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Michel Homais, le retour du défoulé.

Michel_Onfray_1.jpgMichel Homais n’aime pas Sade. Mais c'est normal puisque Michel Homais n’aime pas Saint Jean. Michel Homais n’aime pas Bataille. Mais c'est normal puisque que Michel Homais n’aime pas Saint Paul. Michel Homais n’aime pas Kant. Mais c'est normal puisque Michel Homais n’aime pas Saint Augustin – et aussi parce qu’Eichmann y songeait, à Kant. Enfin, d’après ce qu’en dit Michel Homais dans sa pièce, Le songe d’Eichmann. « Traite les autres comme tu voudrais être traité », la formule, si belle, qui résume la morale kantienne a pu, selon Michel Homais, servir de prolégomènes à l’holocauste. Il est comme ça, Michel Homais. Tous hitléro-chrétiens, les philosophes ! Tous proto-nazis, les chrétiens ! Tous crypto-chrétiens, les nazis ! Tous complices du pire depuis le Christ qui d’ailleurs n’a jamais existé — on ne la lui fait pas à Michel Homais, partisan résolu des thèses mythistes qui prétendent que Jésus serait juste un personnage conceptuel au même titre que Dionysos chez Nietzsche ou que Mickaël Vendetta dans La ferme célébrités.

Donc, de Platon à Heidegger, en passant par Tertullien et Schopenhauer, toute la philosophie occidentale ne serait à ses yeux qu’une longue répression sexuelle et sociale, une persistante négation de la vie et de la liberté, un nihilisme en pensée et en acte et qui ne pouvait aboutir qu’aux camps. Jérusalem – Sodome (des Cent-vingt journées) – Auschwitz : l’histoire de la pensée occidentale selon Michel Homais qui au jeu des points de Godwin n’a pour l’instant rencontré personne de sa force. On caricature ? Mais comment faire autrement avec quelqu’un qui écrit sans sourciller qu’Hitler est le dernier disciple de Saint Jean et que le christianisme est la matrice du nazisme ?

Aucun philosophe comme il en aurait voulu. Sauf Nietzsche bizarrement, le seul philosophe qui ait été récupéré réellement par les nazis, c’est drôle qu’il n’ait pas vu ça, Michel. Et Aristippe de Cyrène, fondateur du Cyrénaïsme, forme d’hédonisme ascétique, et dont lui, Michel Homais se veut le représentant bienheureux et officiel. Et aussi Julien « Offray » La Mettrie, ultra-matérialiste du XVIIIe siècle, car il porte le même nom que lui, sacré Michel ! Pour les autres, il passe. Jamais assez athées, les rebelles, jamais assez rebelles, les athées, jamais assez gauchistes, les nietzschéens, jamais assez solaires, les hédonistes, contrairement à lui évidemment – lui qui définit d’ailleurs son existence d’après un « hapax », soit une occurrence qui ne se produit qu’une seule fois, un événement unique qui coupe l’existence en deux : un chemin de Damas, une madeleine, une chute de cheval — et pour lui un infarctus qui manque de l’emporter à 28 ans. Tant mieux pour lui, tant pis pour la philosophie. Du reste, Michel Homais aime-t-il la philosophie ? C’est toujours la question que l’on se pose à la lecture de ses livres qui tombent des mains. Non, en vérité, ce qui botte Michel Homais depuis le début, c’est refaire l’histoire de la philosophie, c’est proposer une contre-histoire de la philosophie, une histoire « occulte » de la philosophie. Qui ne soit ni judéo-chrétienne ni nazie – un pléonasme pour Michel Homais dont le souci premier est, comme le pharmacien de Flaubert dont le nom lui va si bien, de « marcher avec son siècle. »

L'affabulation freudienne.jpg« Il rappelait la Saint Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église… »


Notre jouissif révisionniste s’en prend aujourd’hui à Freud avec Le crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne, au grand dam des freudiens de gauche et des antifreudiens de droite. Les premiers ne comprennent pas pourquoi leur normand préféré qui avait l’air jusqu’à présent d’être de tout cœur avec Freud contre la loi de Moïse, le citant sans cesse comme un dans ses auteurs préférés, et allant même jusqu’à offrir Totem et tabou au futur président de la république, ait fait volte-face sur celui-ci (Sigmund, pas Nicolas) et le traite désormais comme il traitait le christianisme. Les seconds ne voient pas comment on peut être à la fois antichrétien et antifreudien, moderne et antimoderne, anti-Moïse autant qu’anti-anti-Moïse. À tous, il faut expliquer.

