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Griefs à Girard

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"L'oeuvre de René GIRARD gravite autour d'une idée obsessionnelle; elle constitue un système clos dont le statut est celui de la révélation prophétique. Impossible d'attaquer de l'extérieur cette forteresse" ("Le Monde des Livres" 25 Juin 1982).

 Cinq griefs que l'on fait habituellement à René Girard :

- Son esprit de système qui fait de lui non seulement un penseur gnostique (critique de Debray) avec des relents essentialistes (la violence comme essence du monde, le mimétisme comme essence de l'homme), mais encore un penseur  scientiste (critique d'Alain de Benoist),  le religieux devenant chez lui la clef du monde humain comme l'atome peut l'être du monde physique. Voir à ce propos le remarquable article d'Alain de Benoist, "René Girard, auteur surfait", critique, discutable, passionnant.

- Son augustinisme : la théorie mimétique sous-entend que chacun de nos désirs n'existe que par rapport à l'autre. Pas de désir autonome, donc, mais que des rapports de force (ou de faiblesse). Le sacrifice du Christ change la donne, mais l'individu reste toujours aussi incapable de choix. On passe de l'imitation de Dionysos à l'imitation de Jésus-Christ. On reste un mime.

- Son "littératurisme" ou volonté d'avoir fait de la littérature une science :  la vérité du monde ne se trouve ni dans la science, ni dans la sociologie, ni dans l'histoire, mais dans Cervantès, Shakespeare, Stendhal, Dostoïevski et Proust. Très séduisant sur le plan esthétique ("la vraie vie, c'est la littérature", comme dit tonton Marcel) et sur le plan théologique ("Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu", comme disait le père Hugo), peu crédible sur le plan scientifique, sociologique et historique.... du moins pour les scientifiques, sociologues et historiens. Cf sa polémique avec Régis Debray : "Le terrain ultime de René Girard, c'est le Livre, les contre-preuves étant à chercher dans d'autres livres, Racine, Shakespeare, Cervantès, Pascal et Platon (attention à l'écrit que favorise l'Ecole des chartres !). Nul chiffre, date, nom de pays, statistique. Cartographie et chronologies inutiles. Pas d'institutions non plus. Ni batailles ni milieu. L'Ecriture dispense de se référer à la réalité géographique et historique (notamment au procès de Jésus), rendant oiseuse toute recherche documentaire (archéologie, numismatique, épigraphie) Insignifiantes les sources, les datations et les modes de composition..." (cité comme tout ce qui va suivre dans Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, p 253)

- Son réalisme (qui, pour le coup, le rapproche de Debray à qui l'on a fait le même grief) : aux yeux des deux penseurs "ennemis", l'anthropologie moderne ignore superbement la violence archaïque. On ne veut pas voir que le dionysiaque réel était le lieu de tous les carnages, on refuse de considérer les milliers de morts que drainait la pensée mythique païenne. On déconstruit l'histoire, on liquéfie le réel, on nie le caractère sanglant des origines. Platon lui-même "se fâche tout rouge" contre Homère et les poètes tragiques pour la bonne raison que ceux-ci insistent trop sur la violence primitive et d'ailleurs persistante des débuts et des suites de l'Histoire. Trop de sang, trop de tripes à l'air, pas assez d'idées, pas assez de sagesse - tels raisonnent anciens et modernes à propos des origines de la culture.  Surtout ne pas voir la violence sacrée. Car oui, à chaque religion, philosophie, politique, ses sacrifiés ; à chaque droit de l'homme, son guillotiné ; à chaque morale, religieuse ou laïque, son bain de sang - c'était déjà le constat insoutenable de Sade. C'est le constat de Girard et de Debray, en accord sur ce point - inacceptable pour les chercheurs post-modernes car mettant trop l'accent sur ce qu'il y a d'innommable en l'homme et  obligeant  ces derniers à repenser l'histoire en terme de "dette" ou de "péché".

