Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Sept lieues en soulier III et IV

"Même les péchés servent".


medium_vierge.5.jpgCa raconte quoi le Soulier de Satin finalement ? que l'amour divin est plus fort que l'amour humain ? Certes, mais à condition que l'amour divin soit physique, mille fois plus physique, un milliard de fois plus physique, que l'amour humain. Et c'est ce coït divin qui fera renoncer Prouhèze à Rodrigue. Le sacrifice passe par l'orgasme. La femme renonce à l'homme mais parce que Dieu lui a fait l'amour. Ce sera l'hallucinogène huitième scène de la troisième journée - un des trucs les plus dingues que l'on n'ait jamais écrit.

Troisième journée, donc. Pélage est mort. Rodrigue vit avec Isabel. A Mogador, Prouhèze a épousé Camille et a eu de lui une petite fille, la future Dona Sept Epées qui ressemble à Rodrigue. Comme dans L'Annonce faite à Marie, l'âme encule le corps - biologiquement parlant, cela veut dire que la femme n'a pas besoin de coucher avec l'homme qu'elle aime pour avoir un enfant de lui. L'aberration catholique va jusque là. Prouhèze fait avec un autre l'enfant de son amour. Et quand Rodrigue, devenu vice-roi d'Amérique vient la voir, lors de l'unique scène où les deux amants se rencontrent enfin, elle lui confie son enfant, juste avant de mourir dans une explosion qu'elle a préparée. Cette troisième journée du Soulier est la plus belle. Quand on a lu ou vu ça, plus rien ne sera comme avant.

Dona Musique, elle aussi, est enceinte, du futur Jean d'Autriche. Dans l'église Saint Nicolas, à Prague, elle confie son bonheur à Dieu.

DONA MUSIQUE : - O mon Dieu, qu'il fait bon ici et que je suis contente avec vous ! on ne peut plus être ailleurs.
Il n'y a pas besoin de rien dire, il n'y a qu'à vous apporter ma lourde personne et à rester en silence à vos pieds.
Ce secret qu'il y a dans mon coeur, il n'y a que vous qui le connaissiez. Il n'y a que vous avec moi qui comprenez ce que c'est que donner la vie. Il n'y a que vous avec moi qui partagiez ce secret de ma maternité :
Une âme qui en fait une autre, un corps qui nourrit un autre corps en lui de sa substance.
Mon enfant est en moi et nous sommes ensemble avec vous.

Notons que celui qui l'a "aidé" à le lui faire n'est guère cité. Les hommes baisent, mais dès qu'il s'agit de procréation, sont tous des Joseph. Le vrai père, c'est toujours Dieu. Dieu crée, la femme procrée, l'homme fout.
" Mon Dieu, vous m'avez donné ce pouvoir que tous ceux qui me regardent aient envie de chanter ; c'est comme si je leur communiquais la mesure tout bas, dit-elle encore dans un élan d'éternel féminin. Contrairement à l'homme qui résiste aux choses et qui en souffre, la femme adhère et jouit de toutes choses. Même de la conquête et de la tyrannie, porteuses de souffrance autant que de vie. Musique le sait bien : "Il faudra bien que ces gens [les amérindiens, les africains] acceptent la tyrannie, comme ils disent, mais moi qui l'aie connue avant eux, je sais qu'elle est bonne et c'est entre ses bras que cette vie nouvelle en moi prend l'origine." C'est que Musique adhère à la vie comme elle adhère à Dieu comme elle adhère au roi. L'Amor Fati, et c'est là le hic, pour nous, démocrates et laïcs, n'est pas simplement un choix individuel, il se confond aussi avec l'histoire. C'est l'eschatologie chrétienne : l'histoire du Monde est aussi l'histoire de Dieu.
Or, au XVIème siècle, "quelque chose change". Colomb a découvert l'Amérique. Vasco de Gama a fait le tour de l'Afrique, Magellan le tour de la planète et l'on finit par admettre la révolution de Copernic. Paradoxalement, c'est en Espagne, cette nation qui évoque plutôt la strangulation et les bûchers que le progrès, qui est la première à voir naître sur son territoire ce qui n'est rien moins que la conscience moderne. Même l'Inquisition participe au grand chambardement humaniste en inventant la justice rationnelle faite de preuves et d'aveux. Dieu perd du terrain autant que sa Création en gagne. Pourquoi résister à tout cela ? Dans Le Soulier, ce sont le Chapelain et Don Léopold August, les deux tenants de la tradition, qui sont les deux personnages les plus ridicules. En bon thomiste, Claudel réaffirme, par la bouche de Musique, que l'homme qui résiste est l'homme qui souffre. Seul se laisser à Dieu et à aux choses qu'Il commande sur Terre convient. "Plutôt que de nous opposer aux choses il n'y a qu'à nous embarquer adroitement sur leur mouvement bienheureux ! " Tout est dans l'indispensable et jésuitique "adroitement". La foi et la ruse peuvent faire bon ménage.

