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Frontière chinoise, par Murielle Joudet

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Une femme disparaît

(Sur Frontière Chinoise, le dernier Ford, 1966)



Le titre original de Frontière chinoise est Seven women.

Frontière chinoise / Sept femmes, deux titres pour deux lectures possibles. La première, c'est la lecture épique qui ferait de Frontière Chinoise un western fordien, l'histoire d'un territoire à défendre, d'un foyer qu'on recompose avec des moyens qui ne cessent de s'amenuiser, la chute d'un état de grâce, d'une certaine abondance immobile vers la mobilité de la survie et de la défense. De fait, on dirait que le film n'est qu'une longue déclinaison d'une des scènes matricielles des westerns fordiens, celle qui fait souvent office de contrechamp à l'horizon : l'attente d'une famille, et surtout des femmes, sur le seuil de la maison familiale, comme un précipité de mise en scène fordienne, chaque personnage venant se placer à un endroit précis du seuil, le regard porté au loin (La prisonnière du désert). C'est une sorte de conjonction de deux espaces fordiens qu'opère Frontière chinoise, l'espace féminin du foyer, l'autre masculin, celui de la ligne de fuite, mais cette fois le masculin se repliera sur le féminin, cette fois-ci les trajectoires ne partent pas du foyer mais viennent de l'extérieur pour y pénétrer   : on n'y sort quasiment jamais en quête de dangers, c'est le danger qui vient à nous, un western filmé depuis le foyer.

Et puis il y a la lecture à partir du titre Seven women, titre énigmatique en forme de chaise musicale puisque au plus fort du film on en compte huit, mais à la fin il n'y en a finalement que sept. Il y aurait une femme qui n'en est pas une. L'énigme du titre américain ne permet pas vraiment de décider qui, des personnages féminins, est incluse ou exclue de ce «    seven    » restrictif. Le film laisse penser qu'aucune ne mérite d'être appelée ainsi, chacune n'étant que le moment d'un spectre de toutes les monstruosités, de tous les ratés du féminin : il y a Agatha Andrews (Margaret Leighton) qui dirige la mission, et dont la rectitude et le puritanisme ne sont que l'envers de son homosexualité larvée (ambiguïté que l'on nous montre lors d'une scène érotique magnifique), homosexualité entièrement dirigée vers la jeune Emma Clark qu'elle éduque, jouée par Sue Lyon, l'une des grandes figures de jeunes filles du cinéma hollywoodien des années 60 (Lolita, La nuit de l'iguane), jeune fille docile et innocente, complètement fascinée par le Docteur Cartwright (Ann Bancroft), jeune femme indépendante, fumeuse, alcoolique, vieille fille à la vie sexuelle décomplexée. Il y a aussi Florrie, dont la grossesse tardive et à risque, due à l'irrésolution de son mari (qui lui-même n'est pas vraiment considéré comme un homme) met à l'épreuve les femmes de la mission qui ont fait vœu de chasteté.

Un peu comme Sue Lyon qui, en trois films deviendra l'image même de l'innocence hollywoodienne viciée, Anne Bancroft, sera, un an après avec le Lauréat, le visage sans mélange du Hollywood des années à venir (tandis qu'une figure impure comme Elizabeth Taylor aura connu à la fois la superbe classique et le chant du cygne des 60's) : décomplexé, désabusé, libre mais désespéré. Plus aucun cadre ne supporte cette figure, et elle ne connaîtra la liberté que dans l'action que lui permet sa profession, faisant d'elle l'unique cowboy du film. Dans Frontière chinoise, Docteur Cartwright et Agatha Andrews diluent leur désespoir féminin dans la fonction et les responsabilités qui les définissent. Ici encore on n'imagine aucun salut possible en dehors du groupe, les 60's aidant, lorsqu'on se penche sur le destin de chacune la misère sexuelle et affective prédominent. Tout est mauvais à prendre dans la sphère personnelle, toute conscience est malheureuse, il n'y a d'harmonie que collective, c'est-à-dire dans l'oubli de soi. La grande noirceur de Frontière Chinoise est due à cette façon qu'à Ford de s'approcher de ses personnages jusqu'au gouffre, d'entraver son film d'une perpétuelle conscience malheureuse.

Bancroft finira par vaincre, par la seule valeur qui vaille, l'action, tandis qu'Agatha Andrews, devenue folle, psalmodiera contre le mal et le vice qu'elle voit partout. Son discours est aussi celui, à peine voilé, de sa frustration sexuelle érigée en choix de vie.  Dans l'avant-dernier plan final, c'est bien la mission envahie, l'espace féminin, que les sept femmes fuiront, laissant Anne Bancroft se sacrifier pour elles dans ce qui sera la dernière image d'une fiction fordienne   : la silhouette de Bancroft s'empoisonnant au chevet de sa victime, le tyran Tuga-Khan, et lui adressant un dernier «    so long, bastard    ». Arrivée en cowboy, elle mourra en geisha. Pas assez puis finalement un peu trop femme.

Etrange sentiment de voir qu'avec le seul film fordien presque exclusivement féminin, c'est d'une figure féminine impossible dont témoigne Frontière Chinoise. Comme si à trop s'approcher on ne voyait plus rien, comme s'il n'y avait rien à voir au-delà, en-deçà plutôt, d'une certaine distance qui embrasse le collectif – il faut filmer des horizons, qu'il soit familial, social, guerrier.  Chez Ford, si rien ne peut se penser soi-même mais toujours à partir d'un autre, si tout possède son identité d'une certaine utilité qu'on lui attribue, ces sept femmes ne peuvent ici que se penser à partir d'un féminin omniprésent jusqu'à l'étouffement, faisant ainsi chacune, en tant que femme, l'expérience du vid
e.

Murielle Joudet

 

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