À propos de L'Étrange cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde de Robert-Louis Stevenson, relu dans ma vieille collection 1000 Soleils (traduction de Charles-Albert Reichen, bien meilleure que celle de Charles Ballarin en Folio, ne serait-ce que pour l'emploi du mot, très lewis carrollien, de « Jaggernaut » [du sanskrit « Jagannâtha » qui désigne une force qui ne peut être arrêtée et qui écrase ou détruit tout sur son chemin], bien plus efficient que « monstre aveugle sorti de l'enfer ».)
Un de ces livres qui a eu plus d'impact que lui-même. Tout le monde connaît le sujet sans l'avoir lu, s'est approprié son titre avec plus ou moins de bonheur (Gainsbourg/Gainsbarre, Dr Renaud/ M. Renard), celui-ci devenant une expression courante et le plus parfait symbole du double (avant même Le Double de Dostoïevski).
Pourtant, quand on lit ou relit le texte, on ne peut s'empêcher d'être déçu ou de trouver ça beaucoup moins impressionnant que prévu ou du souvenir qu'on en avait (mais peut-être parce que c'était un souvenir construit à partir des toutes les Hydefiction dépassant le récit originel et faisant de ce personnage un super vilain aux pouvoirs érotiques allant bien plus loin que l'initial.) Pareil pour L'Île au trésor – comme pour certains épisodes de la Bible qui ne font que quelques lignes (Déluge, Babel, Sodome et Gomorrhe) mais des lignes qui ont donné des livres de sable. L'imagination qui explose sa propre page. L'oeuvre la plus « influenceuse » du monde qui, en soi, déçoit. Sans doute parce qu'on ne sait plus la lire. Qu'on en a perdu la fraîcheur, la surprise. Surtout, l'on connaît la trame. Mais dans le cas du Dr Jekyll et M.Hyde, ne l'a-t-on pas toujours connue ? Y a-t-il eu un lecteur au monde (et notamment parmi les premiers lorsque le livre est paru en 1886) qui en a été dupe ? Tout n'est-il pas déjà dit dans le titre ou dans les premiers chapitres ? Borgès se posait cette question. Autant Le Mystère de la chambre jaune ou Le Meurtre de Roger Ackroyd peuvent toujours nous surprendre, même cent après, autant L'Etrange cas ne nous étonne plus. L'intérêt est ailleurs.
Pour tuer le temps et oublier mes douleurs hémarthrosiales (car ça fait mal, ce truc), je m'y penche.
Aldo Valetti (dans Salo)
Un visage anti-lévinassien
- Hyde ? Quelle sorte d'homme est-ce là ?
- Il n'est pas facile à décrire. Il y a quelque chose de bizarre dans son apparence, quelque chose de déplaisant, d'odieux ; je n'ai jamais vu de créature qui déplût autant et pourtant je ne saurais dire pourquoi. Il doit être atteint de quelque monstruosité. On a, en le voyant, l'impression d'un être anormal, bien qu'il soit fort difficile de préciser. C'est un individu extraordinaire et, cependant, il ne présente rien de réellement insolite.
Plus loin, on parlera d'un « visage qui se dissipe en vapeurs », qui fuit, qui n'imprime pas mais qui laisse un malaise, sinon un sentiment de terreur sourde, de dégueulasserie innommable. Laideur d'âme (et bien sûr qui me rappelle X.) Quelque chose d'antipathique, de toxique, de méphitique. À la fois détraqué et « détraqueur » – du nom de ces créatures inventées par Joanne Rowling dans Harry Potter et qui donnent l'impression qu'on ne rira plus jamais une fois qu'on les a vues.
