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Océans : le grand vide, par Michel Segal


oceans.jpgLes films « tous publics » à succès, a fortiori lorsque dotés de budgets importants, sont parfois assez révélateurs sur l’état de nos sociétés. Et lorsqu’ils sont orientés vers un jeune public, ils peuvent même se montrer très éclairants sur nos principes éducatifs. Dans OCEANS, il n’est pas directement question d’éducation, mais du symptôme d’un mal qui ronge notre monde et le fait doucement sombrer vers le néant. Ce symptôme s’exhibe ici sans retenue, et même avec fierté ; il est étrange, sournois, parfois charmeur, souvent flatteur et témoigne parfaitement de ce mal qui nous submerge : le désintérêt pour la connaissance d’autre chose que de soi-même.


Pendant une heure et quarante minutes, le film nous montre des images de la vie sous-marine sans nous en dire un seul mot, sans vouloir rien nous en apprendre. De quel animal il s’agit, de quel rivage, de quelle migration, de quel crustacé, de quel oiseau, de quel poisson, de quelle profondeur, de quelle mer, de quelle latitude, de quel rite étrange, de quelle créature étonnante, de quelle bataille entre qui et qui, de quelle course, de quel jeu, de quelle nourriture, de quelle vie et de quelle menace de mort, de tout cela on ne saura rien. Absolument, définitivement et strictement rien. Cette volonté morbide de ne rien nommer est cauchemardesque et hautement inquiétante. Ce refus du langage peut aussi se dire refus de la compréhension du monde, refus même de son appréhension, voire déni de son existence. Son spectacle n’est plus qu’un divertissement destiné à exciter un peu des sens émoussés et paresseux. Le regard n’est plus tourné vers l’autre mais vers soi-même, on n’est venu chercher que ses propres sensations, on ne se soucie pas de savoir si les deux animaux à l’image se frottent ou se heurtent, s’ils sont en train de s’aimer ou de se battre. A l’écoute exclusive de soi, on attend d’être surpris, on ne guette plus que le simple et misérable effet qui ne pourra nous faire dire qu’un pathétique « Oooooh ». Lentement on renonce au langage et à son articulation. Pendant toute la projection, on est renvoyé à soi-même, focalisé sur ses seules sensations. Ce film, censé nous ouvrir sur un monde inconnu, nous plonge en réalité dans une pitoyable introspection, à l’affût d’un moindre frémissement intérieur et inarticulé sur lequel nous pourrons alors nous épancher et nous répandre en gémissements comme le font si bien les sinistres participants à ces émissions de télévision injustement appelées téléréalité, et qui puent la mort.


Mon petit garçon de cinq ans a réagi comme tous les autres enfants. Son réflexe naturel a été de me demander dès les premières minutes : « C’est quoi ce poisson ? Et qu’est-ce qu’il fait, là ? Et puis qu’est-ce qu’il est en train de manger ? Et c’est où ? Et pourquoi il fait toujours comme ça ? ». Son premier réflexe, naturel j’insiste, était celui de n’importe quel enfant ou adulte normalement constitué : son réflexe naturel, humain, était de vouloir nommer, savoir, connaître et comprendre. Pour une raison obscure, les auteurs ont jugé que ce n’était pas la bonne approche et qu’il était plus enrichissant d’être à l’écoute de ses émotions, sans comprendre qu’une émotion est justement toujours le fruit d’une connaissance. Finalement, comme moi, mon petit bonhomme a dû se résigner à regarder des images comme un animal sans langage, c’est-à-dire bêtement. Plus tard, pendant le film, alors qu’il avait cessé de poser toutes ces questions auxquelles je ne pouvais pas répondre, il a eu une réaction étonnante. En se redressant soudain sur son siège, bien décidé à mettre fin à un doute qui devait le gêner, il m’a dit, assez fort et d'un ton un peu excédé : « Alors bon, ce poisson-là, est-ce qu’il existe vraiment ? ». Comme l’ont fait à coup sûr tous les jeunes enfants en voyant le film, il a fini par se poser la question de l’existence de ce qui n’est pas nommé, de ce qui n’a pas de nom. C'est cette question, celle du lien entre réalité et langage que les auteurs auraient été bien inspirés de se poser. « Mais enfin, a-t-il dû penser, puisqu’il n’y a aucun mot pour parler de tout ça, ça ne doit pas être vrai. »