C’est que pour Michel Homais, Freud est le dernier avatar de Moïse et la psychanalyse la dernière religion monothéiste. Une religion, d’inspiration catholique et romaine, qui ne sait fonctionner qu’en termes de dogmes et de sacré, de conclaves et de confessions, d’hérésies et d’inquisition, d’excommunications et de bûchers. Pire : on pensait que Freud était un grand moderne scandaleux et libérateur, ami des femmes et des pervers, on apprend qu’il est un salaud de réactionnaire phallocrate, misogyne et homophobe. D’ailleurs les gays ne s’y trompent pas en refusant depuis belle lurette de se référer à lui pour qui, faut-il le rappeler, l’homosexualité reste un désordre mental (en fait, un arrêt du développement sexuel) et la distinction sexuelle l’indépassable réalité anthropologique – des choses que pensent aujourd’hui des gens aussi horribles qu’Éric Zemmour et cette bande de culs terreux qu’on appelle les hommes et les femmes de cette terre. Quant aux féministes, elles n’en peuvent plus d’entendre parler de la femme en termes de « continent noir », sinon en ceux d’« origine du monde. » Courbée là quand ? Et c’est un fait que Freud pense le monde comme la Bible. Freud pense Adam et Eve, Caïn et Abel, Joseph et Marie. Certes, les mythes grecs sont dans sa méthode plus à l’honneur que les récits de la Bible mais Freud a tout fait tout pour qu’ils deviennent des vérités bibliques. Qu’on le veuille ou non, et là-dessus, Michel Homais a absolument raison, la castration a la même signification pour Freud que celle du péché originel pour les chrétiens. L’Immaculée Conception (soit le Fils qui a une action prévenante et rétroactive sur sa mère) n’est qu’une façon d’abolir le père (Joseph) pour pouvoir coucher, au moins symboliquement, avec la mère. L’inconscient ne fut jamais qu’une affaire de démons comme l’épilepsie ne fut jamais qu’une affaire de possession. Enfin, meurtre du père ou meurtre du frère (Abel), il s’agit toujours de poser la condition humaine comme une fêlure et l’Histoire comme un sacrifice. Bref, l’opposition entre judéo-chrétiens et freudiens est une opposition de façade – la psychanalyse ayant par ailleurs souvent été taxée par ses disciples autant que par ses contempteurs de « science juive ». En accord pour définir l’humanité par la blessure, la dette, la circoncision ou la croix, psys et curés ne font que se disputer le pouvoir.

Freud est en ce sens un penseur tragique. Et c’est ce sens tragique que Michel Homais, à l’instar de tous les positivistes scientistes (et au contraire de Nietzsche dont Michel se réclame tant), veut abolir. Ni péché ni castration, disent-ils. Ni Œdipe ni Caïn. Ni Sophocle ni Dostoïevski.

Au reste, la littérature, tout comme la philosophie, intéresse moins Michel Homais que ceux qui en font. En nietzschéen primaire qui confond la généalogie avec le génie et la vie avec l’œuvre, le voilà qui s’en prend à la personne de Freud — un être profondément névrotique selon lui et qui aurait fait de sa névrose la névrose du monde. Le complexe d’Œdipe ? Une pathologie du seul Sigmund étendue abusivement au monde entier. Cette idée pénible qu’un homme pourrait tromper tous les autres pour l’éternité. Cette croyance complotiste que ce sont les illusions collectives qui mènent le monde. Avouons-le, nous avons toujours eu du mal à adhérer à ce genre de critique paranoïaque – que les grands courants philosophiques et religieux n’aient été que de grossières manipulations, que les grands penseurs et les grands prophètes ne furent que de fieffés imposteurs, que Socrate, Jésus, Confucius, Mahomet… et Freud ne soient que des idoles indignes méritant d’être renversées et brisées en morceaux comme des statues de Staline. Comment croire sérieusement que l’humanité ait pu être ainsi bernée ? Ne serait-ce pas nous insulter nous-mêmes que de soutenir Mordicus qu’un Christ ou qu’un Bouddha sont venu se foutre de notre gueule il y a deux mille et deux mille cinq cent ans et continuent de le faire ? Une imposture, ça peut durer dix ans, cinquante ans, soixante-dix ans même, comme le communisme, mais ça ne dure pas deux mille ans. On ne crée pas une civilisation sur un simulacre. Si une pensée persiste dans le temps (et nous gageons qu’on reparlera de Freud, et d’ailleurs de Marx qui a aussi correspondu à un besoin de l’esprit humain, dans trois siècles), c’est qu’elle avait une bonne raison humaine, humaniste, amoureuse, de le faire. C’est qu’elle était en écho avec l’Adam éternel qui est en nous. Pour en revenir au complexe d’Œdipe, il est évident que d’Hamlet au Narrateur de la Recherche, en passant par les Karamazov ou par nos propres familles, on n’a rien trouvé de mieux pour expliquer les rapports filiaux. Au fond, la psychanalyse ne fait que rejoindre la littérature qui elle-même n’est qu’une transsubstantiation de la théologie. Freud est avant tout un grand écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui prend le Logos au sérieux, qui fait de la vie l’expression du Logos.