Aucune photographie de M. Hyde. « Les quelques témoins susceptibles de le décrire différaient du tout au tout dans leurs déclarations. Ils ne s'entendaient que sur un point : l'obsédante impression de monstruosité inexprimable qu'inspirait le fugitif à tous ceux qui l'avaient aperçu. »
Un visage qui s'efface, donc, qui se cache (« to hide » = cacher), qui brouille et embrouille comme le fog londonien, qui s'évapore toujours mais qui reste déplaisant. Un visage-rêve, cauchemar. Qui a la signature de Satan. Qui agit physiquement sur les autres. Qui provoque des sensations de contracture et de diminution de ses propres pulsations, comme l'écrira le Dr Lanyon dans sa lettre. Un visage qui donne la nausée. Un visage anti-levinassien. Que le lecteur ne verra jamais mais dont on lira la confession au dernier chapitre – et qui lui est étonnant même à la relecture.
The Substance (Coralie Fargeat, 2024)
Diablerie du double (à propos du dernier chapitre : « Le Dr Jekyll s'explique. »)
Donc, Jekyll Hyde croit à la duplicité, sinon à la multiplicité, de l'être humain, quoique sans lien en elle – chacun de nous portant « une véritable réunion d'individus indépendants et sans rapport les uns avec les autres » (et qui n'est pas sans rappeler la définition du moi selon Montaigne : « nous ne sommes que pièces rapportées ».)
Pourquoi dès lors ne pas nous compartimenter afin de vivre symétriquement plusieurs vies en même temps ? Ce qui permettrait d'être tout bon ou/et tout mauvais l'un après l'autre. Mais comment être tout mauvais après avoir été tout bon ? Comment se dédoubler dans son contraire une fois qu'on a été tout en un ? Quel intérêt pour le tout bon de devenir tout mauvais et l'inverse ?
Grâce à une potion qu'il confectionne (et qui est le grand mystère un peu « facile » du récit, car enfin, on se demande bien comment et avec quoi il a réussi à la faire) et qu'il ingurgite, voici notre cher docteur Jekyll, et pour un temps donné, dans la peau de cet Hyde, sorte de version sauvage, amorale, sans fitre de lui-même. Ça sans Surmoi qui se permet tout ce qu'un homme normal et moral « s'empêche » – et en vérité, pas grand-chose : aller au bistro, au bordel (ce qu'il faisait déjà dans sa version urbaine Jekyll, et pour des « voluptés dignes du ruisseau »), piétiner une petite fille, tuer à coups de canne un notable, crimes plutôt minables, arbitraires, sans aucune grandeur sadienne ni don juanesque et qui laissent perplexe quant à la magie de cette potion.
En vérité, l'idée de se dédoubler apparaît très vite comme une fausse bonne idée. D'une part c'est rompre avec son unité, son harmonieuse croix, son impureté providentielle, sinon risquer la schizophrénie pour rien (et pour une deuxième vie assez peu plaisante). D'autre part, ce dédoublement ne fonctionne pas comme il devrait, n'étant en aucun cas libérateur ni pour l'un ni pour l'autre. Et c'est là que se situe le drame de Jekyll – et la morale du récit, Stevenson étant essentiellement un moraliste. Croyant se libérer des carcans sociaux et devenir un être de pure liberté (et de fait de pure violence, sinon de pure bêtise), Jekyll ne peut ignorer ce qu'a fait Hyde. Nulle symétrie dans ce dédoublement mais au contraire une charge mentale redoublée pour le premier :
« Je me reconnus, dès les débuts mêmes de cette nouvelle vie, dix fois plus pervers, dix fois plus méchant, dix fois plus esclave du péché originel ».
En plus d'une perte de santé, car, et c'est le comble, cette potion maléfique ne rend ni plus beau ni plus fort :
« Le mauvais côté de ma nature, dans lequel je m'étais à présent incarné, était moins robuste et, partant, moins développé que le bon côté dont je venais de faire disparaître le symbole charnel. »
Hyde ne dispose même pas de cette beauté du diable comme on aurait pu le croire. Le pacte, avec le diable comme avec le double, ne fonctionne jamais. Hyde est pulsion à l'état pur mais pulsion infra-humaine plus que surhumaine – et qui lorsqu'il revient à Jekyll le torture bellement. C'est ce qu'il faut comprendre : il n'y a pas Hyde d'un côté et Jekyll de l'autre – mais Hyde d'un côté et Jekyll « hydisé », Jekyll coupable de Hyde, Jekyll crucifié par Hyde, de l'autre.
