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Qui tue l'écrivain en Edouard Louis

Cet article est paru sur le site de la Revue des deux mondes, le 05 juin 2018, ici


Édouard Louis pourrait être un grand écrivain. Ses deux précédents livres avaient de la gueule, une rage naturaliste à la Jules Vallès pour le premier, une construction quasi faulknérienne pour le second. Hélas, dès celui-ci, l’idéologie, cette mort programmée de la littérature, finissait par l’emporter. La blessure devenait prétexte à la cause et la violence, une thèse neuneu pour expliquer qu’en Occident, tout le monde est coupable de la violence sauf le violent. Édouard Louis donnait l’impression de ne pouvoir penser que ce que Geoffroy de Lagasnerie ou Didier Eribon lui avaient soufflé dans l’oreille. Et dès lors galvaudait son œuvre.

 

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« Dire ce qui n’a pas eu lieu mais dire aussi ce qui a eu lieu en secret – telle est la tâche de l’écrivain archéologue. »

Qui a tué mon père est en ce sens son chef-d’œuvre. On le retrouve à son meilleur et à son pire. Son meilleur : un souci noble des corps, un sens virtuose des situations familiales, un art consommé du récit rapporté, une maîtrise des dialogues intra-narratifs, une mise en scène toute théâtrale des choses, plus ou moins durassienne, d’ailleurs annoncée dès la première page :

« Ils sont près l’un de l’autre mais ils ne se trouvent pas. Parfois leurs peaux se touchent, ils entrent en contact mais même là, même dans ces moments-là ils restent absent l’un de l’autre. »

Tout bourgeois que l’on est, on est sensible à son histoire d’amour impossible entre père et fils, car ces choses-là, le mutisme paternel, l’hystérie du fils, les malentendus du Saint Esprit, sont universelles. « Je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui pas eu lieu. » Dire ce qui n’a pas eu lieu mais dire aussi ce qui a eu lieu en secret – telle est la tâche de l’écrivain archéologue.

La pudeur sublime du père qui joue les matamores devant les autres mais qui a les yeux brillants quand il écoute un air d’opéra en cachette. La complicité que le fils voudrait avoir avec le père dans ce qu’il y a d’inavouable en lui : le parfum, la danse et même cette propension à se déguiser en femme, Édouard ayant découvert un jour dans un album de famille une photo de son père déguisé en majorette. Lui qui avait pourtant fait du virilisme le credo de sa vie et le fil rouge de l’éducation de son fils, quelle découverte pour ce dernier ! À son tour, le fils se grimera un jour en chanteuse pop, lors d’un spectacle de Noël, et suppliera son père de le regarder – « regarde, papa, regarde. » Mais celui-ci détournera la tête. Ne pas voir, ne pas lire, ne pas se lier.


« Écrire pour le bien de quelqu’un quitte à lui faire d’abord honte. Le forcer dans la honte du lien, de l’union, de l’amour. »

 

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Alors, écrire. Écrire pour obliger son père à le regarder enfin, et de fait, à le forcer à se regarder lui aussi – car, en effet, « ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire. » Écrire pour le bien de quelqu’un quitte à lui faire d’abord honte. Le forcer dans la honte du lien, de l’union, de l’amour et de cet obscène « nous », celui du rustre et de l’intellectuel.

« Ça aussi je l’ai déjà raconté – mais est-ce qu’il ne faudrait pas se répéter quand je parle de ta vie, puisque des vies comme la tienne personne n’a envie de les entendre ? Est-ce qu’il ne faudrait pas se répéter jusqu’à ce qu’ils nous écoutent ? Pour les forcer à nous écouter ? Est-ce qu’il ne faudrait pas crier ? »

Crier sa blessure, sa révolte, sa misère – autant celle que l’on a subi que celle dont on s’est rendu coupable comme dans cette scène terrible où pour se venger de sa mère qui l’a humilié, le petit garçon trahit celle-ci, révélant à la table familiale qu’elle continue de donner de l’argent à son délinquant drogué de frère aîné. La bagarre générale qui s’en suit entre les deux hommes et à cause de laquelle il se reprochera plus tard d’avoir été celui qui a failli tuer son père.

Tout n’est pas pourtant pas si noir chez les pauvres gens et même dans un roman d’Édouard Louis. Il y a des moments de répit, voire de communion filiale, quand le père épate le fils en roulant à cent cinquante kilomètres heure sur la route de campagne ou quand il vient le défendre à l’école contre un chauffeur de bus qui l’a battu – et même si les autres enfants se moqueront du fils le lendemain parce qu’il n’a pas su se défendre tout seul, et comme si tout bienfait familial avait son envers (son enfer) social, et réciproquement.

