Cocktail "Alchimiste" à L'Alchimiste (photos de moi pendant mon séjour malouin du 03 au 10 janvier 2023).
Les livres qui vous sont tombés des mains et qui ont été des années plus tard une révélation.
Mémoires d'outre-tombe en 2013, Nadja en 2023 – tous les deux redécouverts à Saint-Malo, ville qui ressource, réinitialise, réaccouche comme Aurora Cornu (grâce à laquelle, d’ailleurs, je l’ai découvert il y aura dix ans en novembre prochain). En attendant, séjour historique en ce début de mois de janvier, premier de ma nouvelle vie de sleevé publié lors duquel je retrouve amis et contacts (Thierry et Réjane, Sandrine, Faustine, Elfic, Paul Edel) sans oublier la voiture musicale jaune de T. et A. qui exaspère certains malouins et en égaye d'autres, ni Sarah « Lune noire » et Ben « Bruit et fureur » à l’Alchimiste et selon cette loi des rencontres inopinées tant prisée par Breton. Rencontre, rencontres, rencontres… Même si on sait qu'on ne se reverra pas, qu'on ne s'écrira pas, on est heureux de le croire.
Mercredi 10 janvier 2023, Alchimiste
Pourquoi Breton ? Parce que Bataille dont il est le miroir (et que j'avais repris juste avant et sur lequel je reviendrai) – un peu comme Lewis Carroll était celui d'Antonin Artaud. D'un côté, le jeu, le rêve, la mise en abyme, de l'autre l'abîme véritable, l’asile, les électro-chocs. Pas étonnant qu’Artaud ait fini par mépriser Carroll comme Bataille l’avait fait avec Breton (encore que Bataille ait pu aussi paraître comme un benêt aux yeux d’Artaud – Acéphale, c'était du bluff). Pour les premiers, les seconds étaient des fantoches, des imposteurs, des joueurs – des Sollers ?
Cependant, quel charme ! quelle aurore ! quelle espérance ! Je comprends que Nadja soit devenue culte, clef, cloud comme on dirait dire aujourd'hui.
L'autre raison de mon retour à Breton, inavouable (donc littéraire), est qu'il paraît, d'après l'avis de plusieurs personnes qui comptent (Ludovic, Jacques-Pierre), que ma propre Aurora Cornu a une dimension surréaliste. Je n'y aurais pas pensé mais puisqu'on me le dit. La réalité délirée. La rencontre improbable. Les collages de textes. Le vrai qui fait faux. Le faux qui est vrai. Les illustrations à la fin, photos de photos, imago, masques de vie et de mémoire. Il m'en faut moins pour me convertir à un mouvement que comme tout le monde je connaissais de loin, le jugeant vieillot, alambiqué, ayant donné des oeuvres pas toujours au point ou trop évidentes quand elles n'étaient pas lourdingues (Magritte.)
Mais puisqu'il paraît qu'Aurora a quelque chose de surréaliste, alors vive le surréalisme, Breton, Desnos et les autres !
Déjà, j'aime bien la préface de Nadja, « l'avant-dire » pour « mieux dire », comme il dit.
« Feuille de charmille de Lequier, à toi, toujours ! »
L'impératif un peu casse-gueule, et pour le coup bien surfait, de « l'impératif anti-littéraire » (merde ! Edouard Louis !) alors que Nadja pue la littérature.
L'idée très hérétique, anti-chrétienne, anti-judaïque, anti-platonicienne, de l'image qui remplace le verbe, de la photo qui élimine la description.
Enfin, la guerre que toute sa vie, l'on mène entre objectivité et subjectivité. Ça, c'est pour moi, bordel !
Donc, voilà, Nadja en une douzaine de posts. Parfait pour ma rentrée blogueuse (et qui n’est pas sans écho au challenge d'Etienne Ruhaud de se faire un classique qu'on ne connaissait pas par mois. Etienne, spécialiste du surréalisme, lui, et qui vient de recevoir le prix SARANE ALEXANDRIAN 2022 à la Société des Gens de Lettres, Hôtel de Massa, bravo Etienne !)
Egotrip "réel"
01 – Être et néant
Fantômatisme et même fantôtautomatisme de Breton. Errance inerrante à Paris ou à Nantes, mais cela pourrait être tout autant à Nice ou à Saint-Malo, « [les] seules villes de France où j'ai l'impression que peut m'arriver quelque chose qui en vaut la peine » et où je suis en droit de me poser la seule question qui vaille : en quoi tient ma différenciation, « de quel message unique je suis porteur ». Encore un peu et on se demandait de quelle bonne nouvelle on était le nom. Le surréalisme comme évangile, émancipation, art de vivre. Mieux : méthode de survie.
Alors, oui, être un fantôme pour sortir de soi et aller aux autres. D'où l'intérêt de Breton pour la psychanalyse dont le projet est « d'expulser l'homme de lui-même ». La psychanalyse comme ce qui permet d’explorer tout ce qui se passe inconsciemment, donc objectivement, en nous.
L'écriture ? Sans doute. Mais en gardant bien à l'esprit qu'elle n'est là que pour délivrer un secret, une obsession, une forme. Salammbô n'aurait été écrit que pour « donner l'impression de la couleur jaune » et Madame Bovary seulement « pour faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes ». D'où le côté ultra sainte-beuvien de Breton. Le style, c'est l'homme [coucou Hervé Weil !]. Et avec toujours cette surprise permanente du réel et son double, de l’être et du non-être : « C'est, en même temps ce n'est pas, la même personne » (comme dans Les Versets Sataniques de Salman Rusdhie, tiens ! : « IL ÉTAIT ET IL N'ÉTAIT PAS (...) C'EST ARRIVÉ ET CE N'EST JAMAIS ARRIVÉ ».)
Je crois que c'est ce qui m'intéresse le plus aujourd’hui dans la poésie et dans la vie : l'être et son néant. Je vais finir sartrien, putain (respectueuse) !