Quant au préjugé antireligieux qui semble seul mettre en branle les mécanismes mentaux de Michel Homais, il finit par faire long feu. « Le christianisme est une secte qui a réussi », éructent les imbéciles. Autant dire que Le Gréco est un barbouilleur qui a réussi en peinture ou que Dante est un scribouilleur qui a réussi en littérature. Michel Homais parle de religion freudienne et trouve que c’est un argument pour réfuter le freudisme, alors qu’à nos yeux, ce serait plutôt une bonne raison d’y adhérer. Seul ce qui devient religieux est vrai. Seul ce qui relie les hommes les uns aux autres, autour d’une personne ou d’une idée, vaut notre considération. Tant pis pour la biographie à charge et la psychologie complotiste (Freud vénal, corrompu, falsificateur, ne recherchant que la gloire et la fortune) qui constituent la douteuse méthode de Michel Homais. Quelle que soient l’approximation de certains de ses concepts, le dogmatisme autoritaire avec lequel lui puis ses suiveurs les imposèrent, l’incertitude de la réussite thérapeutique et présente depuis le début, le génie de Freud aura été pour l’éternité d’avoir introduit, c’est le cas de le dire, le sexuel dans la conscience, réinventé le roman familial, et, ce faisant, libéré l’individu de ce dont il n’était pas responsable, re-sacralisé la parole, creusé enfin un trou dans le sujet afin que celui-ci ne se trouve plus réduit et condamné à lui-même. Qu’est-ce que le freudisme ? Une trouée de l’être par laquelle celui-ci peut s’aérer, se reposer de son négatif, trouver en lui autre chose que du réel rationnel ou de la bête immonde – et que, nous le verrons, Michel Homais, adepte d’une sexualité et d’une conscience totalement solaires, s’exhorte à boucher.

mère et fils, thomas sully.jpg« L’effet doit cesser, c’est évident. »


Passons sur l’objection scientiste, assez basse, qui prétend que la psychanalyse n’est pas « scientifique ». Comme le remarque Marcel Gauchet, ce grand goethéen de la pensée française qui a relu le christianisme comme religion de la sortie de la religion, et qui travaille à la réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines, elle ne l’est certes pas, mais au même titre que l’histoire, la philosophie, l’ethnologie, l’anthropologie, la linguistique l’économie, ou n’importe quelle autre science humaine et sociale. Par ailleurs, même si le nouveau paradigme tourne aujourd’hui autour de la psychologie cognitive et des neurosciences et marque de ce point de vue un retour à l’évolutionnisme, la psychanalyse freudienne reste un pas essentiel dans l’autonomie de l’individu et l’élargissement de sa conscience. Elle a indéniablement permis à l’individu contemporain de se redécouvrir comme sujet infini et inconnu (mais d’un inconnu profondément apaisant), de retrouver une possibilité de sortir de lui-même, de n’être plus simplement un système nerveux qui menace d’imploser — ce qui, à notre époque d’ipséité ontologique, était la meilleure chose qui pouvait nous arriver.

Depuis que l’ancienne structure par l’altérité n’est plus (en gros, depuis la mort de Dieu) et que nous ne pouvons plus combler nos béances et vivifier notre âme par le haut, nous étions condamnés à ne respirer que notre propre haleine. Notre ipséité (c’est-à-dire ce qui fait que nous nous constituons de nous-mêmes par nous-mêmes) tournait à la fétidité. Sans Dieu, sans diversion, sans présence autre, nous commencions sérieusement à étouffer. Et voilà qu’avec la découverte de l’inconscient, concept peut-être bancal, comme le dit Gauchet, mais indéniablement stimulant, nous découvrions, en plus de tout le reste, une défaillance de notre système réflexif — mais une défaillance qui se révélerait bien vite une délivrance. Une fêlure, oui, mais une fêlure bienheureuse ! C’est que la découverte de l’inconscient, dans un monde désacralisé, apparaîtrait comme une sorte de palliatif, certes plus diabolique que divin (puisque l’inconscient, allait-on nous expliquer, serait le lieu des pulsions inavouables, des pires instincts, de la mort en branle, etc.), mais en même temps comme celui qui nous déculpabiliserait de nos mauvaises pensées, sinon de nos actes mauvais. L’inconscient comme ce qui détendrait la conscience. L’inconscient comme ce qui me permettrait de dire que c’est mon fait mais que ce n’est plus ma faute. L’inconscient comme ce dont je serais coupable sans en être responsable. L’inconscient comme limbes de mon très infernal moi. Rêves, actes manqués, transferts, projections : toute une armada de phénomènes qui me dépossèdent de moi-même pour mon plus grand soulagement et qui contribuent à sauver mon âme si j’en ai une. L’inconscient comme la partie obscure de moi qui ira en enfer alors que j’irai, moi, en toute conscience, au paradis. L’inconscient comme cochon investi par le démon et qui se jette dans la mer.