Les auteurs, paraît-il, ne voulaient pas un film didactique. Sans doute, dans leur esprit, apprendre quelque chose n’est pas seulement rébarbatif, c’est aussi appauvrissant, puisque cela éloigne de soi. Alors, pour distraire le spectateur gras, inerte, satisfait et s’exprimant par onomatopées (spectateur auquel nous sommes donc supposés ressembler, et, dans le cas contraire, en lequel le film tente de nous transformer), Perrin et Cluzaud se lancent dans une surenchère de plans alternant performance technique et effets de surprise. On n’y trouvera aucune cohérence, aucun fil, aucun sens, aucune orchestration, aucune construction, aucun récit. On retrouve là un des grands principes éducatifs qui ont ravagé notre école : privilégier l’approche globale d’un tout jugé confus et insécable en s’en remettant à ses impressions. La sensation de l’individu s’est hissée debout sur le dos de la réalité d’un monde dominé qui ne sera bientôt même plus perceptible. Personne ne sait de quoi l’on parle, et d’ailleurs, on n’en parle pas. Dieu merci, nous avons, mon fils et moi, trouvé le film interminable et ennuyeux au possible, ce qui, avec le recul, est plutôt rassurant.


Je ne parlerai pas du commentaire minimaliste mal écrit, pauvre et ronflant sur l’homme, la nature, sa destinée etc. qui illustre parfois des scènes où Jacques Perrin et son fils déambulent, l’air sombre, sans échanger un seul mot. Si la motivation des auteurs était de nous alerter sur les risques qui pèsent sur l’environnement, alors c’est une idée incompréhensible que de ne pas vouloir expliquer et convaincre. Et je ne leur ferai pas l’injure d’imaginer que leur motivation ait été de faire une « œuvre d’art purement émotive ». En tout cas, ce film est bien dans l’air du temps : il colle à la grande mouvance des idées qui sont en train de faire de nous une peuplade de schizophrènes.


Michel Segal



Addendum

"On voudrait ici et là saisir le pourquoi de tel comportement ou le comment de telle espèce. Mais les auteurs ont pris le parti de ne pas verser dans le propos documentaire et didactique."
Ouest France (Une des rarissimes critiques qui ose soulever la question.)

"Le commentaire, sobre, réduit à presque rien, ignore le discours didactique et le cours d'histoire naturelle. Le maître mot y est l'émotion."
Le Monde
(Admiratif et con comme d’habitude devant tout ce qui est nouveau)

 

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Pierre et le loup, un film d'animation de Suzie Templeton

http://pierrecormary.hautetfort.com/archive/2009/10/03/146aab67fc1c68358dd0f1a03ec60158.html

« Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet »

http://pierrecormary.hautetfort.com/archive/2007/05/20/pourquoi-je-ne-lirai-pas-la-lettre-de-guy-m%C3%B4quet-par-michel.html


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Commentaires

  • Bonsoir. Cet enfant a eu une saine réaction : l'homme n'est homme que parce qu'il nomme. Amicalement. Gilles M.

  • Les spectateurs n'ont pas tous forcément envie d'un énième avatar des "Animaux du monde". Il arrive qu'un spectacle suscite la curiosité ou l'émerveillement (ou la répulsion !), mais que la soif de connaissance demande un petit effort. Rien ne m'agaçait comme un prof de collège me mettant des interlignes didactiques à chaque vers de Baudelaire.

    Autant dire "Asseyez vous confortablement, et tout va vous tomber tout cuit dans le bec". Michel Ségal démonte l'aspect divertissant égoïste du film, mais tombe dans le travers qu'il dénonce : il fallait lui expliquer... et lui même d'incarner dans cet article -et à son insu- une société avide de connaissance, mais sans bouger le petit doigt. Il fallait espérer l'ultime reportage du regretté Alain Bougrain-Dubourg !

    Ce que dit Michel Segal n'est pas faux, et je conçois qu'on regrette de ne pas savoir le pourquoi du comment de chaque scène, mais cela peut être retenu à charge comme à décharge du film... Tout cet article pour ça !

  • Je me souviens néanmoins de 2001 Odyssée de l'espace où, sans que rien ne soit explicité, on sortait de la salle ébloui par l'apparition de l'embryon humain sans que rien ou à peu près n'ait été nommé, explicité...
    Je crois même avoir remarqué certains tableaux de maîtres, non sous-titrés...


    Le verbe certes, le verbe...

