L’amour anthropophage.
Béatrice a juré de manger tous ceux que Bénédict tuerait : « Dites-moi ! Combien d’être a-t-il tués et mangés dans cette guerre ? Mais d’abord, combien en a-t-il tué ? Car j’ai promis de manger tout ce qu’il tuerait », lance-t-elle en tout début de pièce. Quelle plus belle déclaration d’amour que celle de l’amante (ou de la future amante) qui se propose de manger les ennemis de son amant ! Cependant, lorsque Bénédict surgit et lui demande si elle, « madame Dédain » comme il la surnomme, est « encore vivante », elle lui rétorque du tac au tac qu’elle le mangerait lui aussi – et même qu’elle le mange déjà : « Est-il possible que Dédain meure, ayant pour se nourrir un aliment aussi inépuisable que le signor Bénédict ? ».
On comprend que ce dernier soit terrifié par cette ogresse verbale – et en même temps horriblement attiré (et comme il dira plus tard qu’il va « devenir horriblement amoureux d’elle ».) Être mangé par une femme, c’est-à-dire être avalé par elle, se retrouver dans son ventre et renaître un beau jour, voilà le fantasme typiquement masochiste tel que Gilles Deleuze l’a défini dans Le Froid et le cruel et qui n’est rien moins qu’un vouloir-vivre par d’autres moyens – à mille lieux du sadisme, véritable celui-là, de l’ogre mâle qui dévore ses enfants, les massacre, les tue pour les empêcher de lui prendre le pouvoir. Encore une fois, l’homme du côté de la mort, la femme, du côté de la vie (Eve « la vivante »). Je me demande toujours si c’est féministe ou misogyne de penser les choses comme ça.
En tous cas, Béatrice a la dent dure, c’est le moins qu’on puisse dire : « Elle m'a lancé raillerie sur raillerie avec une si impossible dextérité que je restais coi comme l'homme à la cible visé par toute une armée. Elle parle des poignards, et chaque mot frappe. Si son haleine était aussi terrible que ses épithètes, il n'y aurait pas moyen de vivre auprès d'elle, elle infecterait jusqu’à l'étoile du Nord. Je ne voudrais pas l'épouser quand elle aurait en dot tout l'héritage d'Adam avant la faute. Elle aurait fait tourner la broche à Hercule… Oui, et elle lui aurait fait fendre sa massue pour allumer le feu. Allez, ne parlez plus d'elle. Vous découvrirez que c'est l'infernale Mégère en grande toilette. Plût à Dieu que quelque savant l’exorcisât ! Car, certainement, tant qu’elle sera dans ce monde, on pourra vivre en enfer aussi tranquille que dans un lieu saint, et les gens pêcheront tout exprès pour y aller. C’est que vraiment il n’est pas de désordre, pas d’horreur, pas de discorde, qu’elle ne traîne après elle. »
Suis-je le seul à être excité par ce portrait ô combien sexuel de Béatrice (tellement bien servie par Emma Thompson dans le film merveilleux de Kenneth Branagh) ?
Bons et mauvais simulacres
Bien sûr, ils tomberont à la fin dans les bras – mais après que leurs amis les aient piégés en leur faisant entendre que chacun était fou amoureux de l’autre, ce qui allait contre leur volonté mais était la pure vérité. C'est que la vérité sans révélation n’est rien. Le face-à-face stérile a besoin d’un tiers pour se découvrir. L’entremise peut être le salut des amants – ou leur perte.
Dans Beaucoup de bruit pour rien, il y a le simulacre amical qui va conduire au « miracle » de l’amour entre les deux B. et le simulacre abject – celui monté de toutes pièces par l’infâme Don Juan pour perdre la jeune Hero auprès de son fiancé, le naïf Claudio, et qui aurait pu très mal tourner si des bouffons ne s’en étaient mêlés, interceptant par hasard, c’est-à-dire par providence, les aveux des méchants. De même, on remercie le ciel que, contrairement à ce qui se passait dans Roméo et Juliette, la ruse du prêtre (faire croire à tout le monde qu’Hero est morte après avoir été maudite par son père) n'atteigne son but et cela sans le contretemps qui transformerait la comédie en tragédie. Car il suffit d’un rien pour basculer de l’une à l’autre ou pour que le rêve (« traitons la chose comme un rêve, jusqu’à ce qu’elle se réalise », dit Léonato) ne tourne au cauchemar. À Messine, Dieu veille mieux qu’à Vérone.