Sauf quand on a affaire à un Ange-Gardien qui vient vous accrocher à son fil, vous révélant à vous-même et vous persuadant que décidément, non, rien ne vaut l'amour divin. Nous voici enfin à cette scène huit qu'on croirait soufflée à Claudel par Sainte Thérèse d'Avila.
D'emblée, Prouhèze supplie à son Aile du Désir de la débarrasser de son corps, fragment limité d'une matière décevante. "... Laisse-moi n'avoir plus de corps afin que je n'aie plus pour ton désir de paroi ! laisse-moi n'avoir plus de visage pour que je pénètre jusqu'à ton coeur !" Pour elle, le temps de la transcendance a commencé. Le corps n'est plus le lieu du désir, mais sa limite. Elle commence à comprendre que Dieu l'a faite pour capturer les âmes, et que si l'homme est la brebis, la femme est la bergère. "Rodrigue, c'est avec moi que tu veux le capturer ?" demande-t-elle à l'Ange-Gardien qui lui répond : "Il était bon que tu lui apprennes le désir." Pourront-ils s'aimer pour autant ? Non, dit l'Ange, "Il nous faut laisser le corps en arrière quelque peu. - Eh quoi ! il ne connaîtra point ce goût que j'ai ?" La malheureuse s'effondre de chagrin et le lecteur commence à s'indigner. A quoi bon toutes ces frustrations à la fin ? Mais inexorablement, l'Ange commence la titularisation mystique de Prouhèze.

L'ANGE GARDIEN : - N'as-tu pas toujours été comme une étoile pour lui ?
DONA PROUHEZE : - Séparée !
L'ANGE GARDIEN : - Conductrice.
DONA PROUHEZE : - La voici qui s'éteint sur terre.
L'ANGE GARDIEN : - Je la rallumerai dans le ciel.
DONA PROUHEZE : - Comment brillerai-je qui suis aveugle ?
L'ANGE GARDIEN : - Dieu soufflera sur toi.
DONA PROUHEZE : - Je ne suis qu'un tison sous la cendre.
L'ANGE GARDIEN : - Mais moi je ferai de toi une étoile flamboyante dans le souffle du Saint-Esprit !

Prouhèze résiste, Prouhèze souffre. Elle s'arc-boute à son humanité. Que lui apporte sa divinisation puisqu'elle ne pourra jamais aimer réellement Rodrigue ? Qu'importe d'être une étoile si le vagin se déchausse ! Faut-il à chaque fois subir le sort du Christ pour monter au ciel ? Pourquoi donc Dieu nous a créés s'Il nous empêche toute jouissance terrestre ? Dieu n'est-Il qu'un bourreau ? Toute la haine qu'on a pu avoir pour Lui était-elle finalement légitime ?
Comme l'inquisiteur qui resserre le chevalet, l'Ange Gardien continue : quand Prouhèze sera du côté du ciel, Rodrigue, en la désirant, désirera le ciel. Il faut qu'elle cède !

DONA PROUHEZE : - Mais est-ce que le ciel jamais lui sera aussi désirable que moi ?
L'ANGE GARDIEN, comme s'il tirait sur le fil : - D'une pareille sottise tu seras punie à l'instant.

Et là, dans la scène d'Olivier Py, au lieu de tirer sur le fil, l'Ange dégainait son épée et la posait sur le sexe de Jeanne Balibar. O Résurrection ! A cet instant, tout devint clair pour moi. Punir Prouhèze, ce n'était pas tirer sur le fil de son désir et rendre la douleur de son manque au-delà du soutenable, comme j'avais cru le comprendre à la lecture - car, aliéné à mes anciens schémas sado-théologiques, je ne voyais là-dedans qu'une infâme torture de plus et même le rire et le "contentement" de Prouhèze étaient pour moi ceux du désespoir et de l'ironie atroce - , mais bien au contraire, lui infliger la jouissance la plus bouleversante et la plus apte à la faire renoncer à son amant. Oui, Prouhèze jouissait devant nous, réellement, sans arrière-goût, et c'est au théâtre que je l'ai compris. Py m'aura au moins servi à ça. Au lieu de vous foutre de ma gueule, écoutez plutôt !