- Sa conversion "épistémologique" au Christianisme, enfin, synthèse des quatre premières attitudes, et qui lui fait croire et dire que "les quatre récits de la crucifixion ont une valeur proprement scientifique" en tant qu'ils démontrent le renversement de paradigme du sacrifice, justifiable jusque la Croix, injustifiable depuis la Croix. La Passion de Notre Seigneur serait donc non seulement  l'événement miséricordieux par excellence (Dieu se donnant comme pâture à l'homme, Dieu sauvant l'homme de lui-même) mais en plus serait celui de la "rectification biblique du mensonge mythologique" (Dieu démontrant au monde l'iniquité du sacrifice, Dieu démythifiant le monde, Dieu révélant aux hommes que les anciens dieux étaient des sacrificateurs alors que lui est un sacrifié.)

"Dans les mythes, les lyncheurs ont toujours raison et la victime toujours tort. Dans la Bible et les Evangiles, les lyncheurs ont tort et la victime a raison. Le vulgaire sens commun  devrait suffire à comprendre que la Bible et les Evangiles ont raison : c'est à des phénomènes de foules enragées, c'est à de vulgaires lynchages que la Bible et les Evangiles refusent de croire." (p 267)

Satyricon.jpgOn comprendra que cette pensée en agace plus d'un. Et les foules qui font toujours passer leurs lynchages (sociaux, juridiques, médiatiques) pour des actes de justice, et les "intellectuels", surtout les nietzschéo-heideggériens, qui "s'égosillent à chanter la beauté des mythes" sans jamais en voir les horreurs, et qui en même temps ne cessent de déblatérer contre les horreurs chrétiennes présumées. Il est certain là que Girard est délicieusement inactuel. Tant de gens qui pratiquent la régression historique en prenant le paganisme comme un hédonisme sympa alors qu'il fut le temps de l'inégalité officielle et "normale", de l'esclavage allant de soi, des exécutions capitales comme fêtes (jeux du cirque), et qu'il a été, et heureusement, dépassé par le christianisme - qui lui a mauvaise presse ! Le christianisme, véritable bouc émissaire du monde occidental et des médias quoique toujours bien accueilli dans le Tiers-Monde (voir les voyages du pape), au grand dam des occidentaux...

Comme en pourrait-il en être autrement ? "Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a". Simone Weil disait déjà ce genre de chose sur le mal que ne sent jamais celui qui le fait ou sur le crime auquel tout le monde est sensible sauf le criminel. En vérité, il y a très peu de Blangis et de Stavroguine en ce monde, soient des salauds qui seraient conscients d'être des salauds et qui feraient le mal pour le mal. Non, celui qui fait le mal ne se doute généralement pas qu'il le fait, soit qu'il le fasse en toute candeur ("je ne savais pas que c'était sa copine"), ou pire, le laisse faire ("il s'est suicidé, mais il n'avait qu'à prendre ses responsabilités"), soit qu'il le fasse en toute légalité ("elle se retrouve à la rue, mais elle n'avait qu'à payer son bail") ou se trouve des légitimés "philosophiques " ("la vie est une jungle, il faut être un lion si l'on veut survivre"). Et le sacrifice, c'est précisément le mal que tous font à un. Tous innocents contre un coupable. Le christianisme va penser autrement : tous coupables contre un innocent. Ce faisant, il privera le monde de son ancienne protection - le sacrifice étant en effet le moyen selon lequel le monde se rassurait contre lui-même. Sans victime à sacrifier, le monde risque alors de s'en prendre à lui-même et de faire à tous ce qu'il faisait à l'un. C'est le moment de son apocalypse, c'est-à-dire de sa destruction / révélation. Girard se définit lui-même comme un "apocalytpique", ce qui n'est pas très sympa dans une époque où Dieu est mort.

