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RELOADED - Incarnation et contrariété dans le cinéma de Jean-Luc Godard

A Jean-Michel B. pour ses lectures, ses remarques et son inquisition orthographique et grammaticale qui tourmente pour leur bien mes textes.

 

De tous les cinéastes que nous aimons le plus, Jean-Luc Godard est celui que nous aimons le moins. Impossible de faire autrement avec lui. D’un côté, le chef-d’œuvre absolu, réinventeur du cinéma moderne, inspirateur de la presque quasi-totalité des films du monde entier qui ont suivi jusqu’à nos jours, A bout de souffle, notre « Citizen Kane » français (suisse, d’accord…), de l’autre, des dizaines de films dont on se demande à chaque fois qu’on les revoit (car on se les retape systématiquement depuis vingt ans) s’ils sont plus beaux que L’aurore de Murnau ou plus nuls que Le Jour et la nuit de Bernard-Henri Lévy. Cela dépend des jours peut-être. Voici un cinéma qui promet toujours (grâce à des titres sublimes, il faut le dire : Bande à part, Sauve qui peut la vie, Eloge de l’amour, Notre musique), qui déçoit souvent, qui émeut parfois, mais qui ne donne jamais envie de renoncer à le comprendre. Alors, son gauchisme attardé, son puritanisme de protestant qui confond l’obscène avec l’obtus, ses manières d’écrivain raté, oui bien sûr. Il n’empêche. Comment se passer du cul de Bardot, du bleu de Belmondo, du ventre de Je vous salue Marie, ou de la fabuleuse leçon de cinéma donnée par Godard lui-même dans Notre musique (sur le champ/contre-champ de Howard Hawks) ? Comment se passer surtout de ces quatre films que les Cahiers du cinéma ont eu la bonne idée d’éditer en doublet, l’un consacré à la pesanteur et la grâce (Passion, Nouvelle vague), l’autre au mythe et à la souffrance d’aimer (Prénom Carmen, Hélas pour moi) ? Nous voulons parler de Godard innocemment. Dire deux ou trois choses que nous sentons de lui. Nous laisser aller aux digressions, aux fragments, aux citations. Au risque des clichés et des jeux de mots faciles, comme lui. Tant pis. C’est le seul moyen d’y voir clair.

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Passion – L’art ou le monde.

Un avion qui traverse le ciel – qui coupe le ciel en deux. Une ouvrière (Isabelle Huppert) qui pousse un chariot dans une usine. Un cinéaste qui recherche la lumière idéale pour éclairer son film constitué essentiellement de tableaux vivants de Rembrandt, Delacroix, Ingres et Le Gréco. Le beau travelling qui s’en suit en voiture sur la lumière du soleil à travers les arbres (6 mn 19 dans le DVD). Comment retrouver cette lumière ?

Monde handicapé. Nature enchanteresse. Société qui parle (mais pour ne rien dire). Entre-temps, l’ ouvrière s’est faite renvoyer. Mais elle aime « terriblement » son travail. La preuve, elle revient à l’usine. Se cramponne à sa place. Le patron (Michel Piccoli, une rose dans la bouche) et des policiers sont obligés de lui courir après comme on court après une enfant. Le patron aurait aimé aimer passionnément sa femme. Celle-ci, éblouissante, (Hanna Schygulla de Fassbinder) semble étrangère à ce monde – quoique passive. Belle femme riche qui n’en peut mais dans cette vie régie par l’argent. N’importe. Son beau visage marque toujours l’apaisement - comme ce plan (09 mn 48) par et pendant lequel les bruits du monde sont dissous dans le silence et la musique de Mozart. La beauté, salut du monde ? C’est le sujet de Passion, un film que l’on revoit toujours avec plus de bonheur que la dernière fois. Passion de l’art ou la vie comme Passion ? Les deux, évidemment.