DONA PROUHEZE, riant : - Ah ! frère, fais-moi durer encore cette seconde !
L'ANGE GARDIEN : - Salut, ma soeur bien-aimée ! Bienvenue, Prouhèze, dans la flamme !
Les connais-tu à présent, ces eaux où je voulais te conduire ?
DONA PROUHEZE : Ah ! je n'en ai pas assez ! encore ! Rends-la-moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !
L'ANGE GARDIEN : - La voici de toutes parts qui te baigne et te pénètre.
DONA PROUHEZE : - Elle me baigne et je n'y puis goûter ! c'est un rayon qui me perce, c'est un glaive qui me divise,
c'est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c'est l'effervescence de la source qui s'empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c'est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite, et supérieure à toutes les délices, ah, c'est la traction impitoyable de la soif, l'abomination de cette soif affreuse qui m'ouvre et me crucifie !
L'ANGE GARDIEN : - Demandes-tu que je te rende à l'ancienne vie ?
DONA PROUHEZE : - Non, non, ne me sépare plus à jamais de ces flammes désirées ! Il faut que je leur donne à fondre et à dévorer cette carapace affreuse, il faut que mes liens brûlent, il faut que je leur tienne à détruire toute mon affreuse cuirasse, tout cela que Dieu n'a pas fait, tout ce roide bois d'illusion et de péché, cette idole, cette abominable poupée que j'ai fabriquée à sa place de l'image vivante de Dieu dont ma chair portait le sceau empreint !
L'ANGE GARDIEN : - Et ce Rodrigue, où crois-tu que tu lui sois le plus utile, ici-bas ?
Ou dans ce lieu maintenant que tu connais ?
DONA PROUHEZE : - Ah ! Laisse-moi ici ! ah ! ne me retire pas encore ! pendant qu'il achève en ce lieu obscur sa course laisse-moi me consumer pour lui comme une cire aux pieds de la Vierge !
Et qu'il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente !

Tout est consommé. Prouhèze est désormais du côté du ciel. Dieu Lui a fait l'amour, et elle peut renoncer, sans effort ni volonté, à la vie terrestre. La jouissance phénoménale et surnaturelle lui a donne la force de tous les sacrifices. 

Il reste cependant à faire le plus dur. Aimer ses amis, a fortiori son amant, n'est rien, c'est aimer ses ennemis qui est tout. Prouhèze doit d'abord s'occuper de Camille. Et c'est la scène dix : pour Olivier Py, un carré de flammes à l'intérieur duquel vont causer, entre Dieu et le diable, l'homme sans grâce et la femme à la grâce surabondante.
Un bon lecteur de Sade ne devrait avoir peur de rien. La révolte métaphysique, le désir, intime comme un écarquillement, de faire le procès de Dieu, l'envie forcenée et pathologique de s'en prendre à tout ce qui est pur, tendre et innocent, la haine de la vie enfin, tout cela, le lecteur assidu de Justine et de Juliette pense l'avoir intériorisé de toutes les façons. Las ! C'est qu'il ne connaît pas Don Camille (ce double de Claudel et qui est aussi le prénom de la soeur adorée et enfermée...), c'est que malgré sa théorie et sa pratique de mille blasphèmes, il ignore encore le blasphème suprême, celui qui atteint Dieu dans sa "chair". "Si je tape un mur je me fais mal et si je tape avec une grande force je me fais un grand mal." commence Camille. "Et si je tape avec une force infinie, je me fais un mal infini. Ainsi, moi fini, si je tiens bon, j'arrête la Toute-Puissance, l'Infini souffre en moi limite et résistance, je lui impose ça contre sa nature, je puis être la cause en lui d'un mal et d'une souffrance infinie."
Au début, Prouhèze ne comprend pas bien et répond par la morale. "Dieu, dit-elle naïvement, ne se soucie point de l'apostat. Il est perdu. Il est comme s'il n'était pas." Faible réponse ! C'est celle du Chapelain, du juriste, de celui qui désolidarise le Créateur de sa Créature, soucieux seulement de respecter le Père, mais profondément étranger à sa propre foi. Elle ne peut contenter Camille.

DON CAMILLE : - Et moi je dis que le Créateur ne peut lâcher sa créature. Si Elle souffre Il souffre en même temps. C'est Lui qui fait en Elle ce qui souffre.
Il est en mon pouvoir d'empêcher cette figure qu'Il voulait faire de moi.
En qui je sais que je ne puis être remplacé. Si vous pensez que toute créature est à jamais irremplaçable par une autre,
Vous comprendrez qu'en nous il est en notre pouvoir de priver le sympathique Artiste d'une œuvre irremplaçable, une parcelle de Lui-même.
Ah ! je sais qu'il y aura toujours cette épine dans son cœur ! J'ai trouvé ce passage jusqu'au plus profond de son être. Je suis la brebis bien perdue que les cent autres à jamais ne suffisent pas à compenser.
Je souffre de Lui dans le fini, mais Lui souffre de moi dans l'infini et pour l'éternité.
(…)
Je suis en position de Le priver de quelque chose d'essentiel. "


