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Rémi Brague, Scary époque

En parallèle avec l'entretien fleuve que m'a accordé Rémi Brague pour Actu Philosophia, retour sur Modérément moderne, son livre peut-être le plus synthétique et le plus abordable.

 

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 Sur TAK

 

Après le monde grec et le Moyen Age, Rémi Brague, un des rares intellectuels français que l’on devrait déclarer d’utilité publique, pose son regard sur le monde moderne et se demande si le moderne n’est pas en train de tuer le monde. Aux yeux du penseur chrétien qu’il est, la question est de savoir si ce qui a l’air aujourd’hui d’améliorer la vie des individus, et qui va de l’ABCD filles – garçons aux théories eugénistes ou genristes, ne contribue pas en fait à diminuer progressivement le goût de la vie chez ces derniers. Mieux nous vivrions, moins nous aurions envie de vivre. Mieux nous connaitrions les êtres et les choses, moins nous les aimerions. Mieux nous serions dans le bien-être, moins le bien nous séduirait et l’être nous convaincrait.

 

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Moderne contre moderne

Il est vrai que ces derniers temps, tout va de travers, à commencer par la définition des mots. Si « moderne » signifiait au Moyen Age « mesuré » (de « modus », la modération, la modestie), alors, notre époque excessive, infantile et narcissique est tout ce que l’on veut sauf « moderne » – ou ne l’est que dans sa pire acceptation, soit l’abolition pure et dure, quoique non avouée, du passé. Car c’est en effet au passé que la « modernité » démocratique a déclaré la guerre, oubliant cette extraordinaire remarque de Tocqueville que pour qu’une démocratie soit viable, il faut qu’elle soit fondée sur des vertus qui ne soient pas démocratiques.

En vérité, la démocratie ne peut fonctionner dans son génie que si elle s’appuie sur d’autres génies comme par exemple celui du christianisme. Des auteurs aussi différents que Nietzsche ou Chesterton tombent d’accord là-dessus : le monde moderne vit sur un capital antique ou catholique qu’il feint de mépriser alors qu’il s’en rassasie. Et c’est lorsqu’il décide de le mettre réellement à mort qu’il menace de s’effondrer avec lui.

A un certain moment, nier les vertus théologales, c’est nier les Droits de l’Homme. Refuser la hiérarchie ou, comme le dit Shakespeare dans Troilus et Cressida, le « degré » (degree) des devoirs et des savoirs, c’est tomber au bas de l’échelle du progrès. Croire que l’on est assez « grand » pour se gérer soi-même par soi-même, sans transcendance ni altérité, c’est à la fois se déraciner, régresser et se couper des conditions de possibilité d’un avenir que paradoxalement on ne cesse de chérir. La modernité se retourne alors contre elle-même.

 

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Orient et Occident

Le paradoxe – en fait, le scandale – est que cette régression soit en partie venue de ceux qui se faisaient une gloire de construire l’Europe. Mais en refusant avec un acharnement tout clérical de rappeler les origines chrétiennes de celle-ci, ce qui devait nous exalter nous a tous déprimés – en plus de nous faire baisser notre pouvoir d’achat.

Le comble est que l’Europe n’était pas une idée neuve en Europe et datait de Charlemagne (800) et de son idée d’empire d’Occident. Trois siècles plus tard, elle se définira telle que nous la connaissons encore aujourd’hui – soit une terre chrétienne qui de l’Espagne à la Grèce, a su repousser les invasions musulmanes sans pour autant conquérir des territoires extérieures à sa géographie ou trop éloignés de ses frontières naturelles.

« L’Europe est une civilisation, écrit Brague, qui ne s’est pas fondée sur la conquête extérieure mais sur la conquête intérieure. » Sa méthode fut le « le travail sur soi », lui-même fondé sur « la nostalgie envers l’ailleurs, réel ou sacré, d’Athènes ou de Jérusalem ».

De toutes les civilisations du monde, la « chrétienté » (premier nom de l’Europe) est celle qui a porté le plus le loin la réflexion sur soi, avec son corollaire, le négatif, et cela parfois jusqu’à l’autocritique la plus radicale, au risque de tomber dans la haine de soi, « le fameux sanglot de l’homme blanc », en même temps d’avoir été la plus curieuse des autres. Telle est la grande différence avec l’islam :

« Alors que l’Europe s’intensifiait, l’Islam s’étendait ; alors que l’Europe se mettait à emprunter du sens au dehors1, l’Islam se contentait désormais du sens qu’il produisait-lui-même. »

Autant l’Orient se coupait de l’extérieur et ne vivait que de son seul passé d’ailleurs bientôt réduit au littéral, c’est-à-dire au barbare, autant l’Occident se coupait de son intérieur, niait son passé (tout en le parasitant) et n’affirmait plus que son seul présent, reproduit à l’infini, cloné.