Avec l’avènement de la psychanalyse, le sujet retrouvait une nouvelle innocence. C’est la raison pour laquelle les masses, après avoir été vaguement hostiles à l’enseignement freudien, ne s’en sont plus passées jusqu’à nos jours (« même le boulanger du coin sait qu’il est travaillé par le complexe d’Œdipe », dit Gauchet) – alors que paradoxalement, c’est l’opinion savante, ou demi-savante, qui est devenue de plus en plus méfiante à l’égard du freudisme, et qui ne comprend pas, malgré des attaques répétées contre lui (Wittgenstein, Sartre, Deleuze-Guattari, et récemment le Livre noir de la psychanalyse), que celui-ci continue d’avoir sur les esprits un effet qui aurait dû cesser depuis longtemps. C’est qu’on ne se débarrasse pas comme ça d’une explication littéraire, ce qu’est fondamentalement la psychanalyse.

onfray, sarko.png« Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse. »

S’il est une sagesse immémoriale des peuples, celle-ci réside dans l’acceptation toute religieuse, quoique non politique, de sa condition tragique. L’homme éternel est celui qui croit à sa mort prochaine autant qu’à la possibilité historique d’améliorer son sort. L’homme éternel s’accepte mortel et perfectible. Au contraire, l’homme moderne, ou plutôt post-moderne à la Michel Homais, se définit plutôt comme immortel et parfait. Certes, il est bien obligé de reconnaître que tout n’est pas parfait en ce bas monde, mais son idée est que tout devrait l’être, et c’est l’erreur, sinon le crime, de l’ancien monde de s’être défini justement comme un « bas monde » — c’est-à-dire comme un monde qui se jugerait par un autre plus « haut », et qui de plus, quelle que soit l’action des hommes de bonne volonté sur lui, resterait à jamais entaché par le péché, la culpabilité, le principe de cruauté. Le tragique comme condition inhérente de l’existence, c’est ce que le post-moderne ne peut plus voir en peinture. Non à la tragédie de l’existence ! Non aux philosophes, aux religieux et aux littéraires qui, de Platon à Dostoïevski, de Pascal à Kafka, de Schopenhauer à Houellebecq, ont tout fait pour intoxiquer les esprits en leur imposant cette croyance sadomasochiste que tout n’est que souffrance et abstinence en cette vie ! Non aux penseurs ravagés qui ravagent le monde ! Freud lui-même ne disait-il pas sur le bateau qui le menait aux États-Unis « qu’il leur apportait la peste » ? Eh bien voilà, c’est de cette peste psychanalytique, de ce choléra littéraire, de cette syphilis religieuse que l’humanité vraiment adulte devrait aujourd’hui savoir se passer ! Hourra pour un monde sans tragique, sans négatif, sans mort ! Hourra pour un monde éthique et hédoniste, où tout ce qui serait possible serait avant tout légal ! Car attention, le libertaire n’est pas transgressif. Le libertaire, comme Michel Homais l’expliquait lui-même à Nicolas Sarkozy lors d’un fameux entretien de Philosophie magazine, souhaite qu’il y ait « peu de règles, mais qui puissent être respectées, non pas transgressées. » Au contraire, c’est le conservateur qui adore les interdits autant que les transgressions, qui n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il a désobéi à une règle qu’il chérit par ailleurs et par laquelle il a éprouvé sa liberté. Monde ouvert (et par là même susceptible d’en rencontrer un autre), amoral et singulier de l’homme éternel. Monde clos sur lui-même, auto-référent, auto-suffisant, de l’homme post-moderne. Liberté opératoire du premier avec ses risques et sa souveraineté. Liberté entièrement légalisée du second qui confond le réel avec le droit et le droit avec l’abolition de la souffrance. La souffrance comme expiation de l’existence, voilà le vrai scandale pour l’homme post-moderne ! C’est qu’à l’époque de Matrix et d’Avatar, la souffrance apparaît comme la chose la plus indigne qui puisse arriver à l’individu et la mort comme la suprême insulte ! L’homme post-moderne ne veut surtout pas entendre parler de la mort — alors un Freud qui vient remettre la pulsion de mort au centre de son anthropologie… ! Dès lors, tout est bon à mettre en œuvre pour discréditer cette très empoisonneuse pensée — et comme on accuse son chien de la rage quand on veut le noyer, on accuse une philosophie ou une religion d’être nazifiante quand on veut la démolir. Pour Michel Homais, Freud a autant pensé la pulsion de mort qu’il y a participé historiquement. Tout ce qui, au siècle dernier, a massacré en gros (« boucherie de 14-18, génocide rwandais, totalitarisme nazi », comme il le précise lui-même dans son livre) ne seraient pas sans rapport avec l’influence freudienne. Pire, Freud lui-même aurait été, au moins symboliquement, complice du génocide juif par haine de sa propre communauté – par antisémitisme inconscient ! La boucle est bouclée : Freud, pessimiste nihiliste, nihiliste juif, juif antisémite, et d’ailleurs la preuve : partisan des régimes autoritaires, saluant Mussolini en Italie, ou Engelbert Dollfuss en Autriche. Freud, voix impénétrable qui a mené l’Occident aux camps de la mort. Freud, chaînon manquant entre Saint Jean et Hitler. On croit rêver. Mais non. C’est une analyse de Michel Homais.