    Je n'ai pas vu le film de Perrin mais je l'aime bien, comme tous ses précédents films. Peut-être pour l'absence de consensualité qui s'en dégageait, alors que les réchauffistes n'avaient pas encore fait leur fracassante apparition sur la scène politique. J'y ai appris entre autres que l'affirmation "l'homme est intellligent parce qu'il a une main" était fausse (Le peuple singe). Que le Monde (ou même Télérama, mais je n'en sais rien) aime ce film n'est pas un critère de détestation. Qu'un enfant de cinq ans ne comprenne pas... ou croit même en la possibilité de non-existence de ces animaux, n'a rien de surprenant, à l'heure des images de synthèse...
    Il n'empêche que Jacques Perrin, je l'aime bien.... et que j'ai la vague impression que l'auteur de cet article fait fausse route... et enfin que si le film est raté, c'est tout simplement qu'il est raté.

  • Je me suis mal fait comprendre. D'abord, il ne faut pas tout mélanger et OCEANS n'est pas une oeuvre d'art. Il ne suffit pas de mettre des couleurs en vrac sur une toile pour faire un tableau de maitre et l'émotion artistique, C'EST COMME LE CHINOIS: CA S'APPREND (disait Picasso, selon la légende). On vit un retour vers la barbarie qui consiste à dire : "je n'apprends rien, ils font chier les intellos, MOI je regarde et si je trouve ça beau alors c'est de l'art, c'est tout, MOI ce qui m'intéresse, c'est MA sensation". Maintenant si ça t'emmerde qu'on ajoute des interlignes didactiques à Baudelaire, c'est plutôt bon signe, ça veut dire que tu sais lire, que tu connais le vocabiulaire employé, et que ce n'est pas ta première lecture de poésie. Que pense un Japonais qui ne parle pas français devant un poeme de Baudelaire? La même chose qu'un type qui n'a jamais vu une peinture et qui voit un tableau de Picasso, la même chose qu'un gugusse qui n'a jamais entendu de musique et qui entend du Debussy: RIEN QUE DALLE NITCHEVO NOTHING NADA NICHTS
    Enfin, franchement, Océans pourrait ne raconter que des conneries, donner des faux noms de poissons, de mauvaises latitudes et que des informations fausses, le film serait quand même beaucoup plus intéressant. Si le film donnait un tas d'informations vr'aies, je peux aussi imaginer que j'aurais absolument tout oublié en sortant, que je n'aurais donc rien appris. Eh bien cela n'aurait pas tellement d'importance car j'aurais quand même la certitude de m'être ouvert sur le monde, d'avoir mis mon petit moi en retrait et assisté au monde. Dans Océans, c'est tout le contraire. Ce qui me désespère, c'est le sentiment des producteurs de ce film de se dire: "si on apprend quelque chose ça va être chiant. Ce qui marche aujourd'hui, c'est la sensation". Tout cela indique un retour plus loin que la barbarie: l'animalerie

  • Je plussoie à l'article de Michel Segal ainsi qu'à son commentaire.

    L'anti-intellectualisme est en vogue ces temps-ci "car voyez-vous, mon bon monsieur, les vrais gens veulent des choses simples, faciles, émotionnelle. On ne vas pas les barber avec des concepts ou de longues argumentations".
    En somme, on prend l'individu pour un enfant, un abruti fini, en le sous-estimant constamment.

    Il est également vrai que tout est une question d'apprentissage, les arts, la politique, la cuisine, etc. Les dons n'existent pas (ou sont extrêmement rares), le talent s'acquiert à force de travail. Mais les connaissances paraisses futiles dans ce bouillon d'anti-intellectualisme ambiant.

    Mais là se pose la question : existe-il des critères objectifs de la qualité artistique ?
    On sait que quelque chose est beau sans pouvoir définir le beau...

  • A cette question essentielle et impossible du beau objectif, je tenterai de répondre dans deux semaines avec mon article sur..... Kant.
    En tous cas, Michel Segal, vous provoquez les débats !