Sinon, la page 16 – Huysmans, tout ça – n'aurait-elle pas inspirée la première page du Soumission de Houellebecq – l’écrivain, le vrai ami, etc. ? Ne jamais oublier le côté somnolent de Houellebecq qui lui aussi écrit la nuit dans un état second.
Quant à la page 18, elle fait penser à Nabe :
« Je persiste à réclamer les noms, à ne m'intéresser qu'aux livres qu'on laisse battants comme des portes et desquels on n'a pas à chercher la clef. »
Et de parler de son livre comme d'une maison de verre.
Et de son esprit comme le lieu où l'on peut passer « du fil de la Vierge à la toile d'araignée » et qui permet, [et ça, c'est encore moi, de Dieu !], « qu'en pleine solitude, je me découvre d'invraisemblables complicités ». Vivre les enchaînements de la vie comme des enchantements, les événements comme des émerveillements, les hasards comme de la liberté accordée. Vivre selon les hasards de la grâce (le mot est écrit, page 22.)
02 – Procé
Il y a des écrivains qui vous prennent de suite, d'autres qui vous rejettent. Si l'on est malgré tout séduit par ces derniers (parce qu'il y a toujours un masochisme de la lecture comme il y a un sadisme de l'écriture et je crois que les gens qui n'aiment pas lire veulent tout simplement ne pas être sadisés ni manipulés, ni pervertis et rester droit dans leurs bottes comme ma belle-mère), alors, il faut apprendre leur langue. Un grand écrivain serait celui dont il faut apprendre la langue. Joyce, Proust, Céline (à partir de Guignol's band), évidemment. Mais aussi Kafka dont la simplicité apparente déconcerte – tels ces « yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides », au début du Château. Et donc, Breton.
En fait, j'ai compris pourquoi Nadja m'était tombé des mains la première fois. C'est que son écriture cachait les choses. Ses photos aveuglaient. Ses promenades dans Paris perdaient. On ne comprenait pas où il voulait en venir. Surtout, on avait l'impression qu'il annonçait des choses importantes qui n'arrivaient jamais. Des annonces qui n'annonçaient rien.
« Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j'ai l'impression que peut m'arriver quelque chose qui en vaut peine » – mais quoi ? quoi ? Exemple ?
« Nantes où j'ai aimé un parc : le parc de Procé » – ok, mais pour quelle raison ? Et avec qui ? Car le parc implique la promenade, la rencontre, quelqu'un. Mais non, rien. Frustrant.
Frustrant, voilà, l'écriture de Breton est frustrante. Elle crée un manque – autrement dit, un désir, un imaginaire, un amour imaginaire (pour l’instant). Car l’amour vient du manque, de la peine, de Pénia, « la pauvreté », on le sait depuis Platon. Le manque cherche à se combler. Le manque suscite l’espérance (et Nadja sera, de par son nom, le commencement de l’espérance, mais n’allons pas trop vite.) Exactement comme ce qui se passe dans un tableau... surréaliste, comme par hasard. On se demande quelles sont ces choses qu'on voit (Miró, Tanguy, Chirico) et on se rappelle un couloir, une pénombre, une lumière, un sexe – un cauchemar désiré.
C'est là qu'on commence à comprendre. L'automatisme est moins dans l'écriture (je n'ai jamais compris comment on pouvait écrire « automatiquement ») que dans l'inconscient. L'écriture de Breton fait surgir des choses presque malgré nous. Et c’est pourquoi le lire demande beaucoup d'attention (c'est-à-dire un peu comme dirait Simone Weil), beaucoup d'imagination, beaucoup d'intuition, beaucoup d’intériorité. Yeux grands fermés, comme dirait l’autre, mais ouverts à l’intérieur.
Alors va pour « l'époque des sommeils » (Desnos), va pour L'Étreinte de la pieuvre. Va pour les errances parisiennes où l'on se rend sur des places improbables mais en sachant que « c'est là que ça se passera ». À moins que l'on entre dans un cinéma sans consulter le programme, son habitude.
« Je cours évidemment le risque de plus mal tomber qu'un autre, bien qu'ici je doive confesser mon faible pour les films français les plus complètement idiots. »
Flaubert aussi disait qu’il n’aimait que les conneries en matière de spectacle.
03 – Gant de femme nue en bronze
« J'ai toujours incroyablement souhaité de rencontrer la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, ou plutôt, un tel souhait une fois fois exprimé ne signifiant plus rien, je regrette incroyablement de ne pas l'avoir rencontrée. »
Si le désir ne se fait pas souvenir, il échoue.
Le moment « Bataille » de Breton. Après tout, Nadja pourrait être la version soft de Madame Edwarda, sa Dirty (du Bleu du ciel) évanescente et cela sans nulle hypocrisie. D'accord avec Gabriel Nerciat quand il déclare que Bataille a toujours été un curé et que son goût forcené pour la salissure a quelque chose de trop intentionnel pour être (mal)honnête et qu’au bout du compte l’authenticité de Nadja l’écrase. NADJA, IMMACULÉE CONCEPTION.
Le vice, la perversion, l'hypocrisie, mieux vaut les voir au Grand Guignol comme le fait Breton en allant applaudir une mauvaise pièce qu'il adore, Les Détraquées, sombre histoire de lesbiennes se passant dans une institution de jeunes filles (le Tár de l’époque) et incarnée par une célèbre comédienne de l'époque, Blanche Derval dont on a cru longtemps qu'elle était Nadja. Mais non.
D’ailleurs, après 71 pages, celle-ci n’est toujours pas entrée en scène et on commence à s’impatienter (le manque, donc le désir, encore).