FAIRE SOUFFRIR DIEU EN SOI. Dans tous ses blasphèmes, Sade n'avait pas pensé à ça : se damner, c'est damner Dieu. Aller en enfer, c'est emporter Dieu avec soi. Puisqu'Il nous aime infiniment, Il souffrira infiniment. Tant pis pour Lui ! Il n'avait qu'à pas nous créer. L'enfant fait payer son père de l'avoir enfanté - en se suicidant. Si l'enfer existe et que nous tombons dedans, alors le Christ ne ressuscitera jamais et restera éternellement sur sa croix !
Sublime jusqu'au point de vouloir réconcilier avec Dieu l'homme qui la fouette et la cadenasse, Prouhèze essaye alors de raisonner Camille. " Le saint prie avec son espérance, le pécheur avec son péché. " lui dit-elle. Etiam peccata. Même les péchés servent. Mais elle, pour qui prie-t-elle ? Usant d'une dialectique proprement satanique, Camille emmène celle qui veut l'aider à reconnaître que, si lui se débat dans le néant, elle, en tant qu'une partie d'elle ne veut pas encore renoncer à Rodrigue, a aussi un pied dans ce néant, et qu'en ce sens, ils sont tous les deux dans la même galère. Là de même, la morale ne vaut rien, et Prouhèze ne convainc guère le damné en lui disant que Dieu nous demande surtout de ne pas faire le mal. En fait, Camille damne le pion, c'est le cas de le dire, au légalisme de Don Pélage, instauré à la première journée. Face à la quête profonde de la foi, respect et devoir et tout ce qui se soucie vertueusement des êtres vole en éclat.
En forçant Prouhèze à admettre que Rodrigue est encore dans son coeur, Camille le damné, le "salaud", est celui qui va faire que le salut s'accomplisse. Pour elle, comme pour lui.

DON CAMILLE : - Mais la croix ne sera pas satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n'est pas la volonté de Dieu détruit.
DONA PROUHEZE : - O parole effrayante !
Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE : - Mais alors, je suis damné, car mon âme ne peut être rachetée que par la vôtre, et c'est à cette condition seulement que je vous la donnerai.
DONA PROUHEZE : - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE : - Mourez donc par ce Christ en vous étouffé
Qui m'appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner !
DONA PROUHEZE : - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !

Et c'est alors que la Grâce, de nouveau, inverse les forces, et ordonne la rédemption. Au moment où Camille va l'emporter sur Prouhèze, le voici qui se jette à ses genoux, l'exhortant à le sauver lui aussi. Comme s'il avait compris, au moment de sa victoire, que cette victoire était vaine. Et qu'il fallait mieux perdre devant Dieu que gagner contre Lui. Bouleversant volte-face ! Voilà qu'il implore la femme qu'il a fait fouetté et torturée :

DON CAMILLE : - Prouhèze, je crois en vous ! Prouhèze, je meurs de soif ! Ah ! cessez d'être une femme et laissez-moi voir sur votre visage ce Dieu que vous êtes impuissante à contenir,
Et atteindre au fond de votre cœur cette eau dont Dieu vous a faite le vase !
DONA PROUHEZE : - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE : - Mais d'où viendrait autrement cette lumière sur votre visage ?

La scène se termine brutalement à cette réplique - mais dans une promesse d'accomplissement. Le damné aura reçu l'espérance de ne plus l'être, l'élue aura sauvé celui en qui Dieu continuait d'être crucifié.  Camille ne reviendra plus sur la scène, et Prouhèze pourra enfin recevoir, une première et dernière fois, Rodrigue.

La scène finale (XIII), la plus émouvante, conduit le drame à son terme. Solennellement, entouré de ses hommes, Rodrigue et Prouhèze, seule femme au milieu de tous, se retrouvent (dramatiquement, la seconde fois, puisqu'ils se sont connus avant que la pièce ne commence, mais scéniquement, la première). La femme, désormais ailleurs, en Dieu, apprend à l'homme qu'il faut la quitter à jamais pour se retrouver pour toujours. L'homme ne comprend pas : " Mais à quoi sert cet amour-avare et stérile où il n'y a rien pour moi ? ", " A quoi me sert cette joie si tu ne peux me la donner ? ", " A quoi sert cette étoile qu'on ne rejoint jamais ? " demandera-t-il à trois reprises. Prouhèze lui sort alors la réplique immortelle et splendide : "Je veux être avec toi dans le principe ! " avant de se voiler de la tête aux pieds et de lui laisser leur l'enfant.

