Sur le site de La Revue des deux mondes, le 02 novembre 2020
Camille (2000 – Prix Décembre) était une tragédie urbaine, Fruits et légumes (2010, Prix des Deux Magots), une chronique sociale. La Faucille d’or (2020 et, croisons les doigts, peut-être Prix Renaudot dans quelques jours) est un polar biblique, mais aussi une Matière de Bretagne fellinienne et peut-être à la fin une histoire de double dostoïevskien. En trois livres, Anthony Palou aura imposé un ton, un trait, une esthétique.
Soit David Bourricot, journaliste au bout du rouleau, qu’on envoie dans le Finistère enquêter sur la disparition d’un marin-pêcheur. Paumé dans son boulot, son mariage et sa paternité, cette enquête va lui permettre de faire le point sur sa vie au risque de s’approprier celle du marin disparu, sinon de faire corps et âme avec lui. C’est que ce qui se passe dans l’âme, la mémoire ou l’émotion n’est jamais univoque, chaque perception se doublant toujours d’une autre comme Bourricot en avait déjà fait l’expérience à l’enterrement de sa mère :
« Devant le cercueil de cette femme si aimée, l’esprit de David s’était envolé, il pensait à autre chose, pas à ces roses tristement blanches déposées ici et là, pas à la crémation à venir, non, il pensait aux oiseaux, il pensait à ce merle moqueur qui chaque matin le réveillait comme sa mère le réveillait, le caressait d’un si doux baiser alors qu’il devait prendre le chemin de l’école. »
Et c’est en effet un double roman que nous lirons, celui du récit haut en couleurs et merveilleusement détaillé et imagé (Palou écrit comme un peintre hollandais) et celui du Journal de bord que tient Bourricot dans sa chambre d’hôtel et dont feront bientôt partie des lettres écrites à sa femmes, tout à la fois rudes, subtiles et tendres (Palou est un mâle psychologue), quoique jamais envoyées. À ces deux-là pourrait s’ajouter un troisième, référentiel celui-ci, où l’on rencontre tous les écrivains chéris de l’auteur (Palou est un lecteur habité) dont le poète Coventry Patmore, Baudelaire, Bossuet, Faulkner, Joyce, mais aussi le Salve Regina et même saint Luc avec la scène de la pêche miraculeuse (5,1) et qui, à leur manière, participent au récit quoique ne le faisant jamais tomber dans le « culturel » ou l’élitiste (à la Sollers), l’important étant de toujours de rester sur terre ou sur mer dans l’odorant et le palpable. Comme son maître Joyce, Palou sait que la littérature, même la plus hermétique (qui n’est pas la sienne), n’est rien sans la vraie vie, en l’occurrence, les ambiances de bar « où ça pue la moule et la mélancolie », les chansons à boire, les hymnes sacrés, la grossièreté divine comme celle qui consiste, par exemple, à former l’onomatopée des pets que lance régulièrement le personnage pittoresque du nain et qui n’est sans rappeler les bruits de chute en cent lettres de Finnegans wake. Ce qui n’empêche pas Palou de se risquer aussi dans un lyrisme qu’on croirait suranné alors qu’il est simplement bouleversant : « Clarisse avait l’élégance mélancolique du bateau qui avance sur l’eau quand l’horizon recule » ou encore plus beau : « David, alors qu’elle revêtait son manteau, se dit que cette femme serait capable d’agenouiller le soleil ». Pour l’homme primitif et poète (pléonasme), la femme est de toute façon la rédemptrice, la sainte, l’attirante psychopompe : « Elle avait ce côté dauphin ou requin pèlerin qui accompagne les bateaux » – et tout comme Dieu est « ce bon ennemi ».
À l’époque de la post-écriture blanche ou grise, narcissique et sociétale à la Carrère ou la Houellebecq (que par ailleurs j’adore), on a oublié qu’un écrivain pouvait être un simple artisan et écrire d’or. De fait, chaque phrase de ce petit roman serré et attachant contient sa surprise, sa trouvaille, sa perle et sans pour autant que le texte ne vire à la virtuosité pure (comme chez le génial Michon). Au contraire, l’auteur tient jusqu’au bout son suspense chalutier dont on veut vraiment savoir la fin et sait comme personne ce qu’il faut pour retenir le lecteur, autant sur le plan érotique : « Puis il fit un crochet chez l’admirable pharmacienne » que philosophique : « Quelque chose clochait en lui, mais il ne voulait pas soigner cette chose-là, il voulait persévérer dans son être, voguer sur des vaguelettes ». On aime le spinozisme de Bourricot, son pessimisme athée : « Le mal existe, la vérité non. Vous devriez le savoir », son nécessitarisme ondoyant et qui est peut-être aussi une définition de la féminité : « Elle sentait si bon. Curieusement, il se dit qu’elle était de l’autre côté, qu’elle était du côté des inconstants, du côté de ceux, paradoxalement, à qui on peut faire confiance, du côté de ceux qui rament, un coup à droite, un coup à gauche. »
Aller « à droite et à gauche » – la grande figure de style de Palou et qui marque autant l’impossible liberté d’une mouche qui vole « de sa main droite à sa main gauche et de sa main gauche à sa main droite » que la liberté suicidaire de Camille dont on se rappelle dans le roman éponyme qu’elle se pendait à la fin et dont on nous décrivait dans les dernières lignes le corps se balancer lui aussi de droite à gauche. C’est là le sens de l’instabilité métaphysique de Palou qui connaît les réversibilités tragicomiques de la vie ou tout est dans tout et réciproquement – peut-être même au sens du livre de Jonas mais chut ! Anthony Palou est en train de devenir un auteur culte et même s’il n’a pas le prix Renaudot, La Faucille d’or fera partie de ces livres qu’on appelle dans l’ivresse (mais l’ivresse est bonne conseillère) les plus beaux du monde.
Anthony Palou, La Faucille d’or, Editions du Rocher, 160 pages, 16 euros.
Ma critique de Fruits et légumes, "Mort sans crédit", mai 2013.