Bonnes et mauvaises étoiles
Remarquable de constater que chez Shakespeare les caractères sont toujours (pré)destinaux. Et d’abord celui de Don Juan (fort bien incarné par Keanu Reeves dans le Branagh), triste par nature, sinon par volonté divine. À Conrad qui lui demande d’où vient cette « tristesse sans mesure », il répond que « les causes qui la produisent étant sans limite, [sa] tristesse est sans limite », et comme son ami en appelle à la raison, il en appelle à la mauvaise grâce : « Je m'étonne que toi, né, comme tu prétends l'être, sous la constellation de Saturne, tu essaies d'appliquer un remède imaginaire à un mal incurable. Je ne sais pas cacher ce que je suis. J'ai bien le droit quand j'en ai le sujet d'être triste et de ne sourire aux plaisanteries de personne ; quand j'ai faim, de manger et de n'attendre la permission de personne ; quand j'ai sommeil, de dormir et de ne m'occuper des affaires de personne ; quand je suis gai, de rire et de ne caresser l'humeur de personne. » Et deux répliques plus loin : « On me fait confiance après m'avoir muselé, on m'affranchit avec une entrave au pied ; aussi ai-je décidé de ne pas chanter dans ma prison. Si je disposais de ma bouche, je mordrais ; si j'avais ma liberté, j'agirais à ma guise ; pour le moment, laisse-moi être ce que je suis ne cherche pas à me changer. » Le mal, comme le bien, est un destin. Don Juan n’en reste pas moins comique malgré lui quand, se rendant au banquet, et après s'être épanché de ses noires humeurs, affirme sans rire : « si le cuisinier pouvait penser comme moi ! ».
Combien de méchants shakespeariens qui se définissent comme des suppôts de Satan, des âmes damnées – ou calvinistes ! Mais qui du coup peuvent changer d’humeur sans crier gare, comme par magie, la grâce étant imprévisible (comme ce qui arrive à Edmond, l’horrible traître du Roi Lear et qui avant de mourir avoue tous ses méfaits et tente sincèrement d’en prévenir les effets, ou Protée, le gentilhomme « changeant » des Deux Gentilhommes de Vérone qui après avoir tout fait pour commettre le pire mal y renonce comme par enchantement et demande pardon, ce qui lui est accordé sur l’heure et comme si on admettait l’irresponsabilité théologique des êtres humains.)
Bénédict, lui, est persuadé qu’il mourra garçon. Il rend grâce qu’une femme l’ait conçu et élevé, mais quant à se marier avec une d’entre elles, c’est ce qui lui est impossible, et surtout pas avec cette vierge de fer de Béatrice qui lui en fait cuire tout le temps. Pour autant, il suffit de lui faire croire deux minutes que celle-ci est follement amoureuse de lui (ce qui est vrai) pour qu’il change en un instant d’attitude. Tant pis pour les moqueries qui ne manqueront pas de tomber sur lui. D’une part, « il faut que le monde soit peuplé », d’autre part : « Quand j'ai dit que je mourrai garçon, je ne croyais pas devoir vivre jusqu’à ce que je fusse marié. » La prédestination existe mais ce n’est jamais celle que l’on croit.
Béatrice, elle, est née sous le signe d’une bonne étoile – d’ « une étoile qui dansait » ! Possédée par la joie même quand elle dort, on raconte qu’au beau milieu d’un mauvais rêve, elle se réveille avec « des éclats de rire ». Elle aussi se convainc facilement qu’elle aime Bénédict puisqu’on lui assure de la réciproque.
Mais il y autre chose. Si « le miracle de l’amour » va fonctionner entre eux, c’est aussi parce que ces deux-là ne sont pas dupes – du discours amoureux ambiant, des valeurs chevaleresques d’antan qui commencent à pâlir, du sacré ridicule qu’on met autour de ça. Et si nous, lecteurs ou spectateurs de la pièce, nous aimons que Bénédict et Béatrice s’aiment, c’est parce qu’ils se sont affranchis des anciens codes et que surtout ils maîtrisent la parole.
Changement de paradigme
L’esprit contre la lettre, encore une fois.
Comme l'a très bien analysé Michael Edwards dans son Shakespeare et la comédie de l’émerveillement, la « guerre enjouée » que se mènent les deux B. est une manière de se protéger des abus de langage, de la confiance toujours dangereuse qu’on met dans la seule littéralité, dans la croyance stupide que la parole « informe ». Si ces deux-là ne se parlent que par saillies, feintes et escarmouches, c'est parce qu'ils savent que la parole peut mentir et qu'il faut donc ne jamais la laisser tranquille. Le mot d'esprit est ce qui permet de surveiller le langage de lui-même et de ne jamais s'endormir devant lui – comme le feront Claudio et les autres devant les calomnies de Don Juan. Plus que de simples imbéciles, ces derniers sont plutôt des représentants de l'ordre ancien, médiéval, « chevaleresque », celui où l'on pensait que le mot était la chose et que les moulins étaient des monstres à abattre. Il ne faut jamais oublier que Shakespeare, tout comme Cervantès, témoignent du changement de paradigme qui a lieu au XVIème siècle où l'on passe (enfin, diront certains) du naïf au critique, du premier au second degré, de la belle âme à la conscience ironique – et selon le psaume le plus essentiel de toute la Bible : « Dieu dit une chose, j’en entends deux. » (62 -12).