Et voici encore autre chose. Le rêve hideux d'un vieillard qui devient subitement insecte géant. Après le moment « Bataille », le moment « Kafka » (ou « Cronenberg ») de Breton. Que de choses terribles draine décidément cette écriture blanche qu'on croyait impressionniste mais qui se révèle expressionniste, plein de violence en sourdine. Plus tard, il y aura des tigres (comme chez Borgès, tiens), et surtout, on y reviendra, des diables. Le texte comme menace constante, réserve de cauchemar mais aussi, ça va ensemble, promesse de désir, espérance métonymique… Gant de femme.
Voilà qui nous parle. Même si le fétichisme de Breton semble particulièrement compliqué, son plaisir indicible se diffuse. Le gant qui contient la main, la main qui contient la femme (ou la cravache que tient la femme). Et pour décupler le plaisir (très masochien), le gant sculpté dans le bronze et qu'il ne soulève jamais sans frémir, toujours surpris de « mesurer la force exacte avec laquelle il appuie sur ce que l'autre n'eût pas appuyé ». C'est dans ces sensations infinitésimales que se trouve la valeur de la vie – et non dans le travail, toujours abrutissant, mortifère. Là-dessus, Mélenchon a raison. Le destin de l’homme n’est pas dans le travail.
« Rien ne sert d'être vivant, le temps qu'on travaille. »
Je confirme.
04 / 04 octobre 1926, rue Lafayette.
Il sort d'une librairie d'où il vient d'acheter le dernier Trotski. Il observe les gens dans la rue et constate que ce n'est pas encore avec eux qu'on fera la révolution. Il passe devant une église (tiens, donc !), voit une jeune fille qui le voit (ou l’a vu) elle aussi. Lui n'a jamais vu de tels yeux. Sans hésitation, il lui adresse la parole tout en s'attendant au pire. Elle lui sourit « en connaissance de cause » – et comme si elle l’avait deviné.
Tout de suite, elle lui parle de ses problèmes d'argent. Puis lui raconte sa vie, le coiffeur chez lequel elle va. Elle se prénomme – ou, plus exactement, a choisi de se prénommer Nadja « parce qu'en russe, c'est le commencement du mot espérance et parce que ce n'en est que le commencement. »
NADJA OU LE COMMENCEMENT, LA REPRISE, LA RENAISSANCE, L’AURORE.
Si on se demandait ce qu'elle fait dans la vie, on le comprend assez vite. L'argent, le coiffeur, sa mère qui la plaint. Vers sept heure du soir, elle aime à se retrouver dans un compartiment de seconde de métro et scruter le visage des hommes. « Il y a de braves gens ». Lui réagit politiquement : à bas le travail, l'aliénation, la guerre ! Vive la révolution et l’amour fou ! N'empêche que sa femme l'attend pour dîner. Il doit rentrer. Elle sourit encore. Elle le trouve gentil et malgré ses éclats, d'une grande simplicité.
Lui demande où elle dîne. Avec une légèreté bouleversante, elle lui répond en montrant deux restaurants autour d’eux : « mais là ou là, où je suis voyons, c'est toujours ainsi. »
Il lui redemande qui elle est.
Elle répond : « l'âme errante » (la Juive ? Kundry ?)
Elle aurait tout aussi bien pu répondre : « l'apparition ».
NADJA, L'EPIPHANIE – au sens propre de « manifestation d'une réalité cachée ».
Sinon, elle s'appelait Léona Delcourt et ses lettres à Breton sont déchirantes.
05 / 05 octobre 1926, deuxième rencontre.
Elle n'est déjà plus la même. Plus élégante avec son « très seyant chapeau », ses « cheveux d'avoine », ses bas de soie. Plus sensible aussi (mais on le pressentait) et d'une sensibilité extra-lucide. Aux vers d'Alfred Jarry qu'André lui lit (car monsieur fait dans le littéraire autant que dans le politique), ses yeux se mouillent « et se remplissent de la vision d'une forêt ». À chaque mot, elle donne « le signe d'intelligence, d'assentiment exact qu'il réclame » mais referme aussitôt le livre quand elle y voit la mort. NADJA VOYANTE.
Un instant après, elle « voit » chez lui.
« Je vois chez vous. Votre femme. Brune, naturellement. Petite. Jolie. Tiens, il y a près d'elle un chien. Peut-être aussi, mais ailleurs, un chat (exact). Pour l'instant, je ne vois rien d'autre. »
Elle voudrait lui passer un peu son pouvoir. Elle lui propose un jeu (elle est vraiment adorable) :
« Ferme les yeux et dis quelque chose. N'importe, un chiffre, un prénom. Deux, deux quoi ? Deux femmes. Comment sont ces femmes ? En noir. Où se trouvent-elles ? Dans un parc... Et puis, que font-elles ? Allons, c'est si facile, pourquoi ne veux-tu pas jouer ? »
Peut-être parce qu'il voit qu'avec elle, question écriture ou pensée automatique, il est battu à plates coutures. Je me demande si cela n'a pas été ça, le drame d'André Breton – tomber sur des gens bien plus surréalistes que lui (Nadja, Artaud, Bataille, Michaux), qui prenaient des risques réels avec le langage, les choses, la vie, alors que lui ne faisait que les rêver.
06/ 06 octobre. Fenêtre rouge et vent bleu.
De nouveau les rituels dans les rues, les pas perdus, les jeux inoffensifs – alors que Nadja est offensive à sa manière. Dans un café de la place Dauphine, elle sent comme un souterrain qui passerait sous eux et qui viendrait du Palais de justice.
« Elle se trouble à l'idée de ce qui s'est déjà passé sur cette place et de ce qui s'y passera encore. »
Et les morts, les morts. Nadja les sent partout. Et la lumière rouge derrière la fenêtre en face d’eux et qu'elle annonce avant que celle-ci ne s’allume. Et le vent bleu. Et Marie-Antoinette à la Conciergerie. « J'avoue qu'ici la peur me prend », écrit André. On le comprend. Nadja est d'ailleurs. NADJA D’AILLEURS. Nadja voit des choses impossibles : une main de feu, du feu sur l'eau, des pensées dans un jet d'eau. Pour autant, les enfants n'ont pas peur. Ils l’aiment, viennent à elle (comme à un célèbre personnage de l’an 33).