Puis la réunion syndicale où l’on voit Isabelle parler d’action et de révolution avec ses camarades (elle bégaye comme il se doit, car l’ouvrière ne peut accéder ni à la beauté ni à la parole qui chez Godard sont des attributs bourgeois). Voir parler comme voir lire. Godard ne laisse jamais l’oral ou l’écrit tranquille – d’où l’étrangeté de ses films. En montrant ce qui se dit, il l’annule immédiatement : ce n’est pas une fille qui parle de la révolution, c’est une image qui montre une fille qui parle de la révolution. Aucun sens préconçu ne va jamais de soi avec lui – sauf la musique qui est précisément l’art qui précède les sens. Ainsi du Requiem de Mozart qui clôt la réunion. De nouveau l’apaisement (même tragique). Mozart for ever. Toujours le même problème : l’art ou la révolution ? L’art révolutionnaire ? Mais lequel ? L’Art révolutionnaire qui ne peut-être qu’élitiste, aristocratique – obscène aux yeux du Révolutionnaire pour qui Shakespeare ne vaudra jamais une paire de bottes, ou bien l’art Révolutionnaire qui est toujours de la propagande ? Il fait semblant de ne pas le savoir alors qu’il le sait mieux que tout autre que l’art et la révolution, c’est le fascisme. C’est Eisenstein, Dovjenko, Vertov, Leni Riefenstahl. La beauté plastique ou dramatique, matérielle ou aryenne, au service de l’homme nouveau, donc participant à l’extermination raciale ou sociale de l’homme ancien. Tout Godard est dans cet écartèlement. Quid entre la politique et la métaphysique ? Quid entre l’agit-prop et le sublime, entre le social et le spirituel, entre la Cause et l’Essence, entre le Dasein et l’Ereignis ? Les heideggeriens comprendront.

Pour l’ouvrière, au fond plus marxiste que prolétaire, il faut confondre les deux. « Le travail, c’est comme le plaisir , les mêmes gestes de l’amour », clame-t-elle. De l’usine au cinéma, il n’y a qu’un pas, qu’un changement de plan – de lumière (16 mn 12) : de la lampe d’appartement au projecteur. La caméra qui caresse délicatement les corps, les techniciens qui donnent du mou aux câbles, les acteurs qui font les morts ou les vivants. Métiers et beauté du cinéma. Est-ce là l’utopie de l’Artiste Révolutionnaire ? Trouver l’alliance entre l’usine et le plateau, et entre le plateau et le tableau ? Glisser du corps qui travaille au corps qui joue, comme dans cette autre et merveilleuse ellipse entre un plan où l’ouvrière parle à son patron (ou plutôt où le patron parle à son ouvrière) puis monte un escalier et le suivant où une femme nue en monte un autre pour entrer dans le tableau que l’on est en train de filmer (1 h 12 mn 43). Certes, les artistes ont besoin des ouvriers mais les ouvriers n’ont pas besoin des artistes – ou s’ils en ont besoin, c’est en tant que patrons. D’ailleurs, dans Passion, il y a cette autre alliance, contre nature celle-ci, scandaleuse, entre le patron Piccoli et le metteur en scène Jerzy Radziwilowicz. L’art a besoin d’argent et de gens.[1]

Tout se dérègle. C’est le bordel. La bagarre générale entre tous et tous, à la 61 ème minute et 20 ème seconde du film, typique de ce qu’Alain Bergala appelle dans son article (livré en bonus du DVD) «  les petites conflagrations atomiques ». Un désordre burlesque au fond. Comme si tous ces gens voulaient se toucher. Sortir de leur petit monde erratique. Cesser de faire bande à part. En vain bien entendu.

Alors, en effet, « qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » comme ne le cesse de se demander le producteur du film – à l’instar sans doute du spectateur. Un film qui se passe d’histoire justement ? Un film qui s’érige contre la pesanteur de l’histoire ? Qui ne se contente que de rechercher les sensations de la grâce ? Sans doute. Sauf que Godard se méfie comme d’habitude (trop) de l’image. C’est son art, son drame et sa limite.

« Le film, dit-il dans la passionnante interview des Cahiers du Cinéma (donnée elle aussi en bonus), ça consiste à refermer la porte. Il était prévu d’aller à la fenêtre et voir le paysage et tout ce qu’on a pu faire, c’est de refermer la porte qui avait fait se refermer la fenêtre, et on ne voit plus. Non seulement on n’a pas pu voir le paysage, mais on lui a tourné le dos. »