Quatrième journée intitulée "Sous le vent des îles Baléares". Les sublimes ont laissé la place aux bouffons.
Prouhèze est morte. Rodrigue, amputé d'une jambe, vit en un bateau et vend des peintures de saints qu'il fabrique avec son ami le japonais. Il retrouve sa fille, l'ardente Sept Epées, qui l'exhorte à venir se battre avec lui contre les Maures pour délivrer les captifs chrétiens, et accomplir l'oeuvre de sa mère. Epuisé, lunatique, minable, Rodrigue promet sans accomplir sa promesse. Entre-temps, le Roi d'Espagne, qui a retrouvé sa trace, décide de le confondre, en lui faisant croire qu'il lui accorde le royaume d'Angleterre, et pour cela le fait revenir, par le biais d'une actrice rouée, à la cour. Humilié par celle-ci, Rodrigue finit par être vendu comme esclave à une religieuse.

Toute cette journée est dominée par la figure formidable et généreuse de Dona Sept-Epées, qui a la grâce de sa mère, la volonté conquérante de son "père", Rodrigue, et la liberté amorale de son géniteur, Camille. "O ma Bouchère, confie-t-elle à sa chaperonne, que je suis heureuse ! Comme ça va être joli avec moi, comme ça va être amusant ! (…) Les gens marchent péniblement et ils ne s'aperçoivent pas que c'est tellement plus facile de voler, il n'y a qu'à ne plus penser à soi." Elle cherche l'âme de sa mère : " Là où est ma chère Maman cela sent bon", gronde son père de désespérer : "Où le corps ne passe pas, la charité peut passer qui est plus forte que tout", le force à être père : "Nous avons profondément besoin de vous, et non pas de vos fruits, mais de votre bois." D'ailleurs, pour cette enfant-femme, "Ce n'est pas la peine d'avoir un père si on n'est pas sûr de lui et s'il est tout simple et tout petit comme nous. "
Rodrigue, transcendé par sa fille, comprendra qu'il faut aimer l'éternité de Prouhèze. Hélas ! il lui faut d'abord subir les outrages d'un monde qui s'est désenchanté (sans doute sommes-nous déjà passés du XVIème au XVIIème), et lui-même, l'ancien héros du Siècle d'or, se révèle un ridicule vieux combattant incapable de venir en aide à sa fille ni même d'être digne de sa bien aimée. La médiocrité l'a emporté partout. Lorsqu'à la toute fin, il est saisi par la grâce et rit de se voir ainsi vendu comme esclave, retrouvant par là-même ce feu divin qui a tant brûlé son amante, ne le comprend-on plus, et il apparaît plus comme un fou inoffensif plutôt que comme un mystique.

DEUXIEME SOLDAT : - C'est une belle nuit pour vous que celle où l'on vous emmène pour vous mettre en prison ou pour vous vendre comme esclave ?
DON RODRIGUE : - Je n'ai jamais vu quelque chose de si magnifique ! On dirait que le ciel m'apparaît pour la première fois. Oui, c'est une belle nuit pour moi que celle-ci où je célèbre enfin mes fiançailles avec la liberté.
DEUXIEME SOLDAT : - Tu as entendu ce qu'il dit ? Il est fou.

Fou pour un esprit moderne. Béat pour un religieux. Heureux, en tous cas, pour un père. L'ultime coup de canon que l'on entend de la mer lui apprend que sa fille a été repêchée par le bateau de Jean d'Autriche (le fils de Dona Musique), qu'elle épousera, avant de commencer avec lui la délivrance des chrétiens captifs. Ainsi, Sept Epées continuera le travail de Prouhèze. Ainsi, de toute éternité, les pêcheuses d'âme continueront à servir Dieu. Ainsi aucun homme n'ira en enfer tant qu'il y aura des femmes auprès de Dieu.

Je vous salue Marie.

"DELIVRANCE AUX AMES CAPTIVES !"

Lien permanent Catégories : Claudel Pin it! Imprimer

Commentaires

  • Merci d'avoir repris le récit d'une telle aventure, magnifique et rare.
    Magnifique à condition de savoir en sortir, par la mort physique ou par la vie physique. S'y attarder serait y moisir, et oui, attrister Dieu.
    "Dieu attend qu'on lui pardonne", je me répète, puisque ça reste inaudible.

  • "Il y a de la tristesse au ciel" disait Kierkegaard.

  • Il y a au ciel une tristesse si violente qu'elle nous tue.
    Il faut lui pardonner en continuant d'approuver la vie, jusque dans la mort.

