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8 - François Guizot et le libéralisme de gouvernement

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1 – Le libéralisme comme ce qui a décléricalisé l'homme.

Benjamin Constant, c'était le libéralisme d'opposition.

François Guizot, ce sera le libéralisme de gouvernement.

Et cela n'ira pas sans paradoxe, car au XIX ème siècle, le "parti libéral" fut longtemps un parti d'opposition contre le pouvoir, un peu comme au XX ème siècle, le PS le sera avant l'avènement de François Mitterrand en 1981. Le libéralisme au pouvoir, et en la personne de ce bourgeois modéré, protestant et capitaliste, archétype des célébrités du juste milieu chères à Daumier, change la donne.

 

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Mais faisons d'abord un petit résumé :

Le libéralisme est une philosophie politique née au XVIème siècle, en Europe, en pleines guerres de religion, et qui fut pensée en vue justement de faire cesser ces guerres - celles-ci d'autant plus sanglantes que chaque camp se réclamait d'un bien absolu. Le libéralisme, c'était avant tout la volonté d'en finir avec ces guerres du bien et la conception théologico-politique qui les animait, d'assurer la paix civile en rendant à l'homme son autonomie, de donner enfin à l'individu libre ses lettres d'or.

Celui qui inventa ce nouvel individu hors de toute nature (grecque) et de toute grâce (chrétienne), ce fut Hobbes. Et comme cet individu s'opposait à un énorme pouvoir divin millénaire, il fallut le faire encore plus puissant, absolutiste - léviathan. Comme il aurait alors tendance à devenir un second absolu après avoir vaincu le premier absolu, il s'agirait ensuite de le pacifier (Locke), de le modérer (Montesquieu), avant de lui retrouver sa bonne nature originelle, naturelle, « authentique »  (Rousseau). Mais la Révolution éclata et avec elle surgit la tentation totalitaire de le réformer absolument, de fonder un nouvel homme idéal, collectif, souverain, au nom duquel on sacrifierait tous les autres. Grâce à Benjamin Constant, on comprit que ce naturalisme menait à la terreur et l'on décida alors de le « dé-réformer » et de revenir à ce qu'il était chez Montesquieu, soit un être libre, doux, modéré, à la fois propriétaire et citoyen, contractuel et indépendant, relativiste et bienheureux. Comme l'écrit Manent,

 « Constant conserve le premier moment du libéralisme, celui où l'individu "naturel" est posé contre l'ordre social tel qu'il est, et il rejette le second moment, où cet individu "naturel" est "surmonté" et en un sens nié pour que soit établie la souveraineté du peuple, constitutive de l'ordre politique tel qu'il doit être. Ou encore, il répète, pour préserver la liberté, le premier moment, le moment négatif du libéralisme originel et le retourne contre son second moment positif ou constructif. »

 Autant le libéralisme est artificialiste, autant il ne saurait être constructiviste.

« Alors le soupçon se fait naturellement jour que le libéralisme est essentiellement une doctrine politique négative ou critique, non pas positive ou fondatrice. »

Encore une fois, le libéralisme s'impose en tant qu'empirisme et non en tant qu' « idéologie ». Le libéralisme est le contraire d'une idéologie et c'est bien ce que les critiques de « droite » vont âprement lui reprocher, tel Carl Schmitt qui écrira à son sujet :

« il n'y a pas de critique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique. »

Il n'y a qu'une critique libérale de l'idéologie, aurait-on envie de rajouter.

