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Peines d'amour perdues - Les Folies françaises

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Watteau, L'enseigne de Gersaint

 

La pièce du confinement, par excellence – que l’on a représentée pendant l'hiver 1593 – 1594 sur une scène privée, dans la maison du comte de Southampton, les théâtres étant fermés à cause de la peste. Et qui paradoxalement (peut-être pas tant que ça) est la pièce la plus gaie, la plus spirituelle de Shakespeare, sans négatif aucun* (contrairement aux Deux Gentilhommes de Vérone avec la volte-face méphitique du personnage de Protée et avant les agissements pervers du Don Juan de Beaucoup de bruit pour rien), ne parlant que d'amour, d'esprit et de chair. Pour autant, du fait même de sa folle invention verbale, joycienne avant la lettre, voici encore une pièce qui apparaîtra "difficile" à lire et à suivre pour le lecteur français même si celui-ci en comprendra toujours l'essentiel, à savoir les précieuses grossièretés dont le texte regorge et tant la métaphore sexuelle (pléonasme) est la chose du monde la mieux partagée, quels que soient la langue, l'origine et l'âge et comme l'affirme le bon berger Trogne :

TROGNE - Plaisanteries admirables, ma foi ! Parlez-moi de l'esprit, quand il est si naturel, et quand il coule de source avec tant d'obscénité et d'à-propos.

(IV-1)

Un lecteur français qui sera en outre étonné d'apprendre que Peines d'amour perdues est une pièce qui met symboliquement en scène notre Henri IV national (le roi Ferdinand, "roi de Navarre" s'il en est) ainsi que Marguerite de Valois (la princesse de France), ce qu'a très bien compris le grand Elijah Moshinsky dans sa mise en scène très française, élégante et libertine certes plus XVIIIème que XVIème, mais qui rend à merveille ce qu'un Philippe Sollers appellerait Les Folies Françaises.

[* Même le personnage de Judas Iscariote qu'interprète à la fin, "dans la pièce de la pièce", Holopherne apparaît burlesque.]

 

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Watteau, L'amour désarmé

 

I – Pas de libre arbitre pour les amoureux ! 

Est-il possible de renoncer aux plaisirs et à l’amour au nom de l'étude ? C'est "l'engagement" faustien du Roi Ferdinand et de ses seigneurs, Biron, Longueville et Du Maine - tous les quatre bien décidés à fonder une académie monastique où pendant trois ans ils ne se consacreront qu’à la science et à la philosophie sans voir personne et surtout pas de femmes. Voici bien les hommes, leurs règles, leurs renoncements et leur croyance forcenée en leur libre arbitre.

Certes, les jouissances du monde sont vaines mais celles du savoir ne le sont-elles pas autant, sinon davantage ? C'est la question de Biron, le seul à ne pas être dupe des mensonges du spiritualisme pur et qui fait des manières avant de signer le serment.

BIRON – (…) Toutes les jouissances sont vaines : mais la plus vaine de toutes est celle qui, acquise avec peine, ne rapporte que peine ; c’est elle qui consiste à se morfondre péniblement sur un livre, pour chercher la lumière de la vérité, tandis que la vérité ne fait qu’aveugler le regard de son éclat perfide. La lumière ici-bas se perd à chercher la lumière. Avant que vous découvriez la lumière au milieu des ténèbres, la lumière devient ténèbres pour vous par la perte de vos yeux. (…) 

LE ROI – Quelle science il montre à raisonner contre la science ! 

BIRON – (…) Pourquoi me réjouirais-je de productions d’avance avortées ? À Noël je ne désire pas plus de roses que je ne souhaite la neige au retour des fêtes de mai. J’aime chaque chose à sa saison.