  • Dieu attend qu'on lui demande pardon, pas l'inverse. C'est absurde ce que vous dites Alina.

    De la tristesse au ciel ? Bien moins que sur terre.

  • Non Sébastien, c'est vrai ce que je dis, et ça me fait de la peine de vous le dire.
    Il attend qu'on lui pardonne pour cette tristesse essentielle qui est au ciel - mais comment vous la dire, si vous ne l'avez pas rencontrée ? Le Stalker par exemple l'a connue, mais il ne pardonne pas. Je ne dis pas ça pour parler de lui et j'espère qu'il ne me lira pas car il est très en colère chaque fois que j'essaie de lui dire ça, je le dis pour essayer de faire comprendre avec un exemple humain.
    Sur terre il y a beaucoup de colère et de malheur, et la grande tristesse, la froide tristesse de Dieu, elle augmente chaque fois que nous faisons quelque chose de travers. Il y a bien là de quoi demander pardon, mais ça ne sert à rien si on ne sait pas pardonner d'abord, et ainsi Le rendre heureux.
    Je n'aime pas parler comme ça, mais je ne sais pas le dire autrement.

  • Je ne comprends rien à ce que vous dites, Alina. Comment le Stalker a-t-il pu rencontrer la tristesse du ciel ? Il n'est pas mort, que je sache. Et au ciel, il n'y a que de la joie. "Je vous salue, Marie, la joie du Ciel et de la Terre", dit une prière.

    Heureusement que nous ne sommes plus au Moyen Âge, vos propos vous auraient valu le bûcher, à coup sûr.

  • Vous me faites sourire Sébastien, on dirait un gentil inquisiteur, vous voulez me faire parler ? Merci, je veux bien.

    Après tout je ne sais pas pour le Stalker, je ne veux pas parler à sa place. Mais il n'y a pas besoin d'être mort, je peux parler en mon nom. Il suffit qu'un jour en montagne par exemple le ciel se soit révélé à vous dans sa tristesse glaciale (ça ne vient pas tout seul par hasard, bien sûr, mais tout d'un coup ça se manifeste, comme autre chose se manifeste aussi en d'autres occasions). C'est très violent, ça ne s'oublie pas.

    Tout le monde connaît plus ou moins le désespoir mais tout le monde n'en a pas conscience, et tout le monde n'a pas cette expérience ultime de le voir concrétisé, c'est bien le terme, quand le monde soudain n'est qu'une immense pierre.

    Alors la joie aussi, bien sûr, quand on (par)donne à la pierre de quoi laisser jaillir la source.

    Quant à mériter le bûcher, c'est bien possible puisque je n'ai jamais fréquenté les curés ni leur catéchisme, je connais ce que je connais, c'est tout !

    Le plus terrible c'est de ne pas connaître son désespoir, de n'en avoir pas idée, c'est ce qui arrive au monde contemporain et c'est ce qui empêche aussi de connaître la joie.

  • Le Stalker a vu l'enfer, dans sa glaciale blancheur. C'est du moins ce qu'il raconte dans son texte 'Damnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme' :

    http://stalker.hautetfort.com/archive/2005/06/04/damnation_de_bela_tarr_ou_la_secheresse_de_l_ame.html

    Il a fait l'expérience du désespoir ultime, c'est-à-dire la révélation d'un monde absolument déserté par Dieu. C’est une expérience mystique, que les mots ne peuvent transcrire que faiblement. Effectivement, quand Dieu laisse le monde à lui-même, la tristesse s’imprègne partout. Mais là où Dieu est présent, que ce soit au Ciel ou sur Terre, la joie l’accompagne. Dieu est amour, joie, partage. Comment pourrait-il être triste ?

    Je soupçonne le Stalker de se mépriser, c’est pourquoi il paraît si désespéré. « Il est plus facile que l'on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. » (Journal d’un curé de campagne) Et sans grâce, il n’est pas de joie véritable.

  • Eh bien Dieu est triste quand il est prisonnier de cette muraille de glace. Quand nous ne le délivrons pas, c'est ce que j'appelle pardonner.

    Merci pour le lien, j'ai relu ce texte du Stalker, je me souviens lui avoir écrit, alors, que j'avais fait la même expérience. À deux reprises, avec une force inimaginable et qui dépasse les mots en effet. Très difficile à dire aussi parce qu'il y a là pire qu'une obscénité et on a tendance ensuite à la minimiser, ne pas s'en vanter, n'est-ce pas. À en avoir honte.