Quant aux critiques de gauche, en particulier les marxistes, elles consistent à montrer ad nauseam que le libéralisme, pris sous sa forme capitaliste, est forcément contradictoire « et appelle nécessairement un nouvel état de la société non contradictoire » - soit un état-solution absolu, cohérent et organique, évidemment socialiste, et dans lequel toutes les contradictions ont été résolues. On sait où mène ce genre d'état-solution dans l'Histoire. Parlez à n'importe quel socialiste et remarquez que la première des choses qu'il vous dit est que le « libéralisme ne résout pas tous les problèmes ». Mais le libéralisme n'a jamais eu comme intention, contrairement au socialisme, de résoudre tous les problèmes. Le libéralisme a voulu affranchir l'individu de son aliénation politico-religieuse. Mieux : le libéralisme a voulu affranchir l'individu du pouvoir culturel. Le libéralisme a décléricalisé l'homme occidental. Pas étonnant que les clercs lui en veulent tant. Le libéralisme, enfin, affirme, que tout n'est pas de sa compétence. Tout ne doit pas relever d'une compétence sociale. Le génie du libéralisme se situe dans l'intimité préservée, hors, justement de toute compétence sociale.

 

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Ministère Soult, par Claudius Jacquand. Guizot, le premier à gauche, debout.

 

2 – Retour à la nature.

Etrange ronde politique du XIX ème qui, sur bien des points, est encore la nôtre, où les trois forces politiques fondamentales, libérale, réactionnaire, révolutionnaire se refilent encore et toujours la patate chaude de la contradiction. Il y a les antilibéraux antirévolutionnaires comme Auguste Comte, les révolutionnaires socialistes comme Proudhon, les socialistes chrétiens comme Péguy, les libéraux orthodoxes, enfin, comme Guizot. Pour ce dernier, les ennemis sont bien plus les révolutionnaires que les réactionnaires - ces derniers se révélant plus irritants que véritablement dangereux, même quand ils se retrouvent au pouvoir (Restauration). Notons que c'est encore là l'attitude de la droite classique qui considère, à juste titre, que le parti communiste et autres partis d'extrême gauche sont par essence bien plus dangereux que le FN. C'est que le monde a réellement changé au sens où tout ce qui n'est pas libéral apparaît désormais anachronique, à commencer par la peine de mort en « matière politique ». Comme l'écrit lui-même Guizot dans son essai De la peine de mort en matière politique :

« Il n'y a plus de Coligny ni de Mayenne,  La mort d'un ennemi n'est aujourd'hui que celle d'un homme ; elle ne trouble ni n'affaiblit le parti qu'il servait. »

Surtout, les rapports de la société au pouvoir ne sont plus les mêmes. Pour dire les choses simplement, jusqu'à l'avènement du libéralisme, la société et le pouvoir étaient deux entités foncièrement différentes : la société, même celle des plus riches, n'avait pas le pouvoir, et le pouvoir n'était pas social. Le bourgeois ne sortait pas de sa corporation et « ses pensées dépassaient rarement les murs de sa ville ». Aujourd'hui, la société, c'est le pouvoir. Le pouvoir émane de la société. Le bourgeois se retrouve engagé dans les délibérations les plus éloignées de ses simples intérêts. Il n'y a plus de petits ni de grands qui ne soient pas concernés par le gouvernement, chacun pouvant avoir un pouvoir d'influence ou d'intervention sur lui. Monsieur Jourdain, comme Covielle,  sont partie prenante de ce qui se passe au sommet de l'Etat. En fait, comme l'écrit encore Guizot dans son opuscule :

« le pouvoir n'a plus de mystère pour la société [comme] la société n'en a plus pour le pouvoir. »

Le public se mêle du gouvernement autant que le gouvernement agit sur lui. Société et Pouvoir ont un pouvoir de plus en plus accru l'un sur l'autre. La grande idée de Guizot est de réconcilier les deux :

« apprendre au gouvernement à ne pas considérer la société comme une ennemie mais comme une partenaire, (...) apprendre à l'opposition libérale à ne pas considérer le pouvoir en tant que tel comme un ennemi »

Voilà. Le pouvoir sera social, bientôt sociétal, et la  société sera sociétaire du pouvoir.

Car pour Guizot, libéral modéré, j'allais dire « gaulliste », (contrairement à Turgot, libéral « ultra », partisan du fameux « laissez-faire, laissez passer »), c'est la société elle-même qui demande au pouvoir de la protéger en cas de pépin et c'est le pouvoir lui-même qui puise dans la société de quoi se renforcer auprès d'elle - et tout cela dans un mouvement naturel. En effet, avec Guizot, le pouvoir qui, depuis Hobbes, était conçu comme l'artifice suprême, redevient naturel - sinon enfantin. Les hommes libres sont comparés à des enfants.