« Elle sait qu'elle attire toujours les enfants : où qu'elle soit, ils ont tendance à se grouper autour d'elle et à venir lui sourire ».
Elle-même, et c’est le plus tragique, a une petite fille. Celle-ci s’amuse à enlever les yeux des poupées pour savoir ce qu'il y a derrière.
Joyce Mansour
07 / 07 octobre. Déjà l'ennui.
André n'aime pas d’amour l'âme errante et se trouve impardonnable de continuer à la voir. C’est qu’on peut tromper quelqu'un sans être engagé avec lui. On peut tromper quelqu'un en ne lui refusant rien (parce que précisément on ne l'aime pas et qu’on compense.) Mais Nadja sait – au sens intransitif. Nadja a le savoir et André est avide de ce savoir.
« Et si je ne la voyais plus ? Je ne saurais plus. J'aurais donc mérité de ne plus savoir. »
C'est que Nadja annonce quelque chose. Mieux, Nadja annonce – encore au sens intransitif. NADJA INTRANSITIVE. Nadja, tache qui passe, ombre qui ambre, entité qui hante. Tout en elle est dans le « à moins que... ».
Alors il la revoit et tente, lui aussi, de l'aider bien humainement, bien moralement, freinant ses ardeurs prostitutionnelles et de fait, accentuant sa misère car « l'argent la fuit ». Il fait ce constat terrible :
« Sa situation matérielle est tout à fait désespérée car, pour avoir la chance de la rétablir, il lui faudrait ne pas me connaître. »
La vérité est que la vie réelle de Nadja le dépasse. Son passé de dealeuse de cocaïne. « Je te jure que depuis longtemps c'est fini. »
08 / 08 octobre – Baiser et profanation.
La veille, il a embrassé Nadja mais dans un esprit plus religieux qu’érotique, de « communion dans le silence » où les dents tenaient lieu d’hostie.
Et ce matin, il reçoit d’Aragon une représentation de La Profanation de l'hostie, de Paolo Uccello. Hasard objectif. Une femme échange une hostie contre de l'argent à un juif usurier. Quand celui-ci la brûle, l'hostie se met à saigner. On arrête le juif, puis la femme. On les condamne à mort. Le juif est brûlé avec sa famille. La femme est pendue mais un ange sauve son âme. Deux anges et deux démons se disputent son corps.
Lui, André, ne sera pas brûlé – mais Nadja sera-t-elle sauvée ?
09 / 09 octobre. On n'atteint pas Nadja.
« Nadja a téléphoné en mon absence. À la personne venue à l'appareil, qui lui demandait de ma part, comment l'atteindre, elle a répondu : “on ne m'atteint pas“. »
Ils se retrouvent néanmoins un peu plus tard pour un rendez-vous qu’il a failli oublier. Il lui remet encore de l’argent. Elle lui montre des lettres, notamment celle d’un président d’assise, un certain G… (avec qui dont Nadja serait en relation) et qui aurait eu ce mot ignoble envers une femme accusée d'avoir empoisonnée son amant : « vous n'avez pas eu la reconnaissance du ventre. »
10 / 10 octobre – Qu'est-ce que le surréalisme ?
Rêver le réel, traiter le réel comme un rêve, s'affairer oniriquement dans les choses et chasser de la nappe des miettes imaginaires. Les pouvoirs de Nadja sur les hommes noirs. Son obsession de la main (là, une main de feu qui trace dans le ciel). Sa manière extraordinaire d'appeler quelqu'un, comme dans un château vide, de salle en salle :
« André ? André ? ... Tu écriras un roman sur moi. Je t'assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s'affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste... Mais cela ne fait rien : tu prendras un autre nom : quel nom, veux-tu que je te dise, c'est très important. Il faut que ce soit un peu le nom du feu, puisque c'est toujours le feu qui revient quand il s'agit de toi. »
Lui, le feu. Elle, l'eau :
« Je suis la pensée sur le bain dans la pièce sans glaces. »
On se noierait en elle comme dans un film de Sam Azulys.
NADJA, L'EAU, LA PENSEE – MAIS AUSSI LE DIABLE.
Deux occurrences à Satan lui-même, page 120, page 143 (le dessin « le salut du diable ».) NADJIABLE.
11 / 11 octobre – « Le temps est taquin parce qu’il faut que toute chose arrive à son heure. »
Pourquoi cela fait-il penser au vendredi saint et à son « tout est consommé » ?
12 / 12 octobre, le dernier jour noté.
La tête renversée du contrôleur de train sur le toit du wagon qui regarde par la fenêtre – l’image invraisemblable et la plus effrayante.
Nadja se voyant Madame de Chevreuse (après s’être vue en Marie-Antoinette). NADJA RÉINCARNÉE.
El-Dorado, Marcel L'Herbier avec Eve Francis, épouse de Louis Delluc et interprète de Paul Claudel.
13 – NADJA NANA
« Se peut-il qu'ici cette poursuite éperdue prenne fin ? Poursuite de quoi, je ne sais mais poursuite pour mettre ainsi en oeuvre tous les artifices de la séduction mentale. »
Poursuite d'un réel qui s'échappe, qui fuit, qui ruse, qui trompe « comme un chien fourbe ». Avec Nadja, tout ne fut que fureur de symboles, démons analogiques, attentions singulières, intervalles stupéfiants en plus de « quelques vues incroyablement concordantes par-dessus les décombres fumeux de la vieille pensée et de la sempiternelle vie. » Quelque chose qui a dépassé la vie mais qui est passée trop vite – comme le char ailé de Platon.
