No futuristes pour les futuristes
[Lyon, sous les années Mitterrand. Un sympathique groupe de rock, les Futuristes, tentent leur chance. Mais « le feeling velvetien », comme l’euphorie socialiste, ne sont pas toujours au rendez-vous. Le roman « Rock made in Rhône-Alpes » de Milan Dargent.]
Le rock a toujours été un truc de vieux. Ou de futurs vieux. On a commencé à le célébrer quand il était déjà fini et à le conspuer quand les jeunes et les humanitaires s’y sont intéressés. Discutez un instant avec Philippe Manœuvre, Basile de Koch ou Milan Dargent et vous entendrez la même rengaine : le rock, c’est fini depuis dix, vingt ou trente ans. Un Rock and Folk des années 70, aujourd’hui, c’est comme un numéro de L’Action Française des années trente : une relique d’un autre monde. Bowie, Jagger, Lou Reed, pas une popstar de moins de 60 ans - et personne aujourd’hui pour prendre « la relève ». Il est vrai que le rock dans son essence même ne pouvait que s’autodétruire.
Pour Milan Dargent, 53 ans, « qui vit et travaille à Paris » (et certainement pas dans le rock’n’ roll), déjà auteur d’une réjouissante Soupe à la tête de bouc qui racontait un mémorable concert des Stones à Lyon, et d’un improbable Club des caméléons, chronique nostalgique de sa jeunesse perdue dans les années 70, sa mort date précisément du 13 juin 1985 - le jour fatidique de ce Live Aid où pour la première fois les rockeurs du monde entier se sont donnés la main pour sauver le monde, mendier pour l’Ethiopie et des rebelles sans causes qu’ils étaient à l’origine devenir de gentils agents caritatifs.
Pour Guillaume, fondateur du groupe lyonnais « les futuristes », la pilule est amère : « Des années de fanatisme à collectionner l’intégrale de David Bowie pour en arriver là, à cette version de Héroes du Live Aid, si peu héroïque. Heroes, une chanson on ne peut plus intime, une mélopée méditative qui ne doit pas quitter les quatre murs de votre chambre, livrée ainsi à la foule obéissante d’un stade embrigadé, ça la foutait mal. Héroes, votre chanson à vous, votre jardin secret, soudain transformée en putain d’hymne. »
Il faut admettre que l’époque n’était déjà plus tellement rock’n’roll. L’euphorie socialiste avait fait long feu. Delors avait prévenu : l’austérité s’invitait en France dans toute sa rigueur. Et pire que tout, le Disco triomphait. Les Futuristes, « étoiles montantes du rock français », allaient éprouvé à leurs dépens le no future des punk. C’étaient Guillaume, Julien, Romain et Jo – en attendant Lerik, leur « manageur », qui un jour passerait à l’ennemi, Andersen, le groupe rival. Car entre les concerts ratés, les répètes miteuses, les débats « esthétiques » sans fin, la résistance à mener face au joug parental, la concurrence régionale, et ce sentiment, qui s’installe rapidement, qu’on sera toujours les seconds ou les suiveurs, le monde lyonnais du rock n’est pas de tout repos. Sans compter que certains membres du groupe n’ont pas l’air si motivés que ça, tel Julien qui sacrifie nombre de répètes parce qu’il a baignade dans le lac de Paladru. « Quelqu’un peut-il seulement imaginer Joe Strummer annulant une répète pour cause de baignade dans le lac de Paladru ? »
Alors, on rêve, on fait du surplace, on s’imagine qu’on est filmé en permanence comme si on était la plus grande star du monde : « Jour et nuit, en privé et en public, Guillaume se savait filmé. Ce truc-là, il était le seul à le connaître. » On va à la Fnac pour la centième fois dans le mois, rayons disques. On vit difficilement le passage du vinyl au CD. Tout change, sauf soi-même et ses idoles. Hélas ! Les idoles ont bientôt de nouveaux fans que les anciens fans ne peuvent respecter. Les nouveaux fans mélangent tout, confondent tout, Led Zeppelin et Supertramp, Kraftwerk et Jean-Michel Jarre, et bientôt Bowie et le RnB. Le tournant de la rigueur aura été aussi le tournant, et au fond la mort programmée du goût, avec sa démocratisation abusive, ses radios libres et sa très antimusicale (et obligatoire) « Fête de la musique » que Milan Dargent traite avec des accents qui n’auraient pas déplu à Muray.
Et c’est la bonne surprise de ce petit livre délicieux et désopilant de montrer en quoi la « défaite de la pensée » aura touché même les milieux rockeux. Comment d’aristocrate et de romantique, le rock and roll sera devenu « le rock FM, consensuel, gentillet, [plaisant] à tous les crétins de la planète. » Les Futuristes avaient tout prévu, sauf la future uniformisation. Et l’ère Chirac.
Milan Dargent, Le tournant de la rigueur, Le Dilettante, mars 2013, 191 pages, 16 €