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Orson Welles, Une Histoire immortelle - La deuxième puissance

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Une ouverture en « iris » comme au temps du muet - et qui donne le ton d'un « il était une fois ».
 
Un morceau d’Éric Satie qui en soi n’existe puisque recomposé à partir de quatre fragments empruntés à trois pièces composées à vingt-cinq ans d'écart et interprétés par deux pianistes différents. Mais on n'y voit ou plutôt on n'y entend que du feu ou plutôt du silence, musique « qui résonne comme du temps sur le temps » (Youssef Ishaghpour), du temps qui s'arrête, de l'image-temps.
 
Une voix off (Jean Topard) qui raconte une histoire que se racontent eux-mêmes de riches marchands, dont Fernando Rey, dans un plan qui rappelle Les Amberson. La voix off ne correspond pas aux paroles filmées (dont on entend en sourdine les bribes) alors que toutes parlent de ce riche Mr Clay qui un jour accula son associé au suicide. Nappes de passé (la voix off) et pointes de présent (les paroles inaudibles des marchands). Situation optique et sonore pure.
 
Des faux raccords en pagaille, assumés comme tels. « Plus c'est gros, plus ça passe, il faut y aller carrément », décrétait le cinéaste à ses collaborateurs. Par ailleurs, « plus un film est loin de la réalité littérale, mieux c’est. » Le cinéma comme autre réalité. Rien de gratuit, pourtant, dans ces faux raccords qui donnent au film un aspect irréel, onirique, uchronique – sauf que là, il va bien s’agir de réaliser une uchronie, de faire du vrai avec du faux. Puissance du faux.

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Un vieillard goutteux, Mr Clay, qui se fait lire indéfiniment les comptes de son immense fortune par son secrétaire, Elishama Levinsky (qui se souvient du formidable Roger Coggio ?) Un soir, pour changer un peu, le secrétaire se propose de lire autre chose à son maître, une prophétie d'Isaïe, qu’il porte en permanence sur lui.

Volte-face du vieillard : « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Est-ce arrivé ? Est-ce en en train d’arriver ? (…) Les gens ne devraient faire état que des choses qui ont eu lieu (…) Je n’aime pas les faux-semblants, je n’aime pas les prophéties, je n’aime que les faits. » Pourtant, c'est bien une légende qu'il va alors raconter, celle d'un riche vieillard qui demanda un jour à un marin de coucher avec sa femme afin de lui faire un héritier. Cette histoire, tous les marins se la racontent depuis la nuit des temps, espérant peut-être être celui-là. « Cette histoire, je la réaliserai », décrète le vieillard. Et de charger son secrétaire de trouver la jeune fille qui accepterait le jeu pendant que lui se chargera de trouver le garçon, et bien sûr en payant avec largesse l'un et l'autre.
 
 

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Le secrétaire s'adresse alors à une prostituée, Virginie (Jeanne Moreau) qui rêve d'être comédienne et dont on apprend qu'elle est la fille du commerçant suicidé. Après quelques tergiversations, elle accepte de se prêter à cette Indecent Proposal en laquelle elle voit une occasion de venger la mort de son père en provoquant celle mort du vieil homme. C'est qu'elle comprend, tout comme le secrétaire, que réaliser une histoire vraie à partir d'une légende est un défi lancé à l'ordre des choses et qui ne peut que mal tourner pour le maître du jeu. On ne force pas le réel sans risquer son âme ou sa vie.
 
Dans une chambre rouge (qui n'est pas sans rappeler, ou plutôt annoncer « la loge noire » de Twin Peaks), Mr Clay fait servir au marin (qui s’appelle Paul) un repas et lui explique ce qu'il attend de lui. Le superbe bruit du vin qui se verse dans le verre. Le plus beau versement de vin de l'histoire du cinéma.
 
 

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Dans une chambre au rose vaporeux, le marin (dont c'est la première fois) et la femme deviennent amants non sans tendresse - une scène qui provoqua l'effroi de la télé américaine qui devait diffuser ce « téléfilm » et y renonça. Il est clair que le cinéaste a filmé là un orgasme véritable en un plan incroyable où le corps du jeune homme surgit dans l'image comme une érection et pendant que la femme pousse son cri de jouissance, croyant à un tremblement de terre – le tout en entendant un chant de grillons qui s’accouple, étonnante matière sonore et que François Thomas évoquera dans le titre de son article consacré au film : « La nuit d’amour des grillons ».
 