Les yeux de fougère de Nadja qui s'ouvrent sur des choses devant lesquelles les yeux des autres se ferment. NADJA EYES WIDE OPEN. Nadja esprit libre comme l'air mais qui donne l'impression, comme la prostituée mallarméenne, d'en savoir sur le néant plus que les morts. Nadja dont on contemplerait le visage des heures (parce que c'est aussi le visage des heures) comme on aimerait s'enfermer la nuit dans un musée devant le portrait d'une femme avec une bougie. Mais Nadja qui n'est pas qu'évanescence, songe, forme platonicienne, Nadja qui est aussi un visage de femme en sang après le coup de poing qu’un homme lui a donné à la brasserie Zimmer parce qu’elle ne voulait pas, même pour de l’argent, aller avec lui La réalité violente, zolienne, Nana de Nadja. NADJA NANA.
C'est pour ça qu'il ne pourra plus la revoir. Trop border line pour lui – pour nous.
Ces femmes tragiques que nous avons tous un jour abandonnés.
14 – Breton, pape du pot-au-feu
Le réel, c’est-à-dire les bas-fonds, qui finit toujours par l'emporter.
« Il se peut que dans le même temps le désastre irréparable entraînant une partie d'elle-même et la plus humainement définie, le désastre dont j'avais eu notion ce jour-là m'ait éloigné d'elle peu à peu. »
L'amour au fond plus idéal que fou.
L'amour de la femme rêvée mais le retour à bobonne. Quand on pense qu’il a osé dire des lettres de Nadja (voir à la fin) qu’elles étaient trop « pot-au-feu ». Mais c’est lui, André Breton, le pape du pot-au-feu !
Elle savait qu’il allait l’abandonner – et l’écrire.
« Pour vous, je ne serais rien, ou qu'une trace. »
Ce qu'elle lui demandait était impossible – à lui, aussi bourgeois qu’un autre.
« Devant le mystère. Homme de pierre, comprends-moi. »
Trop de sein, de vigne, de rose, de larmes, de savoir – de larmes de savoir.
« Je savais tout, j'ai tant cherché à lire dans mes ruisseaux de larmes. »
Nadja inventait, dessinait, concevait : la Fleur des amants, le Rêve du chat, Le Salut du Diable, un bouclier d'Achille, et bien sûr La Femme à la main, le dessin le plus connu. Elle se représentait en Mélusine, la fée anguipède du Moyen Age [anguipède ? dont le corps finit en queue de serpent - comme le capricorne dont c'était le mois en janvier]
Chez le coiffeur, elle demandait qu'on
« distribuât ses cheveux en cinq touffes bien distinctes, de manière à laisser une étoile au sommet du front. Ils devaient en outre être tournés pour finir en avant des oreilles en cornes de bélier, l'enroulement de ces cornes étant aussi un des motifs auxquels elle se rapportait le plus souvent. »
Et aussi en papillon « dont le corps serait formé par une lampe Mazda (Nadja) vers lequel se dresserait un serpent charmé (et depuis je n'ai pu voir sans trouble cligner l'affiche lumineuse de Mazda sur les grands boulevards... »).
LUMIÈRE DE NADJA, « réflecteur [réflectrice même !] – humaine ».
15 – Qui vive ?
« J'avais, depuis assez longtemps, cessé de m'entendre avec Nadja. À vrai dire, peut-être ne nous sommes-nous jamais entendus » (et moi avec Y ? Qu'est-ce qu'y fait qu'on est avec quelqu'un pendant des années, qu'on apprécie sans pour autant s'entendre du tout avec lui sur le fond ? Et ce « du tout » finit par remonter au fil des ans jusqu'au clash.)
Ce qu'André reproche à Nadja ?
« De ne faire aucune différence entre les propos oiseux qu'il lui arrivait de tenir et les autres qui m'importaient tant »,
de passer de la voyante à la dinde abrutissante, de ne pas toujours être à son niveau (à elle comme à lui), de tomber dans le médiocre, le prosaïque alors qu'on devrait être sublime toute la journée – « tout ce qui fait qu'on peut vivre de la vie d'un être, sans jamais désirer obtenir de lui plus que ce qu'il donne, qu'il est amplement suffisant de le voir bouger ou se tenir immobile, parler ou se taire, veiller ou dormir » et pas plus. À la fin, il crache le morceau : seul un miracle aurait permis cet amour. Mais il n'eut pas lieu. Il rêvait trop Nadja pour l'aimer vraiment.
Peut-être aussi parce que Nadja était folle – et la folie, contrairement à ce qu'on veut croire, est décevante et pire, anti-excitante.
Nadja à l'asile, donc, ce lieu où l'on fait les fous. Aurait-elle été riche qu'elle aurait été mieux traitée. Hélas ! Dans son cas, l'asile, c'était la paille – et un jour la famine. En attendant, elle a parfois le droit de téléphoner aux Breton. « Je n'ai que vous pour amis. »
Lui peut gloser tant qu'il veut sur l'horreur de l'enfermement et la grâce de l'émancipation, il reste un bourgeois pot-au-feu. Les Breton, comme les Carroll, comme les Rivière, comme les Bataille même, ne seront jamais des Artaud – ni des Nadja. Les Breton, quoiqu'ils disent et pensent, savent se tenir et y tiennent beaucoup. Ils rêvent de sacrilège et de révolution mais se contentent de faire des poèmes ou de la peinture - et parfois du Jalons.
Nadja était au-delà de la vie. Et il le savait.
« Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? »
Léona Delcourt qui fut "Nadja", la seule photo qu'on ait d'elle - et qui fait quand même peur. On dirait une vampire paumée.