A moins que l'époque reprenne sérieusement les Evangiles et comprenne qu'en eux résident toutes les vérités sur la culture humaine, vérités qui ont pour l'instant échappées aux savants. Et notamment cette phrase capitale du Christ : "la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte" - et qui, selon Girard, explique tout. Comment la pierre que l'on a rejetée pourrait-elle devenir celle sur laquelle on va construire le nouvel édifice ? En fait, c'est parce qu'elle est rejetée par tous que cette pierre devient pierre émissaire, et par là-même, pierre de faîte. C'est parce qu'elle a été exclue de tous qu'elle va revenir à tous. La force du christianisme, c'est sa faiblesse. Le triomphe du Christ, c'est sa Passion. Cet homme qu'on a traité comme le dernier est devenu le premier. C'est désormais lui que l'on doit imiter. Le désir mimétique devra se porter sur lui et non plus sur la crucifixion ou le sacrifice d'autrui. En ce sens, Jésus-Christ est le dernier sacrifié de l'histoire, celui qui fait que les hommes en ont fini, ou plutôt auraient dû en finir, avec le sacrifice. Malheureusement, les hommes ont continué à sacrifier autrui - avec peut-être une légère culpabilité "chrétienne", mais pas plus. Le christianisme a pu changer les esprits, il n'a pas changé les habitudes. Le coeur ne l'a pas emporté sur les nerfs. La pierre rejetée n'est pas toujours devenue pierre de faîte. Parfois même le païen archaïque est revenu avec une force à nulle autre pareille, menant le sacrifice à un niveau jamais atteint dans l'histoire (Hitler).

Le combat du christianisme contre le mythe a deux mille ans. Dès que le biblique cède du terrain au mythique, la violence redevient sacrée ; dès que le mythique est remis à sa place par le biblique, la violence réapparaît scandaleuse. Ce n'est ni un combat des contraires, ni un combat du bien contre le mal, mais un combat d'un certain type de rapports de forces (victime coupable, foule innocente) contre un autre type de rapports de force (victime innocente, foule coupable). En fait, un combat entre deux formes d'anthropologies - la première (paganisme, communisme, nazisme) estime l'humanité pure (classe, race) et l'individu impur (mort aux juifs et aux riches), la seconde estime l'humanité impure, adamiquement pécheresse, et l'individu... impur mais pouvant être sauvé, pécheur mais relevant de la miséricorde. Pas de symétrie donc dans cette pensée. Mieux : guerre à la symétrie, c'est-à-dire à la dialectique.  Comme dirait  Kierkegaard, le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi. Là-dessus, Girard est convainquant et génial et cela même si l'on n'est pas forcément d'accord avec ses généralisations.

christ_and_adulterous_woman.jpgDans les Evangiles, la colère du Christ est toujours dirigée contre le troupeau, les hommes en général, les marchands du temple, et sa miséricorde toujours accordée à une personne et une seule. Dieu ne connaît pas tout le monde, Dieu connaît chacun. Dieu n'aime tellement pas les foules qu'il lui est même arrivé, dans l'Ancien Testament, quand il avait la baffe facile, de provoquer des catastrophes sur des communautés entières (déluge, Sodome et Gomorrhe, quarante ans dans le désert). Au contraire, Dieu n'a jamais cessé d'intervenir pour telle ou telle personne individuelle (Isaac, Noé, la femme adultère) et notamment pour des gens qui a priori n'étaient pas tellement de son côté (Paul à Damas et surtout, surtout, Caïn ! Dieu a protégé Caïn des foules - si ce n'est pas un signe envoyé à l'humanité, ça !! Un signe qui veut dire "stop au mimétisme sacrificiel !!") Imparité profonde et miraculeuse de la pensée chrétienne. A la loi du talion succède la loi de l'amour. Au "oeil pour oeil, dent pour dent" se substitue, ou devrait se substituer, l' "aimez-vous les uns les autres", et surtout "aimez vos ennemis".  Pas facile car pas dialectique. Ni parité, si symétrie, ni dialectique (je le redis car c'est important), mais de l'amour, de l'affirmation, et de la miséricorde. Tel est l'Evangile impossible proposé par l'infini aux finis.

Au fond, la dialectique, c'est bon pour la foule. Dieu et la foule. Dieu contre la foule. Dieu qui lapide la foule, jamais la femme. Alors, en effet, quand y a Dieu dans le coin, mieux vaut pas faire partie d'une foule (ne serait-ce que pour ne pas faire le mal), d'une meute ou d'une tribu, mieux vaut faire bande à part. Certes, même pour la foule, le Fils est plus indulgent que le Père ("Mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font"), mais bon, prudence, prudence...