La contradiction est qu’avec le temps, l’Occident aurait de plus en plus besoin de l’Orient pour survivre – et se retrouverait dans la situation incongrue d’avoir à assurer sa continuité moderne, et même post-moderne, auprès de populations aux croyances prémondernes et valeurs patrilinéaires. D’un côté, nous céderions à tous nos désirs individuels et asociaux, dont le mariage pour tous serait le prototype le plus caricatural, de l’autre nous ferions appel à du sang neuf auprès de gens dont le moins qu’on puisse dire est que l’union institutionnalisée entre deux hommes ou deux femmes ne serait pas précisément la tasse de thé à la menthe.

Nous qui, au nom d’un artificialisme tout azimut, aurions perdu tout sens de l’anthropologie traditionnelle, serions finalement obligés de nous retourner, pour survivre, vers des populations aux traditions millénaires et plutôt fâchées de voir celles-ci mises à mal par la dernière aberration à la mode. Le salut de l’Occident se situerait-il en Orient ? On peut se le demander sérieusement. S’il faut encore croire à l’Europe, puisque l’Histoire est indéniablement de ce côté-là, il ne faut pas croire qu’à l’Europe.

 

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Vous aimez la vie ? Alors, donnez-là !

Il est vrai que le XXe siècle avait été pour nous, vieux Européens, l’occasion de toutes les déviances et de toutes les bévues. Du scientisme considéré comme seul critère de la vérité au léninisme (« science des classes ») et au nazisme (« science des races »), il n’y eut qu’un pas que nous avions franchi sans complexe – et que sur bien des points, nous continuons de franchir, l’eugénisme ayant peu à peu été intégré à nos valeurs de bien-être et de nihilisme cool (lire à cet égard le stupéfiant petit livre de Bruno Deniel-Laurent, Eloge des phénomènes).

Que l’Etre vaille mieux que le Néant, comme le pensaient les traditions antiques et bibliques, c’est ce qui pour nous ne va plus du tout de soi. Si l’humanité est aujourd’hui menacée, la cause en est autant à l’arme atomique, au carnage industriel de la planète, qu’au goût de plus en plus modéré que nous avons, du moins en Occident, pour notre propre reproduction. Notre obsession n’est plus « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », mais bien « pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien ? », et même « tout compte fait, faut-il vraiment qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? »

Bien entendu, nous ne sommes pas tous au seuil du suicide et la plupart d’entre nous aimons notre vie dans ce qu’elle a de passionnante, d’amusante et parfois d’héroïque. Mais aimons-nous la vie au point de la donner ? La vraie question est là. Si nous considérons la vie comme un don (de Dieu ou de la nature, peu importe ici), alors notre devoir (et notre joie) serait de la donner – comme les fées donnaient des pouvoirs aux enfants à leur naissance.

Mais si nous considérons avec Chateaubriand que la vie nous a été « infligée » et avec Schopenhauer que l’existence est avant tout le résultat calamiteux d’un vouloir-vivre aveugle et cruel que nous subissons tous sans exception et qui, malgré quelques jouissances commodes et mensongères, nous réserve plein de souffrances en veux-tu en voilà, alors mieux vaut aller à la taverne et écouter Wagner – comme on peut par exemple le faire pour de vrai au bar de L’Excalibur de Saint Malo, 2 rue du Boyer, tenu par Eric, qui, entre deux Duchesses Anne, vous met Parsifal en musique de fond. Alors, grâce à la bière et au leitmotive, retrouvons-nous le sens de la terre et reconnaissons, même sans avoir la force de l’accomplir, ce qui est bien, à savoir l’être plutôt que le néant, la vie plutôt que la mort, l’ensemencement plutôt que l’extinction – l’important étant toujours, comme disait Pascal, de ne pas avoir l’esprit boiteux même quand on est boiteux.

 

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Mikropsukhia

Le pire, comme toujours, c’est l’esprit boiteux culturel, celui qui, avec son relativisme de bon aloi et son humilité de surface, veut à tous prix faire douter de la valeur des choses, de la force des idées et de la sacralité des êtres.