Ah ! Ce protestantisme qui lui fait toujours gâcher ce qu’il entreprend ! Cette suspicion permanente sur son propre art et qui finit par le polluer. C’est quoi un puritain ? C’est quelqu’un qui a peur des images car il croit que les images vont remplacer les choses. C’est Godard, le cinéaste le plus auto-mutilant que nous connaissons. L’autocritique, à un moment donné, est encore plus pesante que la jouissance abrutissante. Pas étonnant qu’il se soit si bien entendu avec Stéphane Zagdanski qui le prenait pourtant si cruellement à partie dans La Mort dans l’œil. Le suisse protestant et le juif d’origine polonaise avaient tout pour s’entendre. Godard se méfiant du cinéma et Zadganski s’en moquant, c’est en effet la même chose. Ce qu’ils détestent, l’un et l’autre, c’est la catholicité du cinéma – soit cette croyance dans le lien splendide (et ritualisé) entre l’homme et le monde, bien vu par Gilles Deleuze :

« N’y a-t-il pas dans le catholicisme une grande mise en scène, mais aussi, dans le cinéma, un culte qui prend le relais des cathédrales, comme disait Elie Faure ? Le cinéma semble tout entier sous la formule de Nietzsche : « en quoi nous sommes encore pieux. »[2]

Piété, beauté. On y est.

Tant pis. Ce que l’on retiendra malgré tout (malgré Godard) de Passion, outre les tableaux vivants, ce sont les corps. Ils sautent, dansent, chantent sur place. Danser et sauter pour s’envoler, au moins s’aérer. Chacun veut échapper à la lourdeur et à la laideur de sa zone. Hélas ! le corps retombe toujours sur terre et doit de nouveau se plier aux exigences de la matière – sauf peut-être celui de la contorsionniste, la seule qui peut corporellement s’évader de et par son corps.

Pour les autres, le retour à la vie n’en est que plus rude. Le film terminé, la cacophonie mondaine reprend ses droits. Rarement on n’aura montré avec autant de sécheresse la matière infernale du vivant (travail, sexe – ce dernier violent, sodomite comme dans cette scène au début où Jean-François Stévenin encule une actrice en lui disant de « dire sa phrase », ou dans cette autre, à la fin, où Jerzy dépucelle l’ouvrière, d’abord par devant, ensuite « par derrière »). Oui ce monde a bien été abandonné par Dieu. Quand au cinéma, « il n’a pas de lois » comme le dit un moment Raoul Coutard. La seule chose à faire est donc de « continuer » comme le héros sartrien en enfer.

 

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Nouvelle vague – Je est un autre.

L’enfer, justement. «Le souvenir est le seul paradis dont nous ne pouvons être chassés. Le souvenir est le seul enfer auquel nous sommes condamnés », entend-on une ou deux fois dans ce film – l’un des plus apaisés de son auteur. Et qui renoue (sans pesanteur) avec une histoire certes peu classique mais tout de même suivable. « Mais c’est un récit que je voulais faire, et je le veux encore », dit la voix d’Alain Delon au générique.

Le début est inoubliable. Chevaux dans un parc boisé. De nouveau la nature enchanteresse. Une main tendue. Elena, une femme « riche, belle, autoritaire, active » (Domiziana Giordano de Tarkovksi) renverse un homme (Alain Delon) sur la route. Il est paumé, mou, ailleurs, un « étranger des ténèbres » comme le livre qu’il a dans son sac, mais elle le ramène chez elle et en fait son amant. On lui donne un emploi improbable dans l’usine que tient le PDG (Jacques Dacqmine). Long travelling latéral sur Delon marchant de profil dans l’usine, perdu (5 mn 47 sc). Encore un qui fait bande à part. Autant que le PDG et ses subalternes qui parlent des classes sociales, de l’argent, du pouvoir – et donc aussi de l’amour, car « l’amour, dit le PDG, capitaliste et schopenhaurien, est la clef de la reproductivité ». L’amour est un capital à investir comme la reproduction de l’espèce est une production de consommateurs et d’esclaves. Dès lors, la proposition de Nouvelle Vague sera celle-ci : comment continuer à être sans se reproduire ? En ressuscitant pardi !

Pour l’instant, Delon (ahuri à souhait) à qui on demande ce qu’il fait là, a sa réplique culte : « je fais pitié ». En effet, cette visitation d’un étranger au sein d’un monde industriel tombe à plat (et donne au film toute sa saveur comique). Dans sa première partie, Nouvelle vague serait comme une sorte de Théorème qui ne fonctionnerait pas. Le personnage de Delon s’est tellement « dédelonisé » que la femme décide de le laisser se noyer au cours d’une promenade en bateau sur le lac Léman. En plein soleil, bien sûr.