 

« La détestation que voue Louis à Macron ne laisse pas d’intriguer. On serait tenté d’arguer que s’il le rejette autant, c’est bien parce qu’il lui ressemble comme deux goutte d’eau. »

 

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 On juge de la réussite d’un écrivain quand celui-ci arrive à nous faire partager ses peines, ses espoirs et même parfois ses opinions. Quand Louis écrit, par exemple, qu’ « il n’y a que ceux à qui on donne tout depuis toujours [qui] peuvent avoir un vrai sentiment de possession », on s’approprie cette phrase, car oui, mille fois oui, la possession est un don. Ou encore quand il affirme que c’est « la masculinité » frénétique de son père qui a conduit celui-ci à l’indigence car « haine de l’homosexualité = pauvreté », on acquiesce – même si on se demande s’il est conscient de la bombe libérale et libertaire qu’il pose là et la contradiction dans laquelle il s’installe.

À son corps défendant, Édouard Louis fait aujourd’hui partie de l’élite de l’élite, celle des mâles blancs parisiens gays, célébrés au cinéma et dans la presse mainstream, et qui ne jouit jamais mieux qu’en donnant des leçons de morale à l’élite d’en dessous, celle des bourgeois de province, coincés et tradi.

D’accord aussi avec cette idée que pour les « dominants », la politique n’est souvent qu’ « une question esthétique », et que, comme le disait Emmanuel Macron à Jean-Pierre Pernaut, les riches n’ont pas besoin de président de la République. La politique réelle ne s’inscrit jamais dans leur corps alors qu’elle peut détruire celui des pauvres.

Macron, justement. La détestation que lui voue Louis ne laisse pas d’intriguer. On serait tenté d’arguer que s’il le rejette autant, c’est bien parce qu’il lui ressemble comme deux goutte d’eau (y compris physiquement). C’est son frère ennemi d’Amiens. Son double solaire. Et avec qui il partage fondamentalement la même gloire de petit prince qui a réussi malgré ou grâce à sa jeunesse.


« Louis est d’une seule pièce, immaculé jusqu’à la moelle, convaincu de sa raison critique. »


D’ailleurs, le problème de Louis, ça n’a jamais été le père, mais le frère. Dans Qui a tué mon père, c’est celui-ci qui figure le coupable idéal. Le primitif répugnant. Le méchant raciste qui, le jour des attentats du World Trade Center, déclare que la guerre a commencé et que la prochaine fois c’est sur nous que les terroristes lanceront leurs bombes – propos qu’on croirait frappés au coin du bon sens mais que Louis analyse comme provenant des « pulsions violentes et paranoïaques d’un homme [qu’il allait] apprendre à détester deux ou trois ans plus tard. »

Et c’est là qu’il retombe dans le pire : l’édification morale à tous prix, la dénonciation du mal au nom de sa propre positivité, sinon de sa propre innocence. Car Louis est d’une seule pièce, immaculé jusqu’à la moelle, convaincu de sa raison critique et sans se rendre compte que son « J’accuse » fait partir son texte en vrille. Nul contre-livre qui ne viendrait enrichir son livre, comme disait Borges dans Fictions. Nulle mise en suspens de sa psyché ravagée aux leçons bourdivines. Son récit devient alors un tract aux prétentions un peu ridicules. Ses « dénonciations » semblent bien insignifiantes. Comparer Sarkozy, Hollande, Valls, Macron et Myriam El Khomri (ceux « qui ont tué son père », donc) à Richard III et à Jack l’Éventreur, et parce qu’il veut « faire entrer leurs noms dans l’Histoire par vengeance », fait sourire. Pourquoi pas Dark Vador non plus ?

 

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Si nous voulions le sauver à tout prix, nous dirions que c’est dans ce dilemme hamlétien (« être ou ne pas être écrivain ») que réside l’intérêt paradoxal de son livre. Louis a beau s’époumoner à nous expliquer que « nous sommes ce que nous n’avons pas fait », il n’empêche que lui-même a fait qu’Édouard l’emporte sur Eddy. La réussite de Louis, c’est le triomphe de l’individuel, du libéral, du self made man – et par conséquent, la défaite de son idéologie à laquelle il s’aliène et qu’il veut nous vendre. Les verdicts sociaux, aussi définitifs soient-ils, et dont parle Didier Eribon, ne sont jamais que des représentations et c’est lorsqu’on croit trop à la collectivité et au social qu’on ne s’en sort pas.

Et Louis ne s’en sort pas – ou plutôt feint de ne pas s’en sortir, se croyant obligé d’écrire de grosses bêtises antilittéraires comme pour se donner bonne conscience :

« Je n’ai pas peur de me répéter parce que ce que j’écris, ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu. »

Mais non Édouard, c’est juste le contraire ! C’est la littérature qui sauve les individus, ennoblit les âmes et change la vie – et c’est la sociologie qui renforce les dominations, à force de les « dénoncer », en plus de polluer les âmes, corrompre les styles et mettre à bas (et non bas) un écrivain.

 

 

Qui a tué mon père
Édouard Louis
Éditions du Seuil
Mai 2018, 90 pages, 12 euros

 

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