    Il parle au début de la pitié, et d'un monde déserté par l'eau, ou embourbé.
    Il parle à la fin d'une possibilité entrevue de briser le froid diamant par la haine. D'une sensation d'y être presque parvenu.
    Je ne sais pas si c'est possible, je sais que par l'amour c'est possible. Permettre à la source pure de jaillir de là. Permettre à Dieu d'advenir, de naître. Par la pitié pardonner à Dieu de n'être que ce qu'il est, possiblement prisonnier de la glace.
    Le mal est tout au bout de la lumière parce qu'il est premier.

    "S'oublier", oui. Et se laisser doucher par la grâce. Oublier le principe. Ne pas se fixer sur la vérité, s'accepter dans cette pudeur et cette gloire, n'était-ce pas aussi l'enseignement de Nietzsche ? Ne dit-il pas que seuls les jeunes gens, dans leur immaturité, cherchent à contempler la vérité sans voile, à la forcer en quelque sorte ?

  • Le monde est évidemment "déserté" par Dieu - le Dieu des Catholiques en tous cas - c'est même le béaba (?) du Catholicisme et sa condition sine qua non, celle qui en tous les cas me porte à y trouver, au-delà de toute question de foi, une valeur supérieure. A l'homme de jouer, si j'ose dire, et de savoir s'il le souhaite se rapprocher de Dieu.

  • Voyez-vous Newbie, je ne veux pas être désobligeante, mais ce langage, "Le monde est évidemment "déserté" par Dieu", que j'entends un peu partout, c'est de la langue de bois.
    Comment ça, "évidemment" ? Parce qu' "on" le dit ?
    Il ne devrait y avoir d'autre évidence que celle de la connaissance intime, personnelle.
    Rien ne doit être considéré comme acquis, pas même les grands textes, tant qu'on n'a pas soi-même vu, vécu et compris l'aventure qu'ils relatent et mettent en question.

  • Le plus violent contresens du commun (disons de la masse inculte, à laquelle je ne vous assimile pourtant pas) c'est justement celui-là : face au déferlement d'horreur (en tous genres et de tous degrés), de dire "mais que fait Dieu" ?

    Car justement, Dieu voit mais n'interviendra pas. Cette liberté - autrement appelée "livre-arbitre" par la doxa catholique - offre une immense richesse et une responsabilité énorme à l'Homme. Parfaitement libres, chacun fait ce qu'il veut. Au bout du compte, Dieu jugera.

    Je n'attends personnellement rien de Dieu ici-bas, ne recherche pas less miracles et les "coups de pouce du destin" (qui ne sont qu'une forme de chance et de hasard), ne recherche surtout aucune preuve. Ce n'est qu'une question de foi, rien d'autre.

    Pour le reste, que savez-vous de ce que j'ai pu expérimenter ou non ? Vous ne le saurez pas, j'évite en général de m'étendre à longueur de blog sur mon ego (je pense à certains Tartuffes en particulier).

  • Pas 'livre' mais "libre-arbitre" évidemment...

  • C'était un bien joli lapsus...
    Je voulais juste dire, Newbie, qu'en effet je préfère que l'on parle depuis "je", comme vous le faites sur vos blogs, que de puis "on", qui ne dit absolument rien mais se contente de répéter.
    Et sur la question qui nous occupe ici, j'entends tellement de "on" qui s'ignorent...

  • c'est bien du dieu Leibnizien dont on parle ici : celui qui, en bon père, laisse l'homme agir à sa guise, en veillant à ce qu'il ne dérape pas trop, mais laisse faire. Ce n'est pas le Dieu religieux : celui dont on ne peut rien dire sans verser dans la "superstition". Cela dit, je me demande à quel point tout cela ne tient pas de l'athéologie d'opérette. Dois-je vous renvoyer à la "saine" lecture de Nietzsche qui nous met en garde à propos de l'illusion de ceux qui se croient athées mais qui sont au final malgré eux encore bien dépendants de la religion. Car l'illusion d'une humanité libérée de tout sentiment religieux n'est que le symptôme du nihilisme : autrement dit la pure et simple "dévalorisation" de toutes valeurs. Cherchez ce qu'il y a au-delà de la mort de Dieu, une mort toute symbolique, évidemment !, dans cet ère post-mort de Dieu et tout ce que vous voulez : on y trouve un homme qui se raccroche aux seules lumières de la rationnalité et par là même court le risque du nihilisme, de la dépression, et de la haine de la vie.

  • Eh oui, l'athéisme est encore la religion qui demande le plus de foi aveugle.
    Quel que soit son objet, la foi, au sens de croyance, est le poison.
    Ce à quoi il faut croire n'existe pas. Existe et vit ce que l'on connaît. Ce à quoi l'on accorde foi sans connaissance mène au nihilisme comme vous le dites Marc.