 

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Au petit matin, ce ne sont plus des grillons mais des oiseaux et une mouche. Tout a été consommé et Mr Clay est mort. Comme on ne peut regarder le dieu dans les yeux sans mourir, on ne peut se prendre pour un dieu et réaliser de force une histoire. En forçant le réel, en violant la fiction, Clay s'est voulu bigger than life et a perdu la sienne. Pire, le récit de son histoire ne se fera jamais, le marin refusant de la raconter à quiconque. L'histoire vraie restera donc une légende. « J’ai déjà entendu cela il y a très longtemps mais où était-ce ? », conclura le secrétaire.
 
Karen Blixen ou le génie de raconter des histoires à « la deuxième puissance » : l’histoire dans l’histoire. C’est ce qui a intéressé Welles qui dans chacun de ses films raconte lui-même, en tant qu’acteur ou récitant, une histoire qui met en abîme celle à laquelle on assiste. D’où l’abstraction de ces films qui apparaissent souvent sans épaisseur car sans description ni psychologie et avec cette caméra trop visible pour être honnête, alors qu’il faut les voir comme des contes, des paraboles, peut-être même des proverbes. Au fait, dans Le Genou de Claire, le personnage de la romancière veut faire exactement la même chose que Clay, à savoir faire coucher les gens entre eux, créer du réel par le viol et l'abus de fiction.
 

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« La deuxième puissance » ou la perspective, la profondeur de champ, la mise en abîme. On a souvent rapproché le style de Welles à celui du Tintoret. Certains de ses tableaux semblent en effet sortis de films de Welles – ou plutôt le contraire, évidemment. Réaction de l’intéressé : « Je ne l’aime pas. Il est trop proche de moi. Mon favori est Vélasquez. »
 
Dans ce petit film bien plus complexe (et beau) qu'il n'y paraît, « Welles s'est efforcé de diminuer les effets d'exubérance et de violence de son propre style, de ne plus lutter contre la réalité, mais de créer une réalité différente en agressant moins le spectateur pour l'inviter à l'écoute de quelque chose d'autre », écrit Youssef Ishaghpour. Kane se voulait l’homme de l’Histoire, Arkadin celui qui voulait liquider son histoire, Clay veut en réaliser une. À la fois bourreau (ou maquereau) et metteur en scène, malédiction (il a provoqué le suicide de son associé) et providence (la fille aura vengé son père et pourra vraiment devenir comédienne, le marin pourra racheter son bateau), il incarne le pouvoir de domination sociale (la mauvaise volonté de puissance) et l’impouvoir souverain de l’artiste (la bonne). L’art est un jeu à condition d’être une comédie, une scène – et non une arène à la Néron. Le péché de Clay est d'avoir confondu les deux.
 

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Mais était-ce lui le véritable maître du jeu ? C’est parce que son secrétaire lui a lu la prophétie d’Isaïe que Clay a voulu se prendre pour un dieu. C’est lui encore, « le juif errant », « l’insecte qu’on ne peut écraser », qui choisit de s’adresser à la fille de l’ancien associé sacrifié de Clay pour jouer le rôle qui perdra ce dernier. Celui-ci a beau surgir dans la chambre d'amour pour rappeler aux futurs amants qu'ils sont en son pouvoir, et au risque de gâcher son histoire en en montrant trop les ficelles, celle-ci a commencé à lui échapper dès que son secrétaire s’en est occupé. Elishama Levinsky, l’homme dépourvu de désir mais observateur et savant des désirs des autres, médiateur et en quelque sorte sauveur des trois autres personnages et qui transforme la fable érotique voulue par son maître en conte moral.
 
Comme l'écrit encore Ishaghpour, « si le classicisme et fondé sur l'identité de l'idée et de l'effectivité, on est ici dans la différence entre l'histoire et sa réalisation. Pourtant quelque chose se produit, pour Virginie, comme un retour de l'innocence, dans cette réalisation même, mais dans l'ordre de l'apparence et du théâtral, par-dessus l'opposition et la dissonance, et avec la connaissance d'un monde de mal et de misère, mais comme un don ou une grâce. »
 
Elle est là la morale d’Une Histoire immortelle : Le mal qui se transforme en bien. La corruption qui agit comme un détournement de bénédiction. Le sexe vénal qui va se vivre par les deux amants (qui s'appellent Paul et Virginie) comme une sorte de retour à l'innocence, à la pureté, à la rédemption – dont Clay lui-même ne sera pas exempté, ayant été l’initiateur de la nouvelle et belle vie qui commence pour les deux jeunes gens, et même si ces derniers doivent se quitter. Lui-même pourra alors mourir, sauvé malgré lui.
 
 

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