Infamie de la femme godardienne. L’indifférence cruelle toute botticellienne avec laquelle Elena regarde l’homme couler. En même temps, on se demande ce qu’elle fait dans ce monde comme on se le demandait d’Hanna Schygulla dans Passion. Etrangère aux autres (elle laisse engueuler la pauvre servante par le maître d’hôtel), dominatrice mais paumée, elle n’en a pas moins ce beau visage apaisant qui nous fait oublier la sécheresse du monde (voir le plan de la 25 mn 09 sc). Quoiqu’en dise Jean Douchet[3] sur le fait que seuls les riches ont le temps d’être beaux et d’aimer, la beauté est décidément toujours ce qui nous réconcilie avec la vie, même celle d’une bourgeoise qui fait de notre vie un enfer.

L’enfer des riches. L’antipathie godardienne par excellence. Il est vrai que, comme le dit l’un des capitalistes, « la vie ordinaire n’est que la moyenne de tous nos crimes possibles. » Quant à l’art, il n’est qu’un intérêt financier. « Du nu sans la volupté », décrète le PDG de la Maja de Goya (l’un des liens avec Passion). Dans Nouvelle vague, le seul art véritable vient du jardinier qui parle en alexandrins et qui évoque l’utopie travailliste chère à l'Isabelle du précédent film - « que c’est loin le travail, que c’est loin les anges », récite-t-il un moment.

Et Delon revient. Le Delon (re)connu, déterminé, « battant », dont la devise est d’ « agir en primitif et rêver en stratège » et qui reprend bientôt la conduite de toutes les affaires. Qui est-il ? Le frère jumeau du premier ? Ou le même ressuscité en plus fort ? Le film qui recommence avec un autre. On pense à Vertigo autant qu’à Lost Highway. Sauf que dans Nouvelle vague, le double n’est ni un fantasme ni un retour au même. Si la visitation n’avait rien donné, la résurrection change la donne – comme le montre le célèbre et splendide travelling extérieur sur les intérieurs bourgeois (1h 09 mn 23 sc) : de gauche à droite, la caméra filme salons, salles à mangers, bureaux, hall et chambres, tous éclairés, puis revient de droite à gauche pendant qu’une femme de chambre éteint toutes les lumières les unes après les autres. Eteindre après avoir allumé, le négatif après le positif - typique de Godard, sauf que là, l’accomplissement artistique va de pair avec le « discours ».

Donc, positif/ négatif – une dualité parallèle à celle du Masculin/féminin, pourrait-on oser dire en risquant la misogynie (et pourquoi ne pas l’oser ? De Jean Seberg d’A bout de souffle qui était « dégueulasse » sans connaître le sens de l’adjectif à Elena qui laisse l’homme se noyer, en passant par le mépris de Bardot, ou la fiancée retorse d’Une femme est une femme, il y dans le cinéma de Godard toute une série de salopes auxquelles il serait bon un jour de consacrer une thèse). Dans Nouvelle vague, la femme a laissé l’homme se noyer, mais quand la scène se rejoue et que c’est la femme qui va se noyer, l’homme la sauve au dernier moment. Ne sauve les autres que celui que l’on n’a pas sauvé mais qui est ressuscité. Delon (« le don ») christique ? Mais oui. On n’exagèrera pas en qualifiant toute la fin du film de tarkovskienne. Les plans qui rappellent Le Sacrifice. Le cheval blanc. La maison vue des arbres. L’arbre qui va vers le ciel et devant lequel la caméra passe (sans s’y arrêter – tout de même !). L’étreinte entre Delon et Giordano. « Ma mère disait : donner la main a toujours été ce que j’espérais de la joie », dit Delon. On ne saura jamais s’il fut le même ou un autre. L’essentiel est que l’amour se soit réalisé car « ce qui n’est pas résolu par l’amour est toujours en suspens. » Ainsi, l’enfer n’a pas eu le dernier mot. L’homme et la femme se sont aimés et retrouvés. Triomphe du sublime. Et éloge de l’amour.

 

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Prénom Carmen – L’amour impossible et la mort.