  • L'athéisme ne me concerne pas, si votre remarque s'addressait à moi. Il ne s'agit pas d'affirmer la mort de Dieu - qui n'a d'ailleurs pas lieu d'être d'un point de vue théologique : c'est un présupposé d'origine - mais sa non-intervention.

  • Tant que Raphaël Juldé est vivant nous sommes sauvés !
    Délivrance aux branleurs !
    Ô Jésus et Marie qui suce la Croix !

  • Découvrement de Iohanan ? Mème dans le Coran on boit du vin au Paradis !

  • Pour répondre à Marc Alpozzo (l'ai-je bien écrit ?) et à Alina Reyes, je suis entièrement d'accord que l'athéisme est encore une "dépendance à la religion" ou une "foi aveugle"... et pourtant l'humanité se libère du sentiment religieux, tout simplement parce que, il me semble, l'humanité (du moins une bonne partie d'entre elle) n'est pas athée, mais agnostique. Nietzsche était d'ailleurs l'exemple-type de l'athée complètement possédé par la religion, mais aujourd'hui j'ai vraiment l'impression que beaucoup de gens sont comme moi de ce point de vue : Dieu, ils ne s'en préoccupent guère. Si l'on reprenait la fameuse évolution nietzschéenne chameau/lion/enfant (ou, pour faire moins pédant, un bon vieux raisonnement dialectique), nous avons créé tant d'autres valeurs que la valeur-Dieu n'a plus d'importance ; il n'est même plus besoin de lui dire "non" et de rugir contre elle. Cela n'empêche nullement les croyants de croire - l'agnostique est souvent d'une indifférence tranquille face à ça, de même qu'ils peut l'être face aux passionnés de football (et là je vais me prendre un "sale relativiste !" dans les gencives, normalement :) ) - et même Dieu d'exister... Moi, ça ne me dérange pas qu'il existe, comme ça ne me dérange pas qu'il n'existe pas, et pour autant je ne me sens nullement nihiliste, dépressif, et si quelqu'un ne hait pas la vie c'est bien moi ; je la trouve facinante, riche, passionnante, en un mot indispensable. Avec ou sans Dieu, quelle importance ?

    *Celeborn

  • Mon cher Cormary,

    Cessez donc de souffrir pour un oui pour un non ! Ma liberté, j'en remercie Dieu chaque instant et - je n'aurais pas foi en sa présence réelle chaque instant de ma vie - je croirais en lui rien que pour ça.

    Périr, souffrir, ouragan, tsunamis et violences verbales. Les chauffeurs de taxi roulent vite, les brigands la nuit violent des vieilles en couches et nos missels nous protègent de quoi ?

    Je méprise ceux qui s'en prennent à Dieu (moi le premier lorsque, croyez-le bien, je m'y mets) pour leur faiblesse, leur absence de jugeotte (mot magnifique) et de ressources. Nous souffrons, nous survivons, car la vie qu'Il (je vous fais plaisir, je majuscule ce qui revèle fort heureusement du trivial primaire) nous a offert n'est pas sans gloire.

  • Un peu de respect Monsieur Cormoran pour le professeur Ryadh docteur es-lettres de l'Université de ...
    (à compléter à toutes fins utiles), héritier de la grande civilisation des Lumières islamiques.

  • Je crois que le monsieur en question risque de ne pas se remettre de ce qui lui est arrivé tantôt avec moi. Espérons qu'il ne se venge pas sur ses élèves.

    http://www.ecrits-vains.com/cgi-bin/discus.cgi

  • Toujours dans l'autopromotion tartiflette.

  • De plus belle !

  • Avant-hier soir, j'ai croisé votre idole belge au mk2 quaie de seine... Elle est plus belle en vraie.

  • Excusez-moi d'interrompre de la sorte vos discussions sur dieu mais, merde qu'est ce qu'on s'emmerde ici... Un potin était nécessaire. Pour faire un peu respiration. Même peut-être un nouveau scandale...

  • Ca viendra, ça reviendra, ma chère Esther... D'autres forums m'ont occupé. Et me font coupablement négliger le mien.

  • Esther, mi amor, j'aime tes saillies verbales.

  • Ouais, désolé matartine plus la peine de s'agiter pour me distraire. En fait j'ai trouvé plus amusant que de venir trainer sur les blog des "intellectuels" de la nation française qui se tripotent leur trois neurones. VOUS ALLEZ LE SAVOIR AVANT TOUT LE MONDE : J'habite dans le 93 et je fabrique des bombes pour demain. Bientôt chez vous, plus d'eléctricité. Bientôt chez vous juste la fin d'un monde. Il était temps. Je me comdamne. Mais dans l'organisation politique. Stop. Comprennent ceux qui m'ont suivit. 3454.

Les commentaires sont fermés.