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Fuite en Fanoutzie III - Une cicatrice incrustée par la lune

 

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Józef Mehoffer, The head of Medusa

 

 

 « Noire est comme un toit l’ombre du noyer.

L’air y est dense et iodé, que l’on boit.

Plus bas que son feuillage, à l’endroit du cœur lourd,

Pâle, une cicatrice incrustée par la lune.

Des nuits où passe un murmure inondé

Ou bien un cri. Puis le silence.

Est-ce les jeunes morts, arrivant par les herbes

Pour me demander force et voix ?

Désir des jeunes morts montant le long des plantes

Les audacieux, les amoureux, la mort tout contre. »

 

Retour aux sources pour Stéphanie, c'est-à-dire à Frasinet, le seul endroit au monde où on l'appelle encore Fanoutza, et le temps d'un roman dans le roman, soit celui d’assister aux amours de Sébastien et d’Hélène ou de se les faire raconter – ou encore mieux de les vivre. Car on ne saura jamais si cette histoire d'amour interdite est au présent ou au passé, ou si c’est la sienne ou celle d’autrui tant le texte devient ici poétique, fuyant (fuguant), difficile, quasi hermétique par endroit, et pourtant terriblement violent et érogène ô combien ! Hélène, l’institutrice avec laquelle le jeune Sébastien a fugué, cela pourrait en effet être elle - la future romancière en vacances à Talloires, et qui avouera un jour à son ami, le cher Jérôme Montcharvin, comment elle connut en une semaine trois garçons plus jeunes qu'elle. Impossible de ne pas mettre en effet cet épisode romanesque en écho avec ce dialogue filmé ni ce dialogue filmé avec les deux ou trois choses que je connais d'elle - et qui toutes sont, comme le dit Jean Parvulesco, « en réverbération »

Avec Aurora Cornu, la billocation est partout, y compris à l’intérieur de son propre roman qui, en mettant en scène différents personnages féminins, semble mettre en scène différentes parties de son existence à elle, sinon, différentes existence qu’elle aurait vécues à différentes époques sur différents territoires. Ou comme si encore, puisque nous avons employé le mot de « territoire », elle serait la figure principielle sur laquelle se dessinent tous les autres personnages, à l’instar de ce qui se passe dans… La carte et le territoire de Michel Houellebecq avec celui-ci, monogramme de ceux qui l'approchent, et en espérant qu’elle apprécie la comparaison.

Quoiqu’il en soit, c’est cette double, et même triple, quadruple, infinité d’identités qui fait dire à Parvulesco dans l’essai qu’il lui a consacré que Fugue roumaine vers le point C appartient à cette « littérature souterraine » ou  « contre-littérature » dont l'enjeu est de « déconspirer le roman  » (ou le conspirer encore plus) et dont les développements sont comme « la somme des interventions successives [et qui finissent] par s’auto-annuler à travers la conscience impersonnelle d’une même destinée finale, d’un face à face suractivé de la vie vécue – existentiellement – et de l’histoire » - Aurora Cornu étant pour l'auteur du Gué des Louves, et d'ailleurs pour bibi, autant l'actrice de sa vie que celle du film de Rohmer, autant celle de son livre que celle de son film (cette Billocation qu'il faudra un jour explorer pour de bon), autant celle qui a un jour mis au pied du mur Raymond Abellio lors d'une disputation mémorable dans un restaurant de Saint-Germain que celle avec qui j'ai passé, entre autres soirées merveilleuses, la Pâques orthodoxe cette année.

 La difficulté et la séduction de ce roman unique viendraient alors de ce mélange d’hermétisme et d’épiphanie, de confusion et d’éclairs – « la sérialité soutenue des épisodes dans leur ensemble » allant de pair avec « quelque chose qui les dépasse en les intégrant sous une sorte de toiture en continuité [qui pourrait être le moi synthétique d’Aurora elle-même], d’une vibration soutenue encore que tout à fait informelle, qui n’est autre que celle de son propre souffle épique dont la marche finale emportera tout devant lui. »

Parvulesco avouait qu’il lui avait fallu au moins deux lectures pour saisir « le mécanisme de dissimulation en place » dans ce livre, « [ce] quelque chose qui finirait bien par émerger tôt ou tard. »

 

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Józef Mehoffer, Cynie


Et pourquoi pas la jouissance féminine qui constitue le joyau de cette troisième partie et la plus belle page (187, pour les obsédés) du roman ? Fanoutza faisant parler Hélène – ou étant Hélène.