Hyde est toujours un, Jekyll est toujours deux en un : lui-même et la créature. En vérité, le double est toujours un échec et pour la bonne raison que l'identité véritable est toujours hybride. En voulant la clarifier, la discriminer, la purifier, on sombre dans le pire de soi-même et un pire qui revient toujours – un éternel pire !
« Jekyll, l'hybride, tantôt avec les plus grandes appréhensions, tantôt avec une avidité singulière, projetait et partageait tous les plaisirs et toutes les aventures de Hyde. Au contraire, Hyde ne s'intéressait pas à Jekyll ou ne s'en souvenait qu'à l'occasion, un peu à la façon d'un bandit de grand chemin qui se rappelle la caverne où il se dissimule à la curiosité des gendarmes. Jekyll avait pour Hyde l'intérêt d'un père ; Hyde avait pour Jekyll l'indifférence d'un fils. »
En perdant quelques heures sa croix, point d'intersection de son humanité, Jekyll en gagne une deux fois plus lourde à son retour. Rien de plus recrucifiant en effet qu'une fausse innocence anti-croix. Rien de pire que de renoncer à ce qu'il y a d'hybride ou d'impur en nous. La pureté est la pire des tentations (dans le mal comme dans le bien). C'est dans l'impureté, la dissymétrie que nous trouvons notre identité, notre harmonie et notre paix – pas du tout dans la dissociation, toute symétrique ou contractuelle qu'elle puisse paraître. Comme n'importe quel pacte avec le diable, le double, ça ne marche jamais, ça foire à tous les coups (et comme l'a montré récemment The Substance, le film de Coralie Fargeau avec Demi Moore.)
Et comme me le fait remarquer l'ami Pascal Zamor, Hyde non plus n'est pas aussi unitaire qu'il le souhaiterait car lui aussi se souvient de Jekyll – et du reste retourne toujours chez lui pour se protéger des gens qui le recherchent et accessoirement lui piquer vêtements et argent : « On retrouve ici les thèses de Locke fondant l’identité sur la continuité de la conscience dans le temps. Le problème de Jekyll et de Hyde, c’est qu’ils se reconnaissent comme étant toujours le même, et ce au-delà des apparences physiques. Bref ce qui est fascinant c’est que "la morale de l’histoire n’est pas qu’un homme puisse se séparer de sa conscience, mais qu’il ne le puisse pas" (Chesterton) ».
Et voilà le pauvre Jekyll condamné à ne pas exister un jour sur deux et bientôt une semaine, un mois, un an, toujours ? En Hyde, il ne peut plus, dans les deux sens du terme, rentrer chez lui (ou en lui.) Le pathologique l'emporte sur le normal, l'abîme sur la belle âme, le néant sur l'être.
« Là était bien le scandale ; que le limon de l'abîme pût lancer des cris et des paroles, qu'une argile amorphe pût gesticuler et pécher, que le néant et le chaotique pussent usurper les fonctions de la vie ! »
Incube rebelle qui le chasse de sa chair et de son esprit – et va le damner assurément.
Ne lui reste alors plus que l'écriture (l'Écriture !) grâce à laquelle il pourra laisser une trace de sa singulière aventure et du coup le sauvera peut-être post-mortem, toute vérité même posthume rendant libre, donc sauf. Peu importe que Jekyll disparaisse dans Hyde et que Hyde finisse sur l'échafaud (ou se tue) du moment que le premier a pu raconter (confesser) son étrange cas – été libre une dernière fois !
« Ici donc, j'accomplis le dernier acte libre de mon existence et je remets au jugement de l'éternité le Dr Henry Jeckyll, pauvre pécheur ! »
On ne se débarrasse pas si facilement de sa conscience et heureusement, car à la fin, c'est elle qui nous sauve la mise.