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Entretien Livr'arbitres (juin 2023)

 

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ENTRETIEN AVEC PIERRE CORMARY

 

conduit par Antoine Katerji

 

(Livr'arbitres n°42 - juin 2023)

 

Qui connaît Aurore Cornu (1931-2021) ? Pas grand monde, à l'exception des cinéphiles qui se souviennent de cette mystérieuse actrice roumaine du Genou de Claire de Rohmer, ignorant sans doute qu’elle fut aussi poétesse, romancière, traductrice et même réalisatrice. Pierre Cormary (auteur de l’excellent blog littéraire Soleil et Croix) répare cette injustice en consacrant un livre inclassable (Aurora Cornu, Éditions Unicité, 2022) à leur drôle de couple platonique : elle, la vieille dame digne, qui a connu le Paris littéraire des années soixante, côtoyé de près Raymond Abellio, Jean Parvulesco et Dominique de Roux ; lui, le vieux garçon obèse qui se réfugie derrière les écrans par peur de se colleter à la réalité, spectateur de sa vie jusque dans son travail (il est gardien de musée). Un mélange d’Harold et Maude et de Ma nuit chez Maud, qui en fait une sorte d’équivalent littéraire du cinéma de Rohmer.

 

 

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Genou de Claire (1970), première scène.

 

 

  • Votre livre s’ouvre sur une description d’une cinquantaine de pages du Genou de Claire qui parait presque réelle à force d’être détaillée. Est-ce une manière pour vous d’habiter « ce paradis français intellectuel dans lequel les garçons et les filles discutent de livres », qu'évoque Aurora Cornu à propos du cinéma de Rohmer ? Une tentative de bilocation pour reprendre le titre de l’unique film qu’elle a réalisé ?

 

D’abord, je suis très heureux que vous commenciez par cette deuxième partie qui est sans doute la plus problématique du livre. Elle est en effet une retranscription quasi plan par plan du Genou de Claire et peut paraître rébarbative à certains lecteurs qui, parce qu’ils n’ont pas vu le film, croient qu’ils ne peuvent pas la comprendre, alors que je l’ai conçue comme une fiction dans la fiction pouvant fonctionner de manière autonome (un peu comme ce qui se passe dans un roman picaresque), ce que me confirment heureusement d’autres lecteurs qui la lisent avec plaisir et l’apprécient comme telle : une histoire de fétichisme assez cruelle bien qu’inoffensive et dans laquelle je m’insère moi-même comme guest star. Cette insertion est pour moi essentielle puisque c’est par ce film que tout a commencé. Je suis tombé amoureux d’une image, d’un personnage, d’une « personnimage » pourrait-on dire, et j’ai voulu en être aussi. J’ai voulu entrer dans le film et m’imaginer l’ami intime de tous ces gens de Talloires, dont cette Aurora, la romancière roumaine qui incite notre vieux camarade, Jérôme Montcharvin (Jean-Claude Brialy) à aller séduire les jouvencelles du coin le temps d’un été, histoire d’en faire une – et afin de vérifier si l’on peut fictionnaliser le réel selon ses désirs de romancier et faire de personnes réelles des personnages. Et d’une certaine manière, c’est ce que je fais moi-même mais à l’envers – partir d’une fiction, d’un film, d’un personnage et tenter de rencontrer pour de vrai celui-ci. Je veux dire : pas simplement une actrice qui m’aurait tapé dans l’œil mais une personne (d’ailleurs actrice non professionnelle) ayant joué son propre rôle, Aurora Cornu en l’occurrence, roumaine et romancière dans la vie. Une façon non pas d’arriver à une mise en abîme mais d’en partir pour arriver au réel. Alors oui, on peut parler de « bilocation » entre un film et la vie – et qui deviendra un livre.

 

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  • Votre découverte d’Aurora Cornu par écran interposé est décrite sur le mode de la révélation. En quoi le cinéma intellectuel de Rohmer est-il propice à ce genre d’épiphanie charnelle ? Son œuvre illustre-t-elle cette « catholicité du cinéma » que vous évoquez régulièrement dans votre blog, et ce, depuis le premier billet sur La Passion du Christ de Mel Gibson ?

