30 – Le mal, le social, la caverne
« L'âme est notre bien le plus divin et le plus propre. » (Lois 726a)
Âme, Cité et monde.
Non pas des problèmes que se pose la pensée mais des problèmes qui se posent à elle et lui font perdre un peu de sa liberté. Impossible en effet de dialectiser avec ces notions comme on le fait avec les idées ou les essences parce que précisément elles n'en sont pas. Âme, cité et monde sont des réalités sur lesquelles on ne peut avoir qu'un discours normatif ou mythique et dont seul le philosophe, soit celui qui aspire à ce que « chaque étant soit en lui-même » (République 485b), est capable via l'éros du savoir. L'âme bonne sera ainsi celle qui désire, se souvient et concorde – jeu divin s'il en est et que contrarie grandement le jeu social, par essence perversif, trompeur et sophistique. À la lettre, on peut dire que c'est à cause du sophiste, ou grâce à lui, que le philosophe surgit – un peu comme c'est grâce au non-être que surgit l'être. C'est pourquoi ces deux figures sont inextricablement mêlées – à la différence que le philosophe est prêt à mourir pour la vérité. Alors que le sophiste, pas du tout et du reste il ne meurt jamais. De là à dire que la vérité, c'est la mort (comme Simone Weil), et l'apparence, la vie...
La Cavern club, salle de spectacle située au 10, Mathew Street, à Liperpool, là-même où ont commencé les Beatles.
Donc, le mal, c'est le social (c'est même un pléonasme). Et le social, c'est la caverne. Dixsaut insiste sur ce point capital : la caverne, c'est l'anti-nature. La caverne, c'est la prison dans lequel les premiers maîtres (qui étaient des sophistes) nous ont enfermés. « Les ombres ne sont pas les images de réalités sensibles, ce sont les ombres d'objet fabriqués. L'espace de la prison n'est pas un espace cosmique ou sensible mais un espace social où prévalent conventions et artifices. »Nous libérer de la caverne revient donc à libérer notre nature. Nous faire retrouver notre nature initiale. On pourrait alors parler d'un « rousseauisme » platonicien. Pour autant, même libérés, nous avons bel et bien perdus nos ailes.« Une âme d'homme est une âme qui n'a pas réussi à s'élever et qui par, par un sort malheureux, est devenue oublieuse et lourde et est tombée. » La condition originelle de l'homme est donc la chute et son salut sera dans le ressouvenir. Sotériologie de la madeleine, serait-on tenté d'écrire.
Cependant, le corps n'est pas mauvais en soi. Le corps est univers et cet univers est splendide. Le corps est même lié à l'âme et c'est lorsque ce lien se disjoint – à cause de l'âme – que le premier part à vau-l'eau. Platon pressent ici Nietzsche : si l'âme foutait la paix au corps, l'on serait beaucoup plus heureux. Or, l'âme, en proie à toutes les passions (alors que le corps à aucune) se trompe souvent et emporte le corps dans ses délires. C’est parce que l'âme ne se respecte pas que le corps est mis au supplice. Il y a bien chez Platon l'idée d'une psychologie génétique et qui va du côté de la palingénésie, de la renaissance des êtres, de la métempsychose.
L'âme n'en reste pas moins en conflit avec elle-même. Elle est « similitude en mouvement », tantôt simple, tantôt composée, discontinue, polymorph, toujours ardente. Elle peut rechercher le plaisir immédiat mais tout autant la victoire, la grandeur, la sagesse, l'immortalité. Elle est attelage ailé avec le bon cheval et le cheval fou. L'âme, surtout, est pensée – et pensée d'elle-même. « La vraie nature de l'âme, en un mot, est celle qu'elle se donne quand elle pense. » L'âme est automotricité et comme elle ne veut jamais se détruire complètement, mieux : comme elle ne peut jamais se détruire complètement, elle est bien immortelle. Étonnante preuve de l'immortalité par l'automotricité ! Je ne veux pas mourir, je ne vais donc pas mourir. Je veux le bien malgré tout, je finirai par le trouver – au fil de mes corps. L'âme est principe de soi (comme Dieu !). L'âme est divine. Je suis divin. Pas plus que le feu, l'âme ne peut être « froide » (ou refroidie).