16 – Les tricheurs
Chaos de l'écriture. Espacement brusque entre les mots et les pensées. Traits qu'on jette sur le papier et qui donnent parfois à la page une brutalité qu'on ne voulait pas – ou dont on ne voudra plus. Élision des faits d'un jour à l'autre (qu'est-ce qui était vraiment important ?). Et par-dessus tout, « indéterminable coefficient affectif dont se chargent et se déchargent le long du temps les idées ». Le moyen de ne pas dépasser la vérité en cent mots, comme disait Kafka ? Ou celui de peindre en direct le soleil couchant comme il observe, un soir, un peintre le faire ?
Le malheur est qu'il l'ait fait, lui, éluder des événements et notamment les sexuels. Dans la fameuse « édition entièrement revue par l'auteur » (celle qu'on lit aujourd'hui), Breton a expurgé, sinon expulsé Nadja des pages de son lit. Pudeur rétroactive impardonnable. Crime littéraire de l'auteur contre lui-même et son lecteur. Car il ne manquait que ça à son récit : la chair.
Mais peut-être est-ce manque qui fait le charme éternel de ce livre ? La frustration éternelle qu'il nous revient de combler dans notre lecture comme dans notre vie. Aller faire l'amour à nos Nadja et le rapporter à la place de Breton. Et comme lui le demande sans cesse. Sa grande obsession à l'André. Que grâce aux livres, les gens vivent ce que d’autres n’ont pas vécu. Pour rétablir la balance universelle. Anaximandre. Le surréalisme comme retour des choses, équilibre cosmique, apocatastase.
Pour ne pas faire comme lui. Breton a non seulement censuré Nadja mais l'a oublié. Si elle reste « la Merveille », NADJA LA MERVEILLE, « tinte à [son] oreille un nom qui n'est plus le sien. » NADJA OU L'OUBLI COMME BLANCHE.
Il a beau jeu ensuite de regretter qu'une partie des lieux de son récit ait changé et qu'il n'ait pu mettre toutes les illustrations qu'il eût souhaité. Que cela nous importe-il puisqu'il a supprimé de lui-même la Scène ? Ce n'est pas la photographie de la femme du musée Grévin rattachant sa jarretelle qui nous consolera des ébats liquidés avec la femme fougère.
Et pourtant... Cette double page (178 - 179) a quelque chose de stupéfiant.
À gauche, le détail de cette femme gantée renouant sa jarretelle et dont on remarque la robe à motifs, le bas déchiré et un pli agressivement Origine du monde.
À droite, un texte expliquant que seule cette statue du musée Grévin a des yeux (qu'on ne voit pas non plus sur la photo, seconde frustration certes compensée par le détail symboliquement vaginal qu'on vient de décrire) mais surtout, surtout, une longue note en petits caractères où Breton rapporte cet épisode impensable, proprement « cronenbergien », qu'il a vécu avec Nadja. Sur la route de Versailles, en voiture avec « une femme à son côté qui était Nadja, mais qui eût pu, n'est-ce pas, être toute autre, et même telle autre », celle-ci presse son pied sur le sien au risque de le faire accélérer dangereusement tout en lui mettant en même temps les mains sur les yeux au risque que la voiture sorte de la route et s'écrase contre un arbre. Le voici, l'amour fou, à mort, monstre, au-delà des lois – et qui teste son niveau passionnel à lui, pauvre surréaliste prudent.
« Inutile d'ajouter que je n'accédai pas à ce désir. »
On le comprend évidemment mais quel Monsieur Prudhomme quand même – et qui écrit sans rire cette justification éhontée :
« On sait où j'en étais alors, où, à ma connaissance, j'en ai presque toujours été avec Nadja. Je ne suis pas moins gré de m'avoir révélé, de façon terriblement saisissante [tu parles !], à quoi une reconnaissance commune de l'amour nous eût engagés à ce moment. Je me sens de moins en moins capable de résister à pareille tentation dans tous les cas. »
Sauf que ce jour-là, il y a résisté. Et encore une fois, on aurait fait la même chose que lui. Mais on ne peut s'empêcher de sourire, surtout en le voyant rajouter qu'il rêve souvent à cet instant où, les yeux de nouveau bandés dans cette voiture sauvage, il accomplirait le crash fou ! Et quel aveu de dire qu'il est redevable à ses amis « de cet espoir tragique qu'il met en eux » si jamais il lui prenait l'envie de refaire quelque chose de ce genre. Cela fait penser à Bataille demandant à ses compères d'Acéphale de le sacrifier dans la forêt de Marly - et qu'ils refusèrent bien sûr. Sacrés surréalistes ! Sacrés expérimentateurs de l'intérieur ! Sacrés tricheurs !
17 - QUE LA GRANDE INCONSCIENCE VIVE ET SONORE
Ainsi s'en va cette histoire à dormir debout. Ainsi fuient les choses, les êtres, la ville – mais pas l'amour qui recommence toujours.
« Elle [la ville] glisse, elle brûle, elle sombre dans le frisson d'herbes folles de ses barricades, dans le rêve des rideaux de ses chambres où un homme et une femme continueront indéfiniment à s'aimer. »
Il l'avoue : Nadja restera un paysage mental à l'état d'ébauche « comme une étoile plantée au coeur même du fini ».
La seule chose qui reste, c'est l'inconscient. Pour sa liberté, son innocence, son action sur nous et qui nous fait agir. L'inconscient, c'est la vraie vie.
« QUE LA GRANDE INCONSCIENCE VIVE ET SONORE QUI M'INSPIRE MES SEULS ACTES PROBANTS DISPOSE À TOUT JAMAIS DE TOUT CE QUI EST À MOI. Je m'ôte à plaisir toute chance de lui reprendre ce qu'ici à nouveau je lui donne. Je ne veux encore une fois reconnaître qu'elle, je veux ne compter que sur elle et presqu' à loisir parcourir ses jetées immenses... »
Cinquante-deux ans avant de lire ça ! Il me fallait bien un recommencement. 2021, l'Oratoire. 2022, la sleeve, le livre. 2023, Scarlett ?