 

Il y a tout de même une petite différence entre le cinéma de Mel Gibson et celui d’ Éric Rohmer ! Mais c’est vrai qu’existe cette catholicité du cinéma, telle que l’a définie Gille Deleuze dans L’Image-temps, et qui relève de la croyance, sinon de la piété à l’image. Le cinéma nous prouve « en quoi nous sommes encore pieux », c’est-à-dire sensibles aux arrières-mondes, à la caverne, aux beautés du faux. Alors que si nous étions véritablement athées, nous refuserions ce simulacre qu’on nous propose en 24 images-seconde, nous serions physiquement indifférents à la pellicule qui défile sur l’écran, nous serions complètement « vrais », c’est-à-dire complètement atroces. À part Stéphane Zagdanski dans La Mort dans l’œil, je ne crois pas qu’un tel monstre d’extra-lucidité insensible existe !

Chez Rohmer, la catholicité est d’abord une question d’incarnation, de présence et de parole. Le personnage est filmé comme une personne sinon comme une parole (jusqu'au paroxysme dans Perceval le Gallois).

 

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Perceval le Gallois (1978)

 

D’où l’emploi chez lui d’acteurs non professionnels qui donnent l’impression de jouer mal ou faux – comme justement Aurora Cornu mais aussi Béatrice Romand ou Laurence de Monaghan. Or, c’est cet « amateurisme » qui permet de voir la personne apparaître derrière le personnage, d’accéder à son être propre et éventuellement d’avoir un coup de foudre pour lui. Aurora Cornu m’est apparue telle qu’en elle-même, dans sa flamboyance naturelle, épiphanique, comme vous dites. La scène du 14 juillet où elle danse avec l’Italien, un peu bourrée, racontant n’importe quoi, riant comme une petite fille en regardant la caméra, et, comme par un hasard objectif (aux deux sens du terme : celui du tangible et celui de la caméra) filmée d’un peu plus près que dans les autres plans, m’a donné la vie dans l’œil ! Elle était là, fabuleuse et réelle. Elle avait surgi chez moi. Elle riait avec moi.

 

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A l'Institut culturel roumain, le 1er juillet 2023, présentation du livre avec projection d'extraits du Genou. 

(Encore merci à Irina Enache Vic, Cristina Hermeziu, Daniela Iancu et Sam Azulys.)

 

 

  • Jean Parvulesco dédia un essai à Aurora Cornu et joua également chez Rohmer. Diriez-vous qu’ils occupaient la même place dans la cosmogonie rhomérienne ?

 

Rohmer, qu’on disait si sage, austère, janséniste, aimait visiblement la compagnie de gens farfelus, aventuriers improbables, gentiment infréquentables, tels François-Marie Banier qui fut un de ses compagnons de route, incarnant quelques rôles dans ses films (dont Robespierre dans L’Anglaise et le duc) ou Paul Gégauff qui fut l’un des héraults de la Nouvelle Vague, et dont on sait qu’il inspira le personnage de Jérôme Montcharvin dans Le Genou.  Jean Parvulesco, c’est « l’inconnu séditieux » comme l’écrivait mon ami Ludovic Maubreuil, une sorte de mage conspirationniste, auteur en effet d’un petit essai sur Aurora intitulé Les littératures d’Aurora Cornu et qui fut pour moi, quand je le découvris, une sorte de mini Bible « aurorienne ».

 

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Raymond Abellio, Jean Parvulesco, Dominique de Roux

 

Aurora Cornu, elle-même « sorcière » à ses heures, est une autre singularité. Parmi toutes les héroïnes rohmériennes, souvent des jeunes femmes un peu perchées, ravissantes idiotes s’il en est, elle est le seul personnage féminin véritablement souverain de sa filmographie, jouant qui plus est le rôle de la metteuse (mettrice ?) en scène de la vie des autres – Rohmer roumaine en quelque sorte, réalisatrice du réalisateur. C’est aussi cela qui m’a séduit chez elle : une maîtresse femme qui fait du théâtre avec autrui.

 

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  • Dans un texte du recueil Le Paradis français d’Éric Rohmer (Éditions Pierre-Guillaume de Roux), vous écrivez que « Rohmer joue la foi contre la volonté, le pari contre l'intention ». En quoi votre rencontre avec Aurora Cornu illustre cet axiome ? Peut-on parler d'un miracle à la manière de Conte d’Hiver?