Certes, du Phédon au Timée, Platon va évoluer sur la question, passant d'une définition de l'âme comme naturellement immortelle à une autre définition où l'âme apparaît comme partiellement ( !!!) immortelle. Peut-être parce que la première définition, trop mystique, philosophique, ne peut convenir à tous. N'oublions pas que pour Platon, tout le monde n'est (naît) pas philosophe et qu'il y a des élus – autrement dit, une prédestination.
31 – « NUL N'EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT. »
C'est le coeur de la morale platonicienne – et si l'on y réfléchit vraiment, le truc le plus scandaleux aux yeux de notre morale courante, « judéo-chrétienne » comme il paraît qu’il ne faut plus dire. Une morale qui désavoue le libre-arbitre, nie les mauvaises intentions, ne croit pas au mal pur. Ne croit pas à Stavroguine. Le mal est une erreur de jugement. Le méchant se gourre. Le méchant est un crétin. Ça pique les moralistes.
Et ce n'est pas là une « singularité » de Platon. Non, tous les sages ont toujours pensé ainsi (Protagoras 345d). L'antique, de toute façon, ne croit pas au sujet autonome cartésien, sartrien. L'antique ne raisonne pas en termes de « vouloir » mais en termes de « raison ». La raison est tout – et c'est elle qu'il faut cultiver pour bien se conduire. Car la raison veut le bien. Un être rationnel ne peut vouloir que le bien. En revanche, on peut se tromper de bien, ça d'accord. Mais vouloir sciemment le mal, c'est comme vouloir que 2 + 2 = 5, c’est idiot. Autrement dit, la morale est une science. La vertu est une science. La raison est une science. Le bien est une science.
Qu'est-ce qu'il y a de séduisant dans cette morale – que tous nos nerfs modernes contestent ? Eh bien sans doute, que notre nature initiale est bonne. Si le mal n'est que le fait de l'ignorance ou de l'incontinence, alors il n'est pas vraiment nous. Il suffira de s'éduquer, d'apprendre (comme on apprend à marcher, à lire, écrire, compter) pour être heureux. Et même si un jour, nous sommes coupables d'un mal, nous n'en aurons pas été volontairement responsables. Là, le moderne (ou le judéo-chrétien – mais au fond, c'est la même chose), s'étrangle : pour lui, coupable = responsable ! Alors que pour le Grec, ça n'a rien à voir. On peut être coupable de choses ignobles sans en être responsable – Œdipe. Voilà qui change tout et, entre nous, ça fait du bien. Pensez ! Vouloir le bien devient un pléonasme ! L'intelligence ne peut être que bonne ! Le beau, le bon, le vrai, c'est pas des blagues, c'est notre être intime ! Il s'agit simplement de le dévoiler en nous ! De faire une minute de philosophie par jour pour atteindre notre essence divine. Toute l'armada platoncienne est là pour nous y aider : dialectique, réminiscence, amour ! Je raisonne ! Je me souviens ! J'aime ! Tout le monde en est capable ! Alors certes, existent des incurables, des cons définitifs, des butors qu'il faut bien envoyer au Tartare. Mais le Tartare est un mythe (Er), Platon en est conscient. Il l'utilise mais pour faire genre. « Le mythe joue comme une incantation mais il comporte aussi une bonne dose d'ironie », précise Dixsaut. Il est comme un récit fantastique destiné à introduire un peu de distance chez les hommes par rapport à leur destin. Rien à voir avec l'enfer catho et sa morale rétributive de merde sur lesquels l'Église met le paquet. « La vie d'après [chez les Grecs] n'est que la métaphore de celle-ci et il y a moins sanction des fautes que typologie des âmes ». On continue en enfer à se tromper et voilà tout. À nous vivants de ne pas nous tromper et c'est au fond la chose la plus facile du monde. Il suffit de se laisser à sa nature et d'entendre le bien en soi. Connais-toi toi-même, quoi ? Suis la raison en toi. Optimisme ontologique de Platon. La philosophie sera salvatrice ou ne sera pas.
Mark David Chapman, l'assassin de John Lennon.
A suivre : la cité et le monde