Tout cela dit sans méchanceté, car il ne nous a jamais été antipathique, Michel Homais. Pas plus qu’il n’a de haine pour Freud, nous avons de haine pour lui. Et lui qui aime les procès en autobiographie, nous avouons qu’il se sort très bien du sien. Un type un peu sec peut-être, mais pince-sans-rire, agréable à écouter, assurément séduisant avec ses grosses lunettes rectangulaires et sa gueule de lion à la crinière inspirée, et qui, il faut l’admettre, fait beaucoup pour les autres (université populaire de Caen, université du goût d’Argentan) et même pour sa famille – ses parents qu’il célèbre en permanence (Le corps de mon père, suivi de Autobiographie de ma mère), ce père dont il réalise le rêve en l’emmenant au Pôle Nord (Esthétique du Pôle Nord), cette mère à qui il a pardonné de l’avoir battu, rejeté et abandonné « une belle après-midi d’automne » dans un horrible orphelinat catholique, mais parce qu’elle aussi fut, enfant, battue et abandonnée (La puissance d’exister). La dernière fois qu’il a pleuré, c’est à la mort de sa vieille institutrice. À part ça, il vit depuis vingt-six ans avec Marie-Claude, sa compagne adorée pour qui il invente chaque soir, paraît-il, un nouveau plat. Elle et lui forment un couple de miraculés. Lui guérit d’un infarctus à 28 ans, comme on l’a dit, elle ayant surmontée un cancer du sein — comme il le raconte au début de ses Féeries anatomiquesGénéalogie du corps faustien. Non, un très brave type, ce Michel Homais.

Charlotte-Corday-13-juillet-1793-assassinat-de-Marat-Paul-Jacques-Aime-Baudry-1860.-630420_scalewidth_630.jpgMais pourquoi cette insensibilité absolue aux blessures et aux besoins éternels de l’homme ? Pourquoi ces analyses psychorigides qui transforment en plomb tout ce qu’elles touchent ? Pourquoi cette érudition si sèche et si creuse ? Pourquoi cette pensée policière qui met en garde à vue tout ce qu’elle rencontre ? Sa mère, avoue-t-il, le menaçait sans cesse, comme on faisait dans l’ancien temps, de maison de correction, ou lui criait qu’il finirait sur l’échafaud. Mais c’est exactement ce qu’elle est, l’œuvre de Michel Homais – une maison de corrections pour philosophes, une guillotine permanente pour platoniciens, chrétiens et freudiens. Au reste, le couteau, il aime ça, Michel. Et les femmes qui le portent, encore plus (La Religion du poignard. Éloge de Charlotte Corday). Lui-même se comporte un peu comme la reine d’Alice au Pays des Merveilles qui veut couper la tête à tout le monde. Transfert de la méchante mère sur son gentil fils ? Peut-être. On comprend qu’il en veuille à Freud d’avoir conçu ce complexe d’Œdipe que tout le monde a l’air d’avoir vécu avec une certaine douceur, sauf lui. Difficile en effet de désirer la femme qui vous a mis au monde sans jamais vous désirer.