« Le danger, aujourd’hui, réside moins dans l’orgueil que dans le vice opposé, une modestie excessive, que l’on peut nommer pusillanimité », dénonce Brague. « Le terme est fort ancien puisqu’il s’agit d’un vice décrit par Aristote sous le nom de “mikropsukhia”, et que Descartes appelait “bassesse” ou “humilité vicieuse”. »

Haro, donc, sur ces micropsychiques que sont hélas si souvent les spécialistes et les universitaires. Et précisément parce qu’il est lui-même un universitaire de renom, l’auteur de La sagesse du monde sait mieux que personne en quoi l’université peut être elle-même un obstacle à la pensée vivante, et cela au nom d’un scepticisme obligatoire dont le seul souci est de décourager tous ceux pour qui la vérité importe.

C’est que, pour ce professeur émérite, puits de science, pédagogue hors pair, quoique malicieux, n’hésitant jamais à plaisanter ou à passer sans crier gare d’Aristote au film Scary movie 3, ou de Condorcet à Rahan, afin d’étayer ces démonstrations et de bousculer le lecteur un peu trop « culturel », les questions existentielles ne sont pas d’aimables propos qu’on se contenterait d’évoquer lors de conférences ennuyeuses où tous les arguments finissent par se valoir, mais bien un problème de vie ou de mort pour tout un chacun – et notamment pour les gueux que nous sommes. Dire les choses hors de leur cadre culturel, voilà qui ne va pas sans mal – et constitue tout le bien que nous fait, à chaque fois, la lecture d’un livre de Rémi Brague.

Voyez comme il est de bon ton chez les historiens professionnels de rabattre le caquet des historiens amateurs, tel le valeureux Lorant Deutsch, et pour la seule raison que ces derniers cherchent à nous faire aimer l’Histoire de notre pays, et sans culpabilité encore ! Voyez, surtout, comme les choses, dès qu’on les dit sans prévention universitaire deviennent scandaleuses : par exemple, que l’athéisme social et politique a toujours conduit au génocide (Allemagne nazie, Russie soviétique, Chine maoïste, Cambodge pol-pothien) et cela malgré les utopies areligieuses de Bacon ou de Bayle ; qu’à l’opposé, et comme le dit Rousseau,

si « les principes de l’athéisme ne font pas tuer les hommes, ils les empêchent de naître (…) le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, (l’étant) beaucoup moins dans ses conséquences »,

que le vrai suicide, aujourd’hui, est psychosociale, narcissique, indolore, et de fait bien plus inquiétant à longue échéance que l’attentat suicide ; que notre compréhension des choses tourne à la pure littéralité, c’est-à-dire à la pure barbarie, qu’elle soit islamiste ou libertarienne ; que ce littéralisme plébéien, d’ailleurs protestant, n’en finit pas de tuer l’esprit du monde et de nous épuiser ; qu’au milieu de ces cultures mortifères, l’Eglise catholique et romaine est peut-être la seule instance qui nous reste pour nous persuader que la vie est belle, bonne et souhaitable ; que la culture, du reste, fut avant toutes choses et pour les siècles des siècles une invention chrétienne.

 

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La culture, une invention chrétienne

Si la culture se définit en effet, et selon le mot de Brague, comme un « remplissement » du dedans par le dehors, alors le christianisme naissant, pour qui le dehors était précisément le paganisme romain et qui, parce qu’il fallait bien qu’il s’établisse, étant aussi riche de nouveau sens que très pauvre en normes sociales, lui emprunte son organisation, sa hiérarchie, sinon ses lettres et ses allégories pour les siennes propres, peut être reconnu comme la religion qui inventa la culture en tant que telle. Il faut véritablement être un esprit fort, c’est-à-dire un imbécile, pour ne pas admettre que, comme le disait Chesterton2,

« tout dans notre monde est d’origine chrétienne sauf le christianisme qui est d’origine païenne ».