Certes, l’amour demande aussi, à un certain moment, que le mot soit la chose et que l’esprit devienne chair. Ce sera là le « défi » de Bénédict et Béatrice qui se rendent aussi comptent qu’ils « ont trop d'esprit pour [s’] aimer tranquillement » – défi, à la fin, merveilleusement remporté par Bénédict et accepté par Béatrice : « Silence ! je vous ferme la bouche. »
Vers un « calvinisme heureux » ?
« On parle constamment de gaieté dans Beaucoup de bruit et pour rien, comme si Shakespeare voulait que non seulement les spectateurs se divertissent mais qu'ils s'en rendent compte et que leurs rires les conduisent à réfléchir sur la gaîté et sur ses relations avec la vie », explique Michael Edwards. C’est là la subversion comique de Shakespeare, l’idée profonde que ce sont les bouffons qui résolvent le mal. Au contraire de la tragédie qui résout le drame dans le sang et la morale, la comédie le résout dans le rire et la magie. « Qu’il vaut mieux pleurer de joie que se réjouir des pleurs ! », envoie Léonato superbement. D’où les collisions existentielles des comédies de Shakespeare, les contradictions émotionnelles qu’elles provoquent chez le spectateur. « Le merry qui ne désigne pas seulement une sorte de comédie, mais qui nomme une manière d’être et un certain éclairage de la vie, se fond ici dans ce qui le dépasse », écrit encore Edwards. Il y a prise en charge du mal par la merveille, la musique, la grâce et selon un « calvinisme heureux » qui va jusqu’au miracle et à la résurrection – même si « comme c’est souvent le cas dans les comédies de Shakespeare, l’allusion explicitement chrétienne ne dure qu’un instant. » C’est que la grâce n’a pas besoin de sacré, la magie n’a pas besoin d’autorité. « Regardez le miracle comme chose familière », dit le moine.
Certes, Don Juan sera châtié pour ce qu’il fait. Mais l’on peut se demander en quoi consistera ce « bon châtiment » que Benedict entend concocter pour ce dernier – et dont on peut supposer qu’il n’aura rien à voir avec le « terrible supplice » que l'on réserve à Iago à la fin d'Othello. Sans forcer la pièce, on peut raisonnablement penser que Don Juan finira par être réintégré à la communauté et se convertir à la bonté comme le fait son comparse Borachio et comme le font les deux tyrans de Comme il vous plaira. Dans une pièce résolument « merry and mirth », l'on ne peut terminer par la mise à mort ou le bannissement total de l'un des personnages (et c'est pourquoi Le marchand de Venise pose tant de problèmes ». À rebours de la morale « tragique » qui fait dans la catharsis de l’holocauste général, la comédie de l'émerveillement est réparatrice sans être sanguinaire, osant même le happy end de la réconciliation totale.
Niaiserie morale digne des attardés de l’apocatastase de mon genre ? Peut-être – mais cette niaiserie fut celle de bien de grands auteurs, John Powys ou Pierre Jean Jouve qui à la fin de son Don Juan de Mozart allait jusqu’à se dire « certain » que Don Juan et le Commandeur finiraient par se réconcilier... dans la mort (ce qui pour le coup nous paraît peu probable).
Pour finir, une petite remarque sur les femmes de Shakespeare dont on a parfois dit que si elles étaient si « viriles », c’était parce qu’elles étaient interprétées par des hommes et que Shakespeare (peut-être bisexuel) écrivait pour eux plus que pour elles. Diable ! Et nous qui jurons partout que Béatrice, Portia, Viola, Juliette, Rosalinde sont notre idéal féminin, nous voilà bien. Le voici encore, le serpent de mer de l'homosexualité et qui va de pair avec son équivoque hétérosexuel ! Sont-ce les hommes ou les femmes que nous aimons à la fin ? En fait, la question n'est pas tant de savoir quel sexe nous aimons (nous en sommes à peu près sûrs) que la manière d'aimer. Et si le secret de certains d'entre nous était d'aimer homosexuellement l'autre sexe ? Deleuze dit ce genre de choses dans son Proust et les signes. On peut être un homme, aimer les femmes, mais les aimer comme si elles étaient des hommes et comme si nous-mêmes étions des femmes. Etre hétéro sous un mode homo ou homo sous un mode hétéro – nouveaux codes, nouveaux modes, nouvelles bottes. Affaire à suivre, donc...