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Commentaires

  • Vous avez effectivement raison d'insister sur le côté non symétrique de la pensée de Girard et sur les différentes conceptions de l'impureté, selon l'optique païenne ou l'optique chrétienne. (Il faudrait ceci dit ne pas trop généraliser sur les sociétés païennes : j'y reviens toujours, mais de nombreuses sociétés dites primitives, en admettant qu'elles aient connu des sacrifices originels, ce qui ne peut pas souvent être effectivement prouvé, se sont policées elles-mêmes, sans le recours du christianisme, et, si elles pratiquent des rituels d'accession à l'âge adulte "durs" (épreuves diverses, infibulation...), ne font plus de vrais sacrifices, sont non-violentes...)

    On peut insister aussi sur la vision girardienne du péché originel comme facteur de modération, comme conscience apaisée de la finitude de l'homme (et pas comme école de la tristesse, ainsi qu'on nous le rabâche régulièrement). Vision qu'il faudrait arriver à concilier avec le christianisme comme dressage des extrêmes chez Chesterton (http://cafeducommerce.blogspot.com/2009/08/le-blanc-est-une-couleur-nom-de-dieu.html) - un défi pour vous ?

    Par ailleurs, je ne me souviens plus si A. de Benoist le reproche à R. Girard, mais il me semble que celui-ci n'est pas toujours clair sur le désir mimétique : parfois nos désirs ne sont que mimétiques, parfois ils le sont très-souvent-mais-pas-toujours. Ce n'est pas nécessairement un drame pour son système, mais cela réduit de facto, sans pour autant peut-être trop l'affaiblir, la portée historique de la parole du Christ : si tous nos désirs ne sont pas mimétiques, s'il y a d'autres voies qu'imiter Dionysos ou le Christ, il y a d'autres moyens d'échapper à la violence que le christianisme. Ce que ma brillante parenthèse sur les sociétés primitives suggérait clairement.

    Finalement, si Girard se veut systématique, si ses critiques lui reprochent d'être systématique, faut-il prendre cela pour argent comptant ? On peut utiliser de nombreuses choses intéressantes chez lui sans adhérer à tout - ce qui est vrai de grands penseurs (comme d'ailleurs, mais c'est en fait plus rare, de moins grands).

    Cordialement !

  • Bonjour,
    J'ai du mal à comprendre comment on peut considérer comme compatibles la théorie girardienne et le dogme chrétien, dans la mesure où celui intègre le Nouveau et l'Ancien Testament

    La théorie de René Girard appliquée à l’Ancien Testament conduit en effet à considérer que Yahvé n’est que le produit de l’imagination des hébreux: une divinité produite par le processus d'autotranscendance archaïque comme toutes les divinités avant le Christ.

    Le Christ , de par son innocence, démonte le mécanisme victimaire. Mais dans ce cas, comment peut-il rester fidèle à Yahvé, à l'Ancien Testalment?

    On dira que les derniers Prophètes l'avaient annoncé, que donc il y a eu une "mutation progressive de la transcendance archaïque à la transcendance messianique". Admettons cette interprétation des Prophètes (ceci est discutable, mais c'est une autre question). Le problème , c'est que, que le passage de Yahvé au Christ soit discontinu ou progressif ne change rien l'affaire: comment le Christ pourrait-il recommander d'aimer un dieu qui est né, sous Moîse et Esdras, par le mécanisme victimaire grâce à la méconnaissance qu'il dénonce lui-même?

    Bref la théorie girardienne ne me paraît compatible avec les Evangiles qu'à condition de récuser l'Ancien Testament, c'est-à-dire de suivre Marcion.

    Merci pour toute réaction à ce commentaire

  • @Castel :

    Si je me souviens bien, pour Girard, il n'y a pas qu'un seul Dieu dans l'Ancien Testament.
    Il y a un dieu qui ne cache rien d'autre que la meute en furie et un autre dieu qui semble annoncer celui des Evangiles. L'Ancien Testament est le lieu d'entrée en scène du "dieu des victimes", mais la scène reste partagée.
    Il me semble que c'est dans La route antique des hommes pervers qu'il parle le plus de cela mais je ne suis pas sûr, il faudrait vérifier...

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