« Moi, si j’étais le gouvernement… »

Plus sérieusement, à l’entendre, à le voir, on a toujours l’impression que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une contradiction, une dissonance, une antinomie, un chiasme, un clinamen qui déconne, doit être immédiatement et impitoyablement tranché. Accorder sa vie et sa pensée, confondre son identité avec son action, être en harmonie totale avec soi, Michel Homais le répète trop pour être honnête. Avec lui, ça passe ou ça casse. Il est trop conséquent, pourrait-on dire, trop positivement politique ou politiquement positif. C’est un maniaque de l’adéquation. Un intégriste de l’intégrité. Ma vie, c’est mon œuvre, mon œuvre, c’est ma vie, je dis ce que je fais, je fais ce que je dis (tiens, comme Jospin), point barre. Pas de part maudite chez lui, pas de ligne de fuite non plus, pas d’ombre, pas d’inconscient, pas de trouée de l’être. Du soleil partout. On comprend qu’un Saint Paul avec son « je ne fais pas ce que je veux ou je ne veux pas ce que je fais » ou un Freud avec ses rêves, ses actes manqués et ses lapsus lui fassent horreur. Michel Homais, c’est l’homme sans ombre, sans rêve, sans relief. L’homme qui possède son moi intégralement sans porte ni fenêtre. L’homme qui n’est qu’ipséité, légalité, austérité. L’homme robot sans défaillance, sans délivrance, jamais, qui se possède entièrement comme dans une boite noire.
Black Box Homais.

rael.jpgPas étonnant qu’il ait été rameuté par Raël. Son histoire la plus drôle à ce jour et la plus hautement significative. Donc, en mars 2006, notre fougueux Solaire se voit attribuer le titre de « prêtre honoraire » par Claude Vorilhon, le fameux prophète raëlien, représentant sur terre de la congrégation Elohim (les extraterrestres), et qui, comme chacun sait, se targue d’avoir déjà pratiqué avec succès le clonage humain. Pour le gourou, l’œuvre et la pensée de Michel Homais rejoignent en tout point la religion raëlienne. En effet, celle-ci prône l’athéisme militant, la détestation des monothéismes, l’hédonisme comme art de vivre, la révolte contre tous les dogmatismes et la célébration de toutes les fééries anatomiques – exactement comme dans les livres de Michel ! Le corps faustien vraiment réalisé par la science, Homais en avait rêvé, Raël l’a fait. Ils ne pouvaient que se tomber dans les bras et se congratuler mutuellement ! Évidemment, notre contre-philosophe prit assez mal qu’on appréhenda sa contre-philosophie avec autant de sérieux et qu’on en tira ses incidences ultimes dignes d’un épisode de Star Trek. Il tenta bien de rétorquer, dans une contre-réponse plutôt vaseuse, qu’il n’avait rien à faire avec ces « crétins sidéraux »-là, mais le lien était fait. Comment ? L’athée faustien était récupéré par des athées prométhéens encore plus conséquents que lui ? Quoi ? Au prétexte que l’on vidait le ciel de Dieu, on remplissait celui-là et on remplaçait celui-ci par des extraterrestres ? What ? Ce n’était pas Michel Houellebecq, pourtant « sympathisant » du mouvement, qui était honoré, mais lui, Michel Homais, anti-houellebecquien convaincu ? Peuchère ! Notre apprenti sorcier apprenait à ses dépens qu’entre la littérature et la philosophie existe une différence majeure qui est que la littérature décrit l’état ou l’avenir des choses (et c’est ce que fait Houellebecq dans La possibilité d’une île) alors que la philosophie, surtout quand elle se veut politique et sociale comme la sienne, participe à cet état et à cet avenir des choses. Certes, entre le clonage thérapeutique pour lequel le contre-philosophe milite et le clonage reproductif de l’élu de Pandora, il y a une différence de taille, mais celle-ci est peut-être plus de degré que de nature – et puis, quand on glorifie Faust, il est dans l’ordre des choses de rencontrer un jour le diable. On comprend qu’il s’en défende, Michel, mais Raël, c’est l’aboutissement naturel de sa philosophie de la contre-nature. Raël, c’est le Méphistophélès de ce Faust de Michel Homais. Il peut ensuite le traiter de tous les noms dans un droit de réponse, il n’en reste pas moins que c’est lui qui l’a fait surgir par ses incantations. Splendeur de la catastrophe, comme il dirait, ou plutôt, comme il ne dirait plus.

« S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes. »

Voilà donc ce qui arrive quand on joue trop avec le feu, quand on se prend pour Faust ou Prométhée, quand on fait le téméraire, quand on plaide pour le clonage, la manipulation du génome, la transgénèse, l’optimisation technique de l’enfant à naître, la fabrication frankensteinienne des corps, « toutes ces choses qui font peur », comme l’écrivait superbement Alain Finkielkraut dans son Nous autres modernes : on se retrouve maître à penser des pires sectes, idole des crétins, complice des gourous, collaborateur du diable, otage des extraterrestres ! Pauvre Michel Homais qui prônait le surhomme et qui se retrouve « guest star » chez les Vénusiens !