Encore des vagues. Mais celles-ci découvrent et recouvrent les rochers. Les noient éternellement. Comme les femmes noient les hommes ? Le sous-entendu misogyne est permis à propos d’une l’histoire de Carmen. Carmen, c’est la femme qui allume l’homme sans jamais se donner. Qui lui fait tous les strip-tease mais jamais l’amour. Qui oblige l’homme à se masturber désespérément. Et qu’à la fin, on a envie de tuer plutôt que de violer. Godard a bien vu la fausse sensualité de l’héroïne de Mérimée dont a trop l’habitude de faire une Don Juan au féminin. Carmen, c’est l’anti-Don Juan au contraire. Si nous devons prendre garde à nous si elle nous aime, c’est qu’elle provoque un désir qu’elle n’assouvira jamais. « Si je t’aime, tu es fichu », dit Maruschka Detmers à Jacques Bonnafé. Carmen et Don José, ce sont deux êtres qui se rencontrent, croient fusionner (enfin, surtout José), ne font que passer l’un à côté de l’autre et se séparent à tout jamais – exactement comme deux rames de métro qui se croisent, l’autre image récurrente du film. D’ailleurs, Carmen et Joseph ne fusionneront jamais. Hors la brève étreinte pendant l’attaque de la banque (19 mn 06 sc), leurs corps ne cessent de s’entrechoquer, de se louper, ou de se faire mal.

Là-dedans, le quatuor qui joue du Beethoven. Il n’y a que Godard pour faire un film sur Carmen avec la musique de Beethoven. Comme dans Passion, l’art est le sérum qui nous empêche de trop désespérer du monde. « Il faut fermer les yeux au lieu de les ouvrir», dit d’ailleurs l’oncle Jean interprété par Godard dans un grand numéro de burlesque. Et ouvrir les oreilles et entendre le seul ineffable valable : la musique.

Harmonie spirituelle contre disharmonie mondaine, mesure contre démesure, art contre politique, Prénom Carmen est de ce point de vue le film le plus lisible des quatre. Ce qui n’empêche nullement Godard de sortir ses habituelles bêtises politiques comme celle sur Mao qualifié de « grand cuisinier parce qu’il a donné à manger à toute la Chine », ou sur les jeunes « qui choisissent toujours l’amour contre l’argent ». Il est incroyable que ce critique impitoyable des modes et des médias soit tombé à ce point dans le jeunisme et devenu le garant du gauchisme soixantuitard le plus éculé. C’est là qu’on peut constater les ravages de l’idéologie sur un art qui, s’il était resté pur, aurait été comparable à celui de Bresson ou de Tarkovski.

Reste la partie à l’hôtel (l’intercontinental à Paris), la meilleure du film. Carmen et Joseph ne cessent de ne jamais coïncider. Il en a « toujours envie », elle veut « dormir seule ». « Pourquoi les hommes existent ? » va-t-elle même jusqu’à se demander. Mais qu’arrive un groom mignon (habillé de rouge – Escamillo sans aucun doute) et la voilà qui le séduit devant son amant. Terrible scène de frustration qui conduit Joseph à se masturber, d’abord à travers l’écran de la télévision (la main sur l’écran : 1h 03 mn 19 sc), métaphore inégalée du néant télévisuel que Godard ne cesse de stigmatiser de film en film, puis réellement dans la douche, devant elle, tentant à tout prix de la toucher. Mais elle préfère tomber sur le carrelage noir et blanc. Tout plutôt que le rapport réel.

Finale tragique comme il se doit, aussi tragique que celui d' A bout de souffle ou de Pierrot le fou. Il la tue, il la touche. Carmen ou la femme fatale. Carmen ou la femme frigide. Carmen ou le mépris.

 

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Hélas pour moi – l’incarnation du Père.

Le plus beau film de Godard est aussi le plus abscons. A travers cette nouvelle Visitation de Dieu sur terre, Godard atteint l’immontrable et son pendant l’incritiquable. Impossible ici, comme le dit Tristan de Lajarte dans son article[4], de commenter ce que l’on voit :

« Jamais pareil film n’a été fait, je crois. C’est incroyable, absurde, émouvant (…) une question insoluble et paradoxale destinée à faire sauter les plombs de la raison. »

Et la référence cinéphilique que donne lui-même Godard n’est pas tant Dreyer qu’Hitchcock et sa Loi du silence. On ne peut rien dire en effet d’un film qui précède (ou prétend précéder) la parole et prétend nous montrer les choses sans les nommer. Comme Caroline Champetier, sa chef opérateur interviewée en bonus, le rapporte, lui-même considère qu’il est un cinéaste « qui cadre alors que les autres encadrent ». Lui montre, eux démontrent. Lui aligne, eux soulignent. Faire du cinéma, c’est aller en deçà du déjà-vu, c’est faire voir les choses comme si on les voyait pour la première fois – sans a priori ni culture. Normal qu’on s’y perde.