 « C’était l’aube et j’avais veillé toute la nuit. Cette douce palpitation du temps qui s’écoulait, c’était la mienne, je sentais que je pouvais faire ce que je voulais de cette heure. Je ne désirais qu’égrener le bonheur. Le premier instant, j’étais heureuse. Le second instant, j’étais heureuse ; le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième, j’étais heureuse. Le septième instant, j’étais comme une pulpe de fruit. Juteux. Ensuite tombant, vide, vide, vide, une grappe d’instants. Heureuse et ensommeillée, je faisais un bout de chemin sans rien sentir. Je débouchais dans un creux, un puits d’où l’eau sourdait de terre. Un instant. Dix instants. Et les roses, alors ! Un fouillis de roses en espalier sous le soleil. Un fouillis de rose, explorées par une abeille. Insecte noyé dans les roses, suffoqué par les roses. Un instant. Deux instants. Trois instants dans l’intimité d’un rosier, d’une roseraie.

Commentaire de Manoleto :

- Suis-je en droit de croire que vous décrivez-là, finalement, le mystérieux orgasme féminin ? »

 Eros allant de soi avec Thanatos, c’est la violence et la mort qui émergent aussi dans cette troisième partie. Ainsi de l’abominable scène de fouet public où le père corrige son fils jusqu’à l’évanouissement, « spectacle moyenâgeux » dans lequel les deux assurent « leur rôle superbe » de père bourreau et de fils martyr. De la « résurrection du fils » qui s’en suit, grâce au « serdolic », poussière rouge qui résulte d’un frottement entre certaines pierres et que les femmes vont déposer sur le corps endolori de celui-ci. De la mort du père, enfin, et qui, lui, ne ressuscitera pas, et dont on se demandera si ce n’est pas Sébastien qui l’a assassiné par vengeance – ou David, le petit sorcier du canton, mon personnage préféré, lui-même battu comme plâtre par sa mère à cause de sa proximité avec le couple maudit dont il fut le messager, sinon le Cupidon.


 

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Le messager, Joseph Losey, 1970


Coups et traditions. Superstitions et légendes. Cette troisième partie est aussi celle des tziganes dont on nous assure qu’ils seraient les descendants d’Agartha, ce royaume "underground" cher à René Guénon, Jean Parvulesco (notamment celui d' Un bal secret à Genève) et à Emir Kusturica, de leur bestiaire enchanté (brebis ensorcelée et assassine, poules à qui on tord le cou de façon à les voler sans bruit dans la ferme d' à côté mais qui ressuscitent dès qu’on le leur remet en place, chevaux noirs qui passent dans l’air sans qu’on sache s’ils sont vivants ou morts)… et de Rimbaud dont Fanoutza cite le poème « Royauté » qui résume les amours interdites du garçon et de la femme :

« Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !" "Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.

 En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes. »

 L’amour, l’écriture, les difficultés liées à l’un et à l’autre. Comme tous les auteurs en herbe, Fanoutza attend le livre qui coulerait en elle comme elle coulerait elle-même dans l’amant idéal. « Pour l’heure, [elle a] juste quelques tonnes de métal sur les bras. » Un jour, il faudra fuir ce métal, fuir ce pays sans avenir, ces enfants sans espoir et tels qu’une hallucination terrifiante et tellement significative les lui montre lors d'un trajet en train :

 

« Tout à coup, elle vit une flopée de bébés tout ronds et épanouis, tombés du sein de leurs mères pour peupler le wagon. Accélérant le temps, elle imagina leur futur : une allégresse qui accusait encore plus les rides, les meurtrissures, les peaux chiffonnées, l’abaissement des commissures et toutes les marques inscrites sur leurs visages. »

 

Et c’est le retour au réel, à la férocité de l’Histoire, celle du communisme concret qui s’inscrit dans la chair du pauvre Norel dont l’histoire tragique clôt cette partie - romantique s’il en est. Convaincu de dissidence, celui-ci sera interrogé et matraqué par la police :

 

« Cependant que le sang giclait  de ses plaies, adoucissant la douleur, il apprit que dans l’épreuve le premier mot qui surgissait était « Dieu » et le second, « Mère ». Accablé de tristesse, il découvrait qu’il n’avait ni l’un ni l’autre. Orphelin, il entrait dans ce que les initiés comme lui nommaient la nuit noire de l’âme. »

Enfants sans mères, enfants abandonnés, vendus, battus, réduits en esclavages, broyés, assassinés, avortés. Est-ce la raison qui fera qu’elle n’en aura jamais mais sera la sage-femme de ceux qui auront la chance miraculeuse de la rencontrer sur son chemin ?

 

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Józef Mehoffer, Strange garden


 

A SUIVRE

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