Le génie du christianisme résida en effet dans cette capacité à absorber ce qui n’était pas lui, à s’approprier les us et coutumes des uns et des autres, à s’exprimer et à se diffuser sur tous les modes, en un mot, à être universel, « catholique ». Et c’est là que se situe la grande différence avec la paideia (l’éducation) grecque. Ce qu’on appelle par « culture » hellénique était surtout un style de vie global, certes extrêmement brillant, mais fonctionnant en circuit fermé, disons comme un club gréco-grec, et dans lequel le culte des dieux allait de pair avec la philosophie, religion et culture étant en fait synonymes l’un de l’autre. Au contraire, le christianisme, en assimilant à lui les coutumes des autres s’ouvrit (pour ne pas dire s’offrit) au monde pendant qu’il ouvrait celui-ci à sa diversité culturelle, toutes assimilables par l’esprit saint. La révolution paulinienne ne fut rien d’autre que cette inclusion du bloc gréco-romain au sein de son propre discours, mais nettoyé de sa religiosité particulière et trouvant par là-même, et à son tour, son universalité. Tel Midas transformant en or tout ce qu’il touche, le christianisme transformerait en universel tout ce qu’il s’assimilerait. A la « culture grecque » vécue comme un entre soi élitiste et circulaire se substituerait la culture chrétienne conçue comme présentation, amour, des uns aux autres. Quand nous disons que nous sommes cultivés, nous voulons dire que notre universalité nous vient d’ailleurs, d’autrui – et que ce qui est bon pour nous est bon pour vous (Mozart, Shakespeare, Le Greco). Ce n’est pas Platon qui est de culture platonicienne, c’est Paul. Ce n’est pas Rémi Brague qui est braguien mais l’auteur de ces lignes – ou qui, du moins, s’attèle à l’être. A ce titre, n’hésitons pas à dire avec lui que c’est bien la particule qui fait la noblesse :

« Est noble celui qui est de quelqu’un, de quelque part, de quelque chose. Et qui, se sachant tel, veut aussi que quelque chose, que quelqu’un provienne à ton tour de lui. »

Au contraire, est vulgaire celui qui ne vient que de chez lui et croit fermement que cela suffit.

Pour autant, notre culture n’est pas notre foi. On peut être un croyant inculte comme un savant athée. La religion, du moins la nôtre, nous apprend moins à planter les fleurs qu’à nous persuader qu’il est bon de le faire. Ensuite, chacun sa technique – sa culture. Au fond, le christianisme « laisse la culture être la culture, être toute la culture, mais n’être que la culture ». Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, le Décalogue n’est pas un écrasant fardeau moral impossible à tenir et destiné à accabler l’Humanité de préceptes épuisants, mais bien un « kit de survie » qui nous rappelle les quelques bases de la vie en commun. Pour le reste, roulez jeunesse. Encore une fois, « Dieu ne nous dicte jamais ce qu’il faut faire » et nous laisse toutes les possibilités naturelles et culturelles – au risque qu’on les retourne contre lui, donc contre nous.

Si le christianisme disparaît, la culture européenne disparaîtra à son tour. Ne restera alors plus que la science et la technique – et l’homme quantitatif avec elles, d’ailleurs produit de celles-ci. Un peu dégoûté de lui-même à force de ne s’être géré que par lui-même, celui-ci devrait disparaitre, du moins selon les prédictions du démographe Jean Bourgeois-Pichat, aux alentours de 2250 en Europe et de 2400 dans le reste du monde. En attendant, tous à L’Excalibur !

 

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  1. Notamment au travers de l’islam des Lumières : Avicenne, Averroès, Maïmonide.  
  2. Mais aussi Simone Weil qui, dans Lettre à un religieux, consacre plusieurs pages aux reprises (au sens kierkegaardien du terme de renaissance ou de réintégration) que firent les chrétiens des mythes païens. En vérité, les signes étaient là depuis toujours. Le Christianisme existait avant le Christ – dans le paganisme grec, égyptien et même indien. « Il n’est pas certain que le Verbe n’ait pas eu des incarnations antérieures à Jésus, et qu’Osiris en Egypte, Krishna en Inde n’aient pas été de ce nombre. » Et tout à l’avenant : la vigne de Jésus était contenue chez Dionysos, le grain qui ne meurt chez Déméter, l’Agneau sacrifié dans un épisode de Zeus Amon qui égorge un bélier, la transsubstantiation dans les rites de Thèbes, etc. Platon lui-même dans le Timée décrit « la constitution astronomique de l’univers comme une sorte de crucifixion de l’Âme du Monde, le point de croisement étant le point équinoxial, c’est-à-dire la constellation du Bélier ». Même Chesterton n’allait pas jusque-là ! La rupture chrétienne se fait donc bien plus avec la religion juive qu’avec la païenne. Et pourtant, la juive s’accomplit aussi dans la chrétienne. Le christianisme, mélange souverain de paganisme et de judaïsme – et c’est ce que le protestantisme, qui a aboli les filiations et les médiations, ne peut supporter.  

 

Rémi Brague, Modérément moderne, Flammarion, février 2014, 385 pages, 21 euros.

 

 

FILMS

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Adieu au langage

 

(Déjà publié une première fois, le 26 juin 2014)

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