(I-1)

Le hic est que le roi est obligé d’accueillir tantôt la princesse de France et ses dames afin de conclure une alliance politique. Apprenant cette nouvelle, le sang (et la rhétorique) de Biron ne font qu’un tour. Puisqu'il est nécessaire de changer le serment pour des raisons politiques, ne nous en voulons pas d'obéir à la nécessité, à celle-ci comme à d'autres si d'aventure il en arrivait :

BIRON – La nécessité nous rendra tous parjures trois mille fois durant ces trois ans car tout homme né avec des penchants, que seule peut maîtriser, non la volonté, mais une grâce spéciale. Si donc je viole ma foi, j'aurai pour excuse de m’être parjuré par pure nécessité. Conséquemment je signe sans réserve le décret tout entier.

De son côté, Don Adriano de Armado, "espagnol fantasque" et ami des quatre précédents, est déjà tombé amoureux de Jacquinette, la promise de Trogne (contrairement à ce qui se passe chez Marivaux, on peut tomber amoureux de quelqu’un qui n’est pas de sa classe chez Shakespeare ) et connaît, avant les autres, les affres anti-volontaristes de l’amour :

ARMADO – Comment l'amour peut-il être loyal quand il naît déloyalement ? L'amour est un esprit familier ; l'amour est un diable ; il n'y a de mauvais ange que l'amour.  Et pourtant Samson a été tenté comme moi et il avait une force supérieure. Pourtant Salomon a été séduit comme moi et il avait une forte grande sagesse. 

PAS DE LIBRE ARBITRE POUR LES AMOUREUX ! Et même pas de libre arbitre pour quiconque connaît vraiment la vie, tout n’ayant jamais été que question de désir, de destin, de nécessité, de nature, peut-être de grâce - ce dont nos gaillards volontaristes vont faire bientôt la cuisante et comique expérience.

 

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Watteau, La Proposition embarrassante 

 

Acte II – Bélier et pâturage

Entrent donc la princesse de France et ses dames, Rosaline, Maria et Catherine. Apprenant le serment des hommes, elles décident, comme il se doit, de le briser, autant pour batifoler que pour prouver aux hommes qu'ils sont aussi féminins qu'elles sont masculines, "viriles" - l'inversion des genres n'étant pas propre aux viragos LGBT de notre temps mais bien une constante érotique du théâtre de Shakespeare, à la notable différence qu' "érotique" n'est pas proprement le fait de nos néo-féministes en ce sens fort peu "shakespeariennes". Si "fluidité du genre" il y pour l'auteur de Comme il vous plaira, celle-ci va toujours du côté du plaisir, des sens et de la dualité que l'on ne quitte que pour mieux la retrouver.

Comme prévu, les hommes tombent tout de suite dans le piège. Et c’est là le début des duels verbaux, « colères de béliers qui se rencontrent » ou « galères d'ennemis qui se heurtent », des jeux de mot sans fin, des métaphores galantes ou moins galantes : « Vous le bélier et moi le pâturage ! La plaisanterie s'arrêtera-t-elle là ? », des « langues impatientées de paroles » et pas seulement de paroles, des tentatives de baisers et de tout ce que disent les regards, notamment celui du roi Ferdinand envers la princesse de France - et qui n'échappe pas à l'intendant Boyet.

BOYET – Tout son être s'était retiré dans le palais de ses yeux entrouverts par le désir. Son cœur, agate où était gravée votre image, était tout fier de cette empreinte et exprimait sa fierté dans ses yeux. Sa langue, impatientée de paroles qui gênaient le regard, en finissait vite avec les mots pour n’être plus que le langage des yeux.