  • @ Michel Segal. Je comprends fort bien votre irritation. Mais Jacques Perrin n'est pas Yann Arthus-Bertrand. Il n'en est pas à son coup d'essai. Il est même avec Cousteau et quelques autres un des pionniers du genre. Par un curieux tour de passe-passe du PAF il se retrouve au rang de ceux-là mêmes qui l'ont copié.
    Perrin est bien loin de cette mentalité du chacun-pour-soi que j'exècre tout autant que vous...
    Cordialement

    JP

  • Tout à fait d'accord avec Jacques Pétrus quant à Artus-Bertrand (plus démonstratif) & Cousteau (plus didactique). Les mettre en concurrence est tentant, pour le meilleur et pour le pire. "L'animalité" à combattre, j'approuve aussi : c'est vraiment un travers. Mais comme Perrin stimule mon imagination, j'ai peut-être en effet outrageusement favorisé mon "petit Moi" ! Plus sérieusement, je suis d'accord avec vous jusqu'à un certain point, à savoir qu'on ne peut se faire l'apôtre d'un art idéal systématiquement sans explication, réceptacle stérile des égoïsmes qui cherchent l'émotion avant tout. Cependant, je persiste à croire qu'on peut ponctuellement communier dans l'émerveillement. Sans mots. C'est l'inverse de l'animalité. Je ne dis pas que c'est une loi générale en art, mais ça peut arriver. La musique (sans chant) en est un exemple frappant : est-il un art plus abstrait et plus dénué de sous-titres ? A tel point que les japonais raffolent de Debussy, justement.

    Le film veut-il absolument combattre tout penchant didactique sous peine d'être soporifique ? La démarche de Perrin est-elle clairement "anti-intellectuelle" ? Il ne m'a pas semblé. Sylvain, tu te sens personnellement rejeté ?!! Voilà une vision qui ressemble à une querelle de chapelle. TF1 disant "Vous les intellos" contre Arte déclamant "Nous l'élite"...

    A la limite, j'ai plutôt l'impression que c'est dans ses (rares) commentaires qu'Océan est loupé... Genre pub pour saucisses Herta, vous vous souvenez ? (complicité père-fils, les yeux dans les étoiles, simplicité de la Nature, musique New Age etc...)

    Une dernière chose me gêne un peu : la caution de l'enfant accompagnant. Le fait qu'il n'ait pas compris ne prouve rien : les enfants ont des opinions aussi divergentes que les adultes. De ce qu'un enfant s'ennuie au cinéma, on ne peut pas déduire que l'Oracle Pur de la Vérité s'est exprimé... J'ai une ribambelle de neveux qui ont été enchantés par le film, je n'ai pas apporté leur témoignage en caution. D'ailleurs, enfant, je me suis copieusement ennuyé à la projection du Peter Pan de Disney il y a de nombreuses années ! J'avais peut-être tort...

  • Vivement qu'on invente le cinéma muet !

  • « il colle à la grande mouvance des idées qui sont en train de faire de nous une peuplade de schizophrènes. »

    J'ai l'intuition que les idées n'ont qu'un rôle subalterne dans cette schize.

  • Merci pour ce commentaire qui rejoint l'impression d'un film sans enchaînements logiques, trop beau, léché, gros moyens de tournage en profondeur, acteurs aquatiques anonymes qui ns ignorent (le droit à l'image est payé à qui?), Jacques Perrin ns a habitué à beaucoup mieux. Mais surtout que traduire de cet affichage de logos des multinationales contributrices et autres cabinets gouvernementaux (bien) pensants écologie? Regardez, spectateurs enfants & adultes, nos multinationales ont utilisé leurs bénéfices pour coproduire un hymne à la Nature! Et déjà, une partie des mêmes à financé le film d'Arthus Bertrand. On pourrait aussi faire un beau film avec une belle musique sur des thèmes comme les chômeurs exlus, les laissés pour compte, ceux qui se battent, et autres réalités: accourez mécènes!

  • Merci pour ce commentaire qui rejoint l'impression d'un film sans enchaînements logiques, trop beau, léché, gros moyens de tournage en profondeur, acteurs aquatiques anonymes qui ns ignorent (le droit à l'image est payé à qui?), Jacques Perrin ns a habitué à beaucoup mieux. Mais surtout que traduire de cet affichage de logos des multinationales contributrices et autres cabinets gouvernementaux (bien) pensants écologie? Regardez, spectateurs enfants & adultes, nos multinationales ont utilisé leurs bénéfices pour coproduire un hymne à la Nature! Et déjà, une partie des mêmes à financé le film d'Arthus Bertrand. On pourrait aussi faire un beau film avec une belle musique sur des thèmes comme les chômeurs exlus, les laissés pour compte, ceux qui se battent, et autres réalités: accourez mécènes!

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