Au moins peut-on s’interroger. Qui est qui ? Qui est quoi ? Dieu (le Père) s’incarnant dans Simon (l’homme) pour aimer sa femme Rachel ? Dieu voulant goûter du sentiment et du sexe humains ? Quel Dieu d’abord ? Le chrétien ? Le païen ? Les deux ? D(i)eux en un, c’est vrai. « Et l’autre est dans un » nous prévient un carton. Dieu est un UN qui se développe en deux, en quatre, en huit, en seize, en vingt-quatre (images-secondes), Dieu se déploie en tous (« je suis en chacun de vous »). Finalement, on s’y retrouve plus dans un film qui traite du double et de la dualité comme Nouvelle vague (Delon pauvre type / Delon battant) que dans un film qui traite de l’unité parfaite.

Donc, Dieu le Père s’incarne pour aimer une femme, Dieu veut baiser – alors que son « petit garçon » venait sauver les hommes.  Le carton où est écrit « le machin dans le trou, c’est tout ce qui vous intéresse » tient aussi pour Lui. Dès lors, les problèmes commencent. Dieu se rend compte de la complication qu’il y a à être humain. Les duplicités de la parole, les contradictions du sentiment, la perversion des relations. Vue au télescope, Sa création est un paradis, vue au microscope, elle est un enfer. Il se rend compte aussi que personne ne veut devenir comme Lui, immortel, omnipotent, chiant. Les affaires humaines prennent trop d’espace et de temps – quoique l’argent et ses prérogatives n’interviennent presque pas dans Hélas pour moi et du coup le film peut laisser libre court à sa poésie. Quand on disait que l’idéologie gâchait tout… Bref, voici Dieu en pleine Education sentimentale (dont un extrait sera évidemment lu dans le film), voire en pleine éducation sexuelle – même si on ne saura pas trop si Rachel a réellement joui de son aventure divine (malgré la splendeur du plan de nu et de l’étincelle, 59 mn 20 sc). Il est vrai que comme le rappelle Laurence Masliah (Rachel) « la chair est triste », même celle de Dieu – même pour Dieu. Une fois de plus, Godard se rétracte. Tout ce qui aurait pu aller vers la joie pure et insouciante est coupé. Ce refus jamais tempéré de jouir. Mortificateur de génie.

Tant pis. L’essentiel est qu’on ait montré que Dieu avait eu Lui aussi besoin du corps pour arriver à ses fins. Et le corps d’un autre qui plus est. « Sans Simon, vous n’existez pas », lui lance Rachel. Sans Jésus non plus, pourrait renchérir n’importe quel chrétien. L’étrange nouvelle est que, pour être, Dieu doit désormais passer par l’incarnation de Son Fils. Le Père doit passer par le Fils. C’est prodigieux. Godard est prodigieux… et frigide. Comment peut-on avoir à ce point le sens du Père et du Fils et être si peu touché par le Saint Esprit ? C’est sans doute cette absence qui lui donne toute cette présence. Négatif/positif, Ouvert/fermé, cinéma/spectacle. Une fois de plus, impossible de conclure avec lui. Comme dit Michel Piccoli vers la fin de Passion, « Je cherche une phrase définitive et je n’en trouve pas ».

 

(Cet article est paru dans La revue du Cinéma n°2 de juin-juillet 2006 et sur ce blog le 30 novembre 2007.)

 

[1] Quand ce n’est pas de victimes réelles comme dans Truman Capote de Bennet Miller. L’écrivain américain qui ne sympathise avec les condamnés à mort que pour des raisons littéraires et se désespère que leur exécution soit sempiternellement retardée (l’empêchant de finir son livre) est la grande proposition de cet excellent film. Il suffit d’en fréquenter quelques-uns pour se rendre compte que les artistes sont des vampires qui n’attendent de la vie et des autres qu’ils leur donnent leur substance à sucer. On dit que le grand écrivain écrit avec du sang – oui, celui des autres.

[2] Gilles Deleuze, L’image-temps, Editions de Minuit, page 222.

[3] Article des Cahiers du cinéma n° 434, juillet-août 1990 en bonus.

[4] « L’homme à la caméra », Cahiers du Cinéma n° 475 – octobre 1993 (bonus)

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