Frankenstein_Junior_scena_4.JPGEt l’héroïque Finkie de se lancer, contre Michel Homais et son « heuristique de l’audace », dans une « heuristique de la peur » en laquelle il voit la meilleure défense immunitaire contre les ravages de la modernité — et au risque de passer pour un lâche. Car au sens du moderne, la peur est par excellence le péché non rémissible. La peur est négation de Prométhée et honte de Zarathoustra. Être moderne, c’est ne pas avoir peur de la vie – mais de la mort o combien ! C’est ne vouloir craindre la mort que dans le péril. Or, comme l’écrivait Pascal, il faut craindre la mort aussi hors du péril « puisqu’il faut bien être homme ». Mais être homme n’intéresse plus le moderne. Être homme signifie être vulnérable, mortel, croyant, et cela, on ne le veut plus. Du tout. Ni Dieu ni mort. Ni infini ni finitude. Non, on veut quelque chose d’autre. C’est ce qu’a bien vu l’Anti-Défaitiste de la Pensée en très attentif ausculteur de notre époque, et paradoxalement bien plus « nietzschéen » que tous ces forcenés vitalistes. Le moderne, c’est en effet « l’ homme que la mort fait claquer des dents, l’ homme qui maudit la mort, l’homme que la mort empêche de dormir ». Et c’est précisément le cas de l’« audacieux » Michel Homais qui semble finalement ne glorifier le plaisir d’exister et l’innocence du devenir que par panique devant le principe de cruauté qui fonde la vie… et la mort. « De toutes mes forces, je m’opposerai éternellement à Vous », écrit-il à Celle-ci, au début de ses Fééries anatomiques, et après la découverte par les médecins du cancer de sa compagne. On comprend évidemment la douleur, la rage et l’épouvante de l’homme, tout philosophe qu’il soit, devant « la faucheuse » — mais le philosophe est justement celui qui apprend à mourir alors que Michel Homais apparaît au contraire comme le philosophe qui ne veut surtout pas penser à la mort, comme l’athée désemparé qui s’enivre de « vie » pour oublier qu’il va mourir, ce qui n’est pas, admettons-le, très philosophique, surtout lorsqu’on se réclame de Montaigne et d’Epicure. Jouisseur par défaut et matérialiste par échappatoire, il incarne à merveille ce vivant trop vivant qui a refoulé sa mortalité et qui se retrouve pathétiquement sans aucun repère quand celle-ci s’impose à lui. Misère de la philosophie vitaliste. Désastre de l’hédonisme urgentiste. Voilà notre Désirant Vulcanologue qui se met à délirer les fantasmes d’une santé parfaite, d’une immortalité envisageable, d’une possibilité d’une île (un comble pour lui qui déteste Houellebecq !), sans se rendre compte que la possibilité du divin était peut-être la plus désirable… et la moins inhumaine. À moins qu’il ne se décide à engendrer – autre forme de résistance adamique à la mort. Mais la reproduction, ça lui fait horreur à Michel Homais ! Faire un enfant, ça veut dire qu’on a accepté sa mortalité et qu’on fait partie de l’espèce. Pire : qu’on a accepté d’être parent, c’est-à-dire qu’on a accepté d’être une « fonction », une « autorité », une « loi » — toutes choses contre lesquelles le contre-philosophe se bat et se débat. Vouloir la vie d’autrui, c’est tirer son chapeau à Dieu, c’est accepter les lois de la création, c’est faire allégeance à la pulsion de mort. Il en est alors réduit à plaider pour une « métaphysique de la stérilité » et à utiliser des arguments à la Cioran : les enfants que je n’ai pas eu, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent ! Homais – Cioran : encore un lien que celui-ci n’avait pas prévu (et pour le coup vraiment honorifique, même si Michel ne l’appréciera pas plus que l’autre). Donc, pas d’enfant — trop divin sans doute. Plutôt la vie stérile que la petite mort procréatrice ! Plutôt se tuer que dire oui à la mort !

