte au salut, du malentendu tragique au miracle de la reconnaissance.
Et c’est pourquoi voir ses films est presqu’une expérience métaphysique (au même titre que ceux « de » Gena Rowlands « avec » John Cassavetes ou « de » Liv Ulmann « avec » Ingmar Bergman), Deborah Kerr jouant de sa physionomie ou de sa prosodie si particulières jusqu’à en faire basculer son personnage ou le film lui-même, ce qui ne va pas parfois sans déstabiliser le spectateur et lui faire se demander si c’est bien le même personnage ou la même actrice qu’il a sous les yeux – et comme l’illustre très bien le quatrième de couverture du livre de Mudry avec les trois visages de son icône dans Colonel Blimp. Elle est l’actrice de l’inflexion, de l’infléchissement, de la diversion, qui peut « d’un regard plus ambigu, d’une intonation soudain appuyée, d’un sourire inadéquat, saboter les scénarios formatés et les récits verrouillés » et offrir à son personnage « une complexité et une étrangeté qui lui correspondant davantage ». L’actrice épiphanique demande ainsi une attention soutenue à son jeu. À la première apparition, il n’est pas sûr qu’on l’ait entièrement saisie. « Nous l’avions vue mais nous n’avions pas compris », remarque Olivier Mudry plaisamment.
Les Innocents (Jack Clayton, 1961)
La subversion tranquille.
En vérité, il y a de la Ligeia en elle, de la morte qui revient à la vie ou de la vivante qui voit des morts (Les Innocents, Jack Clayton, 1961), petite renarde rusée qui meurt et ressuscite, Conte d’hiver à elle toute seule, Ordet rousse qui provoque des miracles – mais qui fait en même temps qu’on a toujours peur pour elle, « pas toujours certain qu’elle [soit] sauvée » à la fin comme dans le Quo Vadis de Mervin LeRoy (1951), le film par lequel Mudry l’a découvert, enfant – ce temps « où chaque film était comme le premier, puisque rien n’était jamais joué ». Un sentiment qui, avec elle, perdure même dans notre vie de « cinéphile adulte » et si l’on permet cet oxymore. Elle seule arrive à créer ce vide quand son personnage disparaît « et non pas tant pour se faire désirer que pour montrer sa résistance opiniâtre à ce qui voudrait l’arraisonner » ; à s’effacer après la fascination qu’elle a suscitée, « établissant une relation exigeante aussi bien avec les figures masculines du récit qu’avec le public du film », au risque d’engendrer peine et désarroi à ceux-ci mais qui sont la condition préalable de « la communion espérée entre l’œuvre et son spectateur ». C’est parce que Mary Poppins quitte à la fin les enfants que ceux-ci s’en souviendront et l’aimeront toute leur vie – et nous avec. Actrice de l’éclipse, de la fugue, de l’éclaircie, Deborah Kerr nous fait grandir dans tous ses films qui n’en forment plus qu’un – et qu’Olivier Mudry traite un à un dans une première partie avant d’en reprendre les thématiques dans les deux suivantes, concevant son livre comme un portrait de femme qu’on peut lire sans connaître toute la filmographie de la dame, la belle écriture de celui-ci, impressionnante de précision fétichiste et de ferveur respectueuse, y pourvoyant.
L'Arrangement (Elia Kazan, 1969)
À nous donc son âme et sa plastique si précieuse, admirablement décrite par l’auteur qui connaît son icône sur le bout des doigts, de son « roux cuivré cinégénique » à ses mains élégantes et dramatiques qui parlent à sa place, de son si doux visage, « lieu d’où surgit l’irrémédiable » à la fluctuation, sinon l’acutisation de ses traits dans les moments de souffrance, de son excellence dans la parole autant que dans le non-verbal, de sa pudeur parfois hautaine au débordement érotique : l’étreinte la plus fougueuse de l’histoire du cinéma, c’est quand même elle avec Burt Lancaster sur la plage dans Tant qu’il y aura des hommes (Fred Zinemman, 1953). Sans oublier les situations troubles comme ce baiser accordé au garçonnet des Innocents, scène impensable aujourd’hui, ou ce moment subtilement onaniste où, après avoir été refusé encore une fois par son Kirk Douglas de mari, elle sort sur le balcon et passe la main sous sa poitrine (L’Arrangement, Elia Kazan, 1969). Et comme si la dame était aussi à l’aise dans l’inconvenance, « la subversion tranquille » et dont « l’objet n’est pas tant la révolte incendiaire que la lente restauration d’un ordre juste ». En vérité, Deborah Kerr est « une pasionaria discrète, toujours solidement arrimée à des idéaux forgés par le cœur » et qui sait résister aux injonctions sociales ou sociétales. Une héroïne morale qui nous invite à la résilience (comme son personnage de Terry McCay dans Elle et lui). « Chacun est devenu meilleur en la connaissant », dit le personnage de Liam Neeson dans Accroche-toi à ton rêve (série télévisée, Don Sharp, 1985), déclaration à mettre en écho avec celle de Robert Mitchum confiant un jour à Bertrand Tavernier qu’il n’avait jamais été aussi bon dans un film que quand il était face à Deborah Kerr.
La Nuit de l'iguane (John Huston, 1964)
Mythologie donc, mais aussi psychologie, théologie et bien sûr érotologie, l’art de Deborah Kerr étant aussi dans l’inavouable, le désir clandestin, la suspension sexuelle – et qui fait d’elle une sorte d’hitchcockienne n’ayant pas besoin d’Hitchcock. Soumise dominante, martyre et mentor, souvent confrontée à des femmes plus « sexy » qu’elle (Ava Gardner dans La Nuit de l’iguane, Kathleen Byron dans Le Narcisse noir) qui pourraient l’humilier ou tout bonnement la liquider mais dont elle triomphe toujours « par l’insidieux trouble érotique distillé par sa pudeur ». Et sans doute parce que contrairement aux « fatales » (ou aux justes « distinguées » à la Grace Kelly), elle sait muter, faire mentir son image, rompre avec ce que l’on croyait attendre d’elle, étant toujours en avance sur interlocuteur – et c’est cela qui en elle nous charme le plus et sans doute nous élève. Deborah Kerr est en effet toujours au-delà de l’imagerie en laquelle on voudrait l’enfermer, femme en assomption qui nous offre l’instant de l’amour avant de s’en retourner à son splendide isolement, lune bienveillante qui agit sur les âmes, étoile au sens littéral – qui a disparu depuis longtemps mais qui continue de luire from here to eternity.
Le Narcisse noir (Michael Powell & Emeric Pressiburger, 1947)