Réel du dimanche 08 janvier, soirée Elfic.
Et bizarrement, je pense à la phrase de Houellebecq dans Rester vivant et que j'ai mise en exergue de ce mur :
« vous devez haïr la liberté de toutes vos forces »,
phrase surréaliste s'il en est et que j'ai toujours compris non comme une haine de la liberté vraie, celle de l'inconscient justement, du moi et de ses goûts, du désir et de ses orientations que l'on ne choisit pas (car l'on ne choisit rien), mais comme une haine de la fausse liberté, la liberté consciente, volontariste, morale, « libérale » en un sens, et qui est le principal auto-fake de l'être. J'aime trop la liberté pour savoir que c'est moi qui en décide. La liberté, c'est tout ce dont je ne décide pas, le hasard, le désir, la contradiction et que je ne gère qu'après coup.
La liberté – mon innocence dont mon péché (va pour le péché) fait partie. C'est que je ne suis responsable d'absolument rien, du moins a priori. Je peux éventuellement être responsable a posteriori, c'est-à-dire en connaissance de cause de ce que je suis, désire, peux faire ou pas – mais non avant. Je ne suis pas ma propre cause, du moins je ne le suis pas volontairement. Mon cogito n'existe pas de lui-même, ne s'est pas choisi comme tel. C'est après l'avoir connu (connais toi toi-même, la seule liberté morale qui nous agrée) que je peux en faire quelque chose.
Tout cela n'a peut-être rien à voir avec Nadja. Et pourtant si, puisque c'est le couplet de Breton sur l'inconscient qui m'y fait penser. Inconscient, ma conscience.
18 - Ce que me dit la bouche d'ombre
Nadja, c'était « elle ».
La femme aimée sera « tu ».
Nadja était l'aube de ce « tu », de ce « toi ».
NADJA, CONTE POUR TOI.
« Toi qui ne dois pas être une entité mais une femme » – alors que Nadja était une entité plutôt qu'une femme.
NADJA, CLEF DE LA FEMME D'APRÈS.
NADJA, CLEF DES FEMMES ET DES HOMMES.
NADJA GENIE DE L'AMOUR - au sens Aladdin du terme, génie enfermé dans une lampe magique ou un livre ou un souvenir mais qui fondamentalement ne fut qu'un service, une énigme, un substitut.
Alors que la nouvelle femme n'est pas une énigme, n'est pas substituable. La nouvelle femme est m'aime la fin des énigmes, la fin des chimères, la fin du livre. Ce n'est pas sur elle qu'on écrira mais c'est à elle qu'on écrira, les fameuses dernières pages.
On écrit à une femme qu'on aime.
On écrit sur une femme qui nous a fait aimer.
NADJA, SEUIL DE L'AMOUR, POSSIBILITE DE L'AMOUR.
Tout cela paraît fumeux ? Forcément. « L'esprit s'arroge un peu partout des droits qu'il n'a pas. »
À propos d'esprit, il y a aussi cette phrase de Hegel, scandaleuse et belle, (protestante ?) :
« Chacun veut et croit être meilleur que ce monde qui est sien, mais celui qui est meilleur ne fait qu'exprimer mieux que d'autres ce monde-même. »
Autrement dit, si tu es meilleur que les autres (et ça peut arriver), sers les autres.
L'idée profonde qu'il faut défendre le monde contre lui-même - et qui rappelle cette autre phrase encore plus scandaleuse et encore plus belle, de Kafka :
« Dans ton combat contre le monde, seconde le monde. »
Beaucoup plus intéressant que la fameuse beauté convulsive sur laquelle se clôt ce livre, mon premier de l'année sinon du reste de ma vie.
Recommencement !
Réel du dimanche 08 janvier 2023
Addendum -LETTRES DE LEONA DELCOURT (NADJA) A BRETON
« C'est froid quand je suis seule. J'ai peur de moi-même […] André. Je t'aime. Pourquoi dis, pourquoi m'as-tu pris mes yeux »
26 octobre 1926
« Mon aimé […] C'est si grand m'amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme où je m'enfonce sans jamais rien étreindre de l'au-delà […] toi tu es là, mais la mort elle aussi est là, oui elle est là derrière toi, mais qu'importe. Je ne peux finir ».
« Mon chéri, Le chemin du baiser était beau, n'est-ce pas… et Satan fut si tentant […] Mais je redescends toujours seulette l'escalier qui conduit au bonheur […] Peut-être encore que mes pas cadencés intriguent ces inconscients aux moqueurs regards, et qui m'agacent moi qui n'ai vraiment nulle envie d'attirer l'attention et qui m'en vais l'âme vidée […] »
« C'était vraiment une femme étrange. Elle ressemble extrêmement à Gala (le même genre de laideur et de beauté), des yeux fantastiques, qui changent de forme : et parlant tout à fait comme [Breton nous le] disait. Mais il paraît qu'elle est très troublée - ne sachant sur quel ton (quels mots) parler d'André à Simone, etc. Du reste, André commence à s'énerver avec elle »
(L'écrivain Pierre Naville parlant de Nadja après l'avoir rencontré dans une galerie surréaliste en décembre 1926.)
« Je vous demande pardon de n'avoir pas pu faire d'autres dessins - je n'avais pas la main - c'est drôle d'être à ce point nerveuse - et ce n'est pas des images qui me manquent - oh non alors - ni -ni -ni - fini […] J'ai perdu, c'était prévu n'est-ce pas - d'après vous ! ».