 

Sans vouloir faire dans la mystique appuyée, je serais tenté de dire qu’en effet, Aurora Cornu fut mon miracle – la rencontre capitale de ma vie qui a fait de moi (qui a accouché !) un écrivain. Comme le personnage de Félicie (Charlotte Véry) dans Conte d’hiver, je crois dur comme fer que les vrais choix que nous faisons dans la vie sont faits en dehors de la question du choix et relèvent beaucoup plus du pari pascalien qui lui-même relève du pur désir. Rencontrer Aurora en vrai était un pari fou et que j’ai vécu au début comme un jeu impossible. Qui était d’abord ce type de mon blog qui m’assurait la connaître à New-York ? Qui me prouvait qu’elle était encore vivante ? Toute la troisième partie du livre (« Ma rose pourpre du Caire » en hommage Woody Allen) est consacrée à cette enquête qui longtemps m’est apparue comme la preuve insigne que j’étais un doux dingue à la recherche de chimère. Que serais-je devenu si je ne l’avais pas rencontré ? Non seulement, je n’aurais pas écrit de livre mais je me serais persuadé que ma vie n’a été qu’un songe vain et inutile et qu’il n’y a plus rien à espérer. Aurora a été la preuve ontologique et littéraire que non. Elle a été mon heure bleue, mon rayon vert, mon signe du Lion (et je suis Lion !), sinon ma Marquise d’O.

 

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La Marquise d'O...  (1976)

 

  • N’avez-vous pas été tenté, malgré tout, telle l’Aurora du Genou de Claire, démiurge des marivaudages de Jean-Claude Brialy, de forcer le réel, de « rohmeriser » votre propre histoire, par exemple lorsque vous rejouez Ma nuit chez Maud en l’invitant dans votre appartement ?

 

Sans doute. J’ai forcé ma propre histoire, j’ai forcé mon destin – et, Dieu soit loué, ça a marché. Encore aujourd’hui, je n’en reviens pas.
Vous savez, jusqu’à la fin, je veux dire jusqu’à son décès survenu le 14 mars 2021, quand j’allais chez elle, tous les mercredis soir, c’était à chaque fois comme si c’était la première fois. D’où la mystique des « premières fois » dans mon livre – et qui aboutit en effet à une dernière « première fois » lorsqu’un jour, elle accepte de venir chez moi pour regarder sur mon canapé Le Genou de Claire, façon de boucler la boucle et de faire dans une « mise en abîme » un rien artificielle – car, à ce moment-là, nous avons tous les deux vraiment dépassé celle-ci, l’essentiel étant moins que nous voyons ce film ensemble que nous le soyons vraiment, ensemble.
À un moment donné, la vie vaut mieux que la poésie (je m’en veux de dire ça.)

 

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La Marquise d'O... (Bruno Ganz)

 

  • Vous revenez sur la guerre que vous mènent les trolls d’Internet. À propos des Porcs de Nabe, vous parlez de la revanche du réel sur le faux (aujourd'hui "structuré" par le complotisme).  Votre livre a-t-il l'ambition de s'inscrire dans cette « réalittérature » ?

 

Diantre ! Je ne sais pas si ça va faire plaisir à Nabe que vous me compariez à lui. Pour autant, ce qu’il y a d’extraordinaire dans Les Porcs, sans doute le livre le plus important de notre époque, est qu’il arrive à être une synthèse absolue de roman, de chronique, de pamphlet, à travers laquelle est retranscrite, comprise et sacralisée toute l’histoire de la société française depuis vingt ou trente ans – et autour de ce nouveau mal absolu qu’est le complotisme, soit l’offensive du virtuel contre le réel, de la fake news contre l’information, du révisionnisme contre l’Histoire. Ce que Nabe montre est que seule la littérature peut faire rendre gorge à ces puissances du faux. Il arrive à ce niveau incroyable, déjà présent dans son journal, où le réel n’est perçu comme tel que parce qu’il est écrit. Alors, ensuite, on peut penser ce que l’on veut de ses opinions politiques « terroristophiles » (opinions d’ailleurs tellement radicales qu’elles se retournent contre elles-mêmes et court-circuitent beaucoup plus l’ultra-gauche révolutionnaire qui n’osera jamais faire comme lui l’éloge de Mohammed Merah – alors qu’elle y tend – que la droite de Valeurs Actuelles, la seule d’ailleurs qui lui donne la parole), ce qui est sûr, c’est qu’on n’a jamais fait rien de tel pour rendre justice au réel. Il y a là quelque chose de religieux qui se joue entre réalité et littérature au sens immanent – pour ne pas dire protestant –, ce que j’appelle en effet « réalittérature » dans mon article sur Les Porcs. 

Alors, est-ce qu’à mon niveau se joue la même chose ? Je ne crois pas. Tout est vrai (ou presque) dans mon livre mais il y a encore sans doute quelque chose de trop romantique en lui (en moi !) pour en faire un objet de pure « réalittérature ». Peut-être mon prochain livre, consacré justement aux trolls, en sera un ! Rendez-vous en novembre 2023.  

 

 

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