 

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Watteau, L'indifférent

 

Acte III – « Le branle français »

Des femmes qui perturbent des hommes, des hommes qui tentent de les fuir dans des académies monastiques, en vain, bien entendu - cela pourrait être aussi cela, "la leçon" de Peines d'amour perdues et dont la dimension française va jusqu'à la danse nationale, cette « bourrée » que François-Victor Hugo traduit par « branle » et qui va mettre en effet l’esprit du pauvre Biron en branle :

BIRON – Oh ! Est-ce possible ? Moi, amoureux ! Moi, le fléau de l'amour ; moi, le bourreau des soupirs passionnés, le critique sévère, l'homme de police de la nuit ; moi, le pédant qui tançais, avec plus d’ arrogance qu'aucun mortel, cet enfant aux yeux bandés, ce pleurnicheur, ce maussade enfant, ce jeune vieillard, ce nain géant, ce régent des rimes amoureuses, ce seigneur des bras croisés, ce souverain consacré des soupirs et des gémissements, ce suzerain de tous les flâneurs et de tous les mécontents, redoutable prince des jupes, ce roi des braguettes, cet empereur absolu, ce grand général qui fait trotter tant d’huissiers… ! (…) Quoi donc ! Moi, aimer ! Moi, faire la cour ! Moi, chercher une épouse ! une femme, véritable horloge d’Allemagne, toujours à réparer, toujours dérangée, allant toujours mal, quelque soin qu’on prenne pour la faire aller bien ! Que dis-je ? Me parjurer, ce qui le pire de tout, et, entre trois femmes, aimer la pire de toutes, une coquette au sourcil de velours, ayant deux boules noires en guise d’yeux ! (…) Et je soupire pour elle ! Je perds le sommeil pour elle ! Je prie pour l’obtenir ! (…) » 

[À rapprocher de la célèbre volte-face de Bénédicte dans Beaucoup de bruit pour rien après qu’il se soit rendu compte qu’il était horriblement amoureux de Béatrice et qu'il est bien décidé à l'aimer, tant pis pour les quolibets qui s'abattront sur lui, « qu'est-ce que les appétits qui ne changent pas ? » (II -3)]

 

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Watteau, Le singe sculpteur

 

Acte IV – L’anti-drame 

Qu'on ne s'y trompe pas. On a beau multiplier les répliques sanglantes (sexuelles) : « jouer notre rôle de meurtrières », « belle chasseuse », « cherche en ce moment à répandre le sang d’un pauvre daim à qui mon cœur ne veut pas de mal », « je prouverai que je suis bonne tireuse », « je crains d’être trop écorché », rien de grave ne se passe réellement dans cette pièce. Pas de méchant ou de mélancolique (comme le Jacques de Comme il vous plaira) pour dramatiser le quadrille. Même le pédant de service, Holopherne (inspiré, dit-on, de John Florio, le traducteur de Montaigne), est inoffensif. La comédie devient alors musicale, les chansons s’intercalant de plus en plus dans les scènes. Et quand Biron piège le Roi qui piège Longueville qui piège Du Maine et avant qu’une lettre amoureuse de Biron piège à son tour celui-ci, toute la communauté masculine se pardonne dans l’instant. A quoi bon résister à ce qui est plus fort que nous - et qui nous rend tous égaux ? Non, la seule chose qu'il faut faire, c'est se relégitimer au plus vite. Pour cela, Biron est le meilleur. 

LE ROI – Mais à quoi bon cette discussion ? Ne sommes-nous tous pas amoureux ?

BIRON – Oh ! Certainement, et par conséquent tous parjures.

LE ROI – Laissons donc là ce verbiage ; et toi, bon Biron, prouve-nous que notre amour est légitime et que notre foi n’est pas violée.

DU MAINE – C’est cela, morbleu… Vite un palliatif pour notre faute !

LONGUEVILLE – Oh ! un argument pour autoriser notre conduite ! Un sophisme, une argutie à attraper le diable !

DU MAINE – Quelque baume pour le parjure ! 

Et Biron de se lancer dans une défense ardente de l’amour, force céleste à laquelle rien ni personne ne résiste et ne doit résister, et surtout pas ceux qui se sont mis bille en tête d'étudier le monde. 