« Vous êtes aussi loin de moi que le soleil, et je ne goûte le repos que sous votre chaleur […] je conserve votre souffle, celui qui gémit, celui qui ne meurt pas, et il me suivra partout ce sera mon parfum. J'ai aussi votre regard froid, doux et dur, cette lame tranchante qui me défendra… sans que vous le sachiez vous êtes derrière moi… me protégeant, m'encourageant, me maîtrisant… Oh monstre… Que fais-tu de ma vie ? »
« Qu'il est bon de se rappeler… ici vous étiez… je suis à votre place, ma bouche se colle amoureusement sur l'oreiller à l'endroit où vous avez posé vos sévères oreilles - et je cause je vous dis les choses que l'émotion empêchait alors que vous étiez là. »
15 janvier 1927
« Si tu étais là… mais j'ai ton livre [Clair de terre]… c'est toi quand même n'est-ce pas, et il me comprend bien, quand je te serre. Parfois, il me chuchote une bonne pensée. Tu aurais mieux fait de l'intituler "Éclair de mes traits". Quand je te serre ainsi contre moi, j'évoque la puissante image de notre rencontre […]. Je te vois marcher vers moi avec ce rayon de douce grandeur accroché à tes boucles… et ce regard de dieu […] Je vous valais quand je vous repoussais, mais maintenant par ce matin si clair d'espérances… je ne puis que pleurer. »
20 janvier 1927
« Vous êtes parfois un puissant magicien plus prompt que l'éclair qui vous environne comme un Dieu. […] Nous ne pourrons jamais oublier cette… entente, cette union […] Je n'ai qu'une seule idée, une seule image. C'est vous. Je ne sais plus. Je ne peux plus. Toujours votre nom me retient comme ce même sanglot qui m'étreint… et je me sens perdue si vous m'abandonnez […] partout des gueules de loups s'entrouvrent menaçantes… et des yeux dévorants, j'ai beau éloigner cette vision… me dire que je me trompe, aussitôt j'ai la preuve que c'est bien vrai, et je tremble d'effroi. Je suis comme une colombe blessée par le plomb qu'elle porte en elle. […] Hélas tu n'es venu que 2 fois, et mon pauvre oreiller connaît bien des amertumes, des larmes séchées ou refoulées, des appels, des gémissements - non - Peut-être es-tu vraiment guéri de moi. On m'a dit que l'amour était une maladie ? […] La vie est bête, disais-tu, lors de notre première rencontre. Ah, mon André, crois que pour moi tout est fini. Mais je t'avais, et c'était si beau. […] Tiens, je suis encore petite fille, pour te claquer de gros baisers dans ton cou sous ta fine oreille »
28 janvier 1927
« Crois que j'ai souffert pour toi et souffrirai encore sans doute. Tu m'as fait devenir si belle, André, je me sens légère malgré tout. Mais je t'en veux de cela. Pourquoi as-tu détruit les deux autres Nadja. Oh ! je voudrais être comme j'étais, je serais bien habile… J'ai tout oublié pour ne voir que toi, André […] Malheureusement, tu me causais trop bien au début du mois. (Si tu rencontres un jour ma Femme… puis tu chercheras une chambre pas très loin… puis… je vais tâcher Nadja…) Moi j'avais l'habitude de te croire… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup… alors que je n'ai rien fait, alors que j'étais devenue ton esclave. Je t'en prie, cette fois, fais une bonne action… veux-tu me tuer ? […] Je sais que tu peux (je savais tout j'ai tant cherché à lire dans mes ruisseaux de larmes) […] Il faut que je puisse m'acquitter… je rendrai quand je pourrai… Emprunte-moi […] (Ah tiens une image. C'est ta femme en verre) »
30 janvier 1927
« Je veux vous revoir absolument, je veux vous causer sérieusement. Vous aimez à jouer la cruauté, ça vous va pas mal, je vous assure, mais je ne suis pas un jouet […] Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu'il vous paraisse […] vous êtes bien comme les autres… et vous ne faites pas honneur à ce que vous créez… moi je veux conserver mes illusions malgré et contre tout […] je suis folle… ou forte… je ne sais […] Vive le jeu, le vrai, la gaîté, la vie. À bas toutes vos grimaces - et j'ai bien compris. […] À bas les démoralisateurs. Je vois tout autrement que vous et votre suite. J'ai horreur de votre jeu et de votre clique - - D'ailleurs vous ne ressentez plus et c'est dans les autres que vous continuez à récolter. Je ne vous ai pas servi à grand-chose, mais je vous ai donné le fond de moi-même le meilleur… jusqu'à en oublier ma Fille ».
(3 février 1927 - André Breton avait dit de son cahier de notes, à Nadja, qu'il faisait un peu pot-au-feu.)
« Merci, André, j'ai tout reçu. J'ai confiance en l'image qui me fermera les yeux. Je me sens attachée à toi par quelque chose de très puissant, peut-être cette épreuve était nécessairement le commencement d'un événement supérieur. J'ai foi en toi - Je ne veux pas briser l'élan m'amoindrir l'amour que j'ai pour toi par d'absurdes réflexions. Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t'arrête… Il y a assez de gens qui ont mission d'éteindre le Feu […] tu n'as rien à me pardonner arrache les lettres qui t'ont peiné, elles ne doivent pas exister. Chaque jour la pensée se renouvelle. Il est sage de ne pas s'abstenir sur l'impossible. […] André, malgré tout je suis une partie de toi. C'est plus que de l'amour. C'est de la Force et je crois »
25 février 1927, lettre que Léona glissa sous la porte d'entrée de l'appartement des Breton.
Le 21 mars 1927, elle fait une crise de démence et est envoyée à Sainte-Anne puis, après des demandes répétées de sa mère, à l'asile de Bailleul, près de Lille.
Léona Delcourt meurt le 15 janvier 1941. La cause officielle du décès est « cachexie néoplasique », terme ancien pour désigner une tumeur cancéreuse. Elle aurait probablement succombé à une épidémie de typhus aggravée par une sous-alimentation chronique, due, comme pour 78 000 autres malades mentaux, à la politique d'extermination par la faim menée sournoisement par le gouvernement de Vichy en conformité avec l'idéologie nazie. Elle est inhumée au cimetière de Bailleul. (Wikipédia).
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