Longue et belle vie à vous, Michel Homais — mais vous aurez beau vous escrimer à penser votre vie, vivre votre pensée et continuer à vous illusionner dans votre existence sans illusion, comme vous l’aurait dit Freud lui-même : « vous n’annulerez jamais l’instinct de mort ». Ah ce Freud qui s’est révélé votre principal ennemi depuis que vous avez découvert qu’il n’était qu’un substitut au monothéisme, un refondateur de la vie dans la mort, un Archè tragique, incompatible avec votre Black Box étouffante, et qui pourtant avait été celui qui avait naguère déculpabilisé vos masturbations d’adolescent, comme vous tentez de le tuer, pauvre Anti-Œdipe que vous êtes, encore plus castré que n’importe lequel d’entre nous et qui joue au priapique ! Hélas pour vous, Michel Homais, vous n’abolirez jamais le négatif, vous ne nous débarrasserez jamais de ce qui fait le sel de la vie, vous échouerez toujours à « détragédiser » la condition humaine. On vous plaint beaucoup, vous savez. Et si on hait votre erreur, en tant que chrétien, on chérit votre personne. Peut-être vous apercevrez-vous un jour que c’est lorsqu’il va mourir que l’homme de la mort de Dieu se met à cruellement regretter Celui-ci. Pourtant, Dieu veille même sur cet homme-là, vous savez. Et vous n’êtes pas forcé de persister dans votre ipséité si peu goûteuse. Si la philosophie est là pour nous préparer à la mort, alors, vous ne nous avez préparé à rien, Michel Homais, et vous êtes tout, sauf un philosophe. Quelle importance, me direz-vous, puisque votre Freud va être un best-seller et que vous allez encore faire « une clientèle d’enfer » ?

 

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Bibliographie sélective :

Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Tel Gallimard
Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Ellipses/École polytechnique, 2005
Clément Rosset, Loin de moi – essai sur l’identité, Les éditions de minuit
Gustave Flaubert, Madame Bovary (tous les intertitres, ainsi que la dernière périphrase « infernale », sont des extraits de phrases prononcées par le pharmacien Homais) — Et bien sûr, la plupart des ouvrages de Michel Homais, dont Le Crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne, Grasset.

 

CET ARTICLE A D'ABORD ETE PUBLIE SUR LE RING LE 14 AVRIL 2010.

 

+ ENTRETIEN AVEC ELISABETH ROUDINESCO, TOUJOURS SUR LE RING, le 25 AVRIL 2010.

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Commentaires

  • L'incohérence, les contradictions, les faiblesses, les doutes, les revirements, les emportements, l'exaltation oui oui oui, c'est beau, c'est tragique, sublime! Mais poussons le raisonnement le plus loin possible, si la psychanalyse est parfaitement accomplie, elle vise à supprimer au maximum l'incohérence en reliant tous nos comportements à des maillons eux même reliés entre eux par des associations parfaitement logiques. Nos incohérences n'étant en ce sens que le manque d'analyse de nos pensées ou de nos actions. Dès, lors, dans un shéma idéal (bien que parfaitement impossible), TOUS nos actes ont un sens, une explication. Plus de part d'ombre mais des angoisses qui s'expliquent tranquillement par un abandon précoce par exemple, un inceste de derrière les fagots etc. Une grande tristesse finalement, tout n'ayant sens qu'en étant rattaché à des sentiments extrêmement primaires, les concepts les plus subtils sont faussés, biaisés, des baudruches... Que faut-il en conclure? Je n'en ai aucune idée!
    Cependant, je ne vois pas l'intérêt de glorifier à tout crin l'incohérence, Onfray veut sans doute la dépasser, comme le bonheur jaillissant de la crasse.

  • Article brillant !
    Si, si, si je le confirme, moi qui possède pourtant certains ouvrages d'Onfray et qui suit régulièrement ses conférences de contre-histoire de la philosophie tous les étés sur France Culture.
    Mais entre Freud et Onfray, mon cœur balance sans retenue du côté du vieux psychanalyste.
    Excellent entretien, au passage, avec Elisabeth Roudinesco, sur le Ring.
    Même si Philippe Muray n'aimait pas ça, force est de constater que le débat prend de la hauteur avec vous cher Montalte.

  • Oui, bel article. Sans doute le plus bel éreintage que j'ai vu de Michel Onfray-mieux-de-le-virer. Vous étiez en forme, cher M. Maso (comme vous appelle mon ami Arnaud). J'aime particulièrement ce passage : "Seul ce qui devient religieux est vrai. Seul ce qui relie les hommes les uns aux autres, autour d’une personne ou d’une idée, vaut notre considération". On ne saurait mieux dire.
    Sans être un anti-freudien fanatique, je vous trouve juste un peu trop élogieux envers le père Sigmund. A côté des critiques plus ou moins grossières de la psychanalyse que vous citez, comme le fameux Livre noir, il y aurait lieu je pense de tenir compte de critiques autrement plus subtiles et profondes, comme celle du grand philosophe catholique Borella, ou du phénoménologue Michel Henry - deux de mes références majeures.
    Mais enfin, on vous le passe pour le coup.

    Cordialement,

    A. M.

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