BIRON – C'est des yeux même des femmes que je tire cette science suprême : sans cesse elles étincellent de vrai feu prométhéen. Elles sont les livres, les arts, les académies, qui enseignent, régissent et alimentent le monde entier. Sans elles, il n'est personne qui puisse exceller à rien. Vous êtes fous d'abjurer ainsi les femmes ; vous seriez fous de tenir votre serment.

En vérité,

« c'est religion de se parjurer ainsi : la charité est toute la loi divine ; et comment séparer l'amour de la charité ? »

Les hommes, leurs arrangements, leurs prétextes, leur hypocrisie, leurs faiblesses. Pauvres diables que nous sommes !

 

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Watteau, Les deux cousines

 

Acte V – L'ordre féminin.

Tout est bien qui devrait finir bien. Les hommes sont prêts à avouer leurs forfaits, à subir les remontrances des femmes, à condition, bien entendu, que celles-ci leur reviennent à la fin - et comment cela ne serait-il pas ? C'est compter sans la sévérité affectueuse de ces dames, aussi décidées à aimer leurs amants qu'à les corriger d'abord de leurs parjures. Car comment pourrait-on aimer honnêtement ceux qui se sont montrés si peu virils dans leurs promesses ?

A ce jeu des punitions symboliques (ou non !), c'est Rosaline la plus impitoyable : 

ROSALINE – Ce Biron ! Je veux le torturer avant de partir. Oh ! Si je savais un moyen de le prendre à mes gages, comme je le forcerais à ramper, à implorer, à supplier, à attendre le moment, à observer les minutes, à dépenser ses esprits prodigue en rimes superflues, à se mettre au service de toutes mes fantaisies et à se glorifier de devenir, en glorifiant, l'objet de mes railleries ! Je voudrais influencer sa vie si fatalement qu'il fût pour moi un jouet et que je fusse pour lui le destin. 

Lui, visiblement, n'attend que ça :

BIRON – Me voici, madame : déchaîne ta verve contre moi ; écrase-moi d'ironies, accable-moi de sarcasmes ; passe mon ignorance au fil de ton esprit ; hache-moi de tes traits les plus aigus ; va ! je ne me risquerai plus à t'inviter à la danse ou à me présenter sous l'habit russe. Oh ! je ne me fierai plus jamais aux harangues écrites ni aux mouvements de langue d'un écolier ; je ne m'offrirai plus sous le masque à ma mie ; je ne mettrai plus l'amour en rimes comme la chanson d'un ménétrier aveugle. Phrase de taffetas, termes précieusement soyeux, hyperboles à trois poils, affectations raffinées, figures pédantesques, toutes ces mouches qui me piquaient m’ont boursouflé de leurs malsaines ampoules. Je les honnis pour jamais ; et j'en jure par ce gant blanc (Dieu sait combien plus blanche est la main !), désormais les sentiments de mon cœur seront exprimés par un simple oui de bure ou par un honnête nom de serge.

Le décret des femmes n'en est pas moins rude : puisque nos amants logogriphes étaient prêts à se retirer du monde trois ans, qu’ils le fassent au moins un an et un jour, qui dans un ermitage, qui dans un monastère, qui dans un service social - et alors on reviendra à eux.

BIRON – Un an ? Soit ! Advienne que pourra ; je vais plaisanter un an dans un hôpital. 

Après La Mégère apprivoisée, pièce antiféministe s'il en est (mais dont tous les metteurs en scène modernes inversent le sens grâce au texte lui-même à double sens), Peine d'amour perdues s'impose donc comme une sorte de Cosi Fan Tutte de domination féminine et dont on serait alors tenté de faire un brûlot féministe, voire misandre – mais ce serait, comme on l'a dit, nier le contenu érotique et amoureux de la pièce dont on sait qu’il ne fait pas bon ménage avec le féminisme. Chez Shakespeare, si les femmes dominent, c'est pour mieux aimer les hommes. 

 

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Watteau, La boudeuse

 

Le Songe d'une nuit d'été ou Les Ensorcelés

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