 

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« Prenez les enfants dans leurs jeux qui sont leurs affaires. Au milieu de ces associations volontaires et simples, comment naît le pouvoir ? A qui va-t-il comme par sa pente naturelle et de l'aveu de tous ? Au plus courageux, au plus habile, à celui qui se faire croire le plus capable de l'exercer, c'est-à-dire de satisfaire à l'intérêt commun, d'accomplir la pensée de tous. Tant qu'aucune cause extérieure et violente ne vient déranger le cours spontané des choses, c'est le brave qui commande, l'habile qui gouverne. Parmi les hommes livrés à eux-mêmes et aux lois de la nature, le pouvoir accompagne et révèle cette supériorité. En se faisant reconnaître, elle se fait obéir. »

C'est parce qu'on est à égalité en droit et en confiance en nous qu'on accorde le pouvoir au plus fort et au plus avisé d'entre nous. Le pouvoir, selon Guizot, apparaît comme une sorte de Léviathan "naturel" et qui va de soi :

« la supériorité sentie et acceptée, le lien primitif et légitime des sociétés humaines, en même temps le fait et le droit, le véritable, le seul contrat social. »

Optimisme et esprit d'enfance du libéralisme. On voudrait tellement y croire... Mais Sa majesté des mouches existe.

 

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3 – La fin de l’Histoire.

Qu'importe, il faut aller jusqu'au bout de la subjectivité de la doctrine.

« Ce qui donne sa couleur propre au libéralisme gouvernemental de Guizot, c'est la réconciliation ou l'harmonie qu'il affirme ou postule entre le mouvement de l'histoire et les caractéristiques de la nature humaine. »

Le libéralisme doit dépasser le stade de la posture critique et (re)devenir l'élément naturel de l'humanité. Non pas égalité et réconciliation mais liberté et harmonie. Sorte de Rousseau libéral, Guizot veut renouer avec l'homme naturel, sachant bien que l'artificialisme triomphant, et la psychologie qui va avec, constituée essentiellement par le scepticisme et l'ironie, ne sont pas tenables à long terme, ni pour la société ni pour l'individu ni même pour le pouvoir. On ne peut pas vivre dans l'artificialisme complet comme on ne peut pas penser dans la critique totale. L'ironie rend triste, le scepticisme fou.  Il faut réaffirmer « la dignité de la nature » qui va de pair avec la souveraineté sociale. Il faut prendre conscience que l'Histoire, via le mouvement libéral, accomplit la nature humaine - et que le social est le couronnement du naturel, sinon son émanation.

Du libéralisme d'opposition de Constant au libéralisme de gouvernement de Guizot, on est passé de la négation des pouvoirs d'antan à l'affirmation du libéralisme comme pouvoir nouveau et performant. La réconciliation semble parfaite et encore une fois l'Histoire pourrait s'arrêter là - dans le rêve d'un lagon bleu.

Cette propension des penseurs libéraux à penser la fin de l'Histoire : Montesquieu, Guizot, Fukuyama...

 

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Et c'est la raison pour laquelle le dernier Guizot pourra apparaître comme un « libéral conservateur », sinon réactionnaire. Il faut le comprendre : vu que le libéralisme critique est dépassé et que l'homme naturel est retrouvé, pourquoi continuer à critiquer encore et toujours le pouvoir ou tenter d'outrepasser la nature définitivement "bonne" ? La critique systématique et la réforme permanente sont toujours un risque de retomber dans les excès révolutionnaires, anarchistes ou artificialistes. Certes, la Révolution a eu sa légitimité, mais aujourd'hui elle est caduque. S'il y a des changements, ceux-ci ne sauraient être de que degré, non de nature. Tel qu'il est, le nouveau régime est parfait. La souveraineté socio-naturelle est assurée. L'Histoire est fixée.

Hélas......

 

A SUIVRE : TOCQUEVILLE

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