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Suite Sollers VII - Beauté, 2017 - Rêve vrai

 

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Saint-Malo, septembre 2019

 

« Vivre, c’est défendre une forme » (Hölderlin)

 

Celui-là, je l’ai lu à Saint-Malo cet été, au milieu des mouettes et des goélands, entre deux bains de mer sur les plages de Bon Secours, de l’Éventail et du Mole – là où je voudrais finir ma vie dans quelques années. M’acheter ou me louer un studio intra muros, ou mieux, à Saint-Servan, près de la place Saint-Pierre, chemin de la Corderie où j’irais me promener tous les jours avec un livre puis rentrerais chez moi avant l’orage et assisterais à celui-ci derrière ma baie vitrée en dégustant un Monte-Cristo et un Laubade et en écoutant Le Vaisseau fantôme avec ma Senta du moment. Éclairs et tonnerre de loin. Amour de près. Suave mari magno.

 

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Rencontres du troisième type, Steven Spielberg (1977)

 

C’est un éclair qui ouvre la Beauté du Sollers 2017. Un éclair en plein jour dans lequel l'auteur croit voir Zeus lui-même. Puis, le souvenir d’enfance qui suit, la foudre qui entre dans le salon :

« J’ai 12 ans, je suis seul à la campagne dans une grande maison, la foudre tombe dans le jardin, et, par la fenêtre ouverte, entre dans la pièce où je suis. C’est une boule de feu qui monte et descend le long d’un rideau. Je suis là, debout, elle va me consumer sur place. Je suis dans une angoisse folle (la plus folle de ma vie), mais cette irruption d’or brûlant compact est d’une beauté incroyable. C’est une planète qu’on pourrait saisir dans la main. Dix secondes d’enfer, et la voilà qui sort et disparaît dans les arbres, sans que le rideau ait pris feu. Je me jette sur un divan, je ferme les yeux, j’ai compris. Quoi ? Aucun mot pour le dire. »

Bizarre pour un écrivain de ne pas trouver le mot. Parfois, je me demande si ce n’est pas ça, le problème de Sollers – de ne pas trouver le mot et d’aller le chercher chez les autres (ici, Pindare, Hölderlin, Bataille, Genet, les Body Snatchers de l’auteur), à moins que cette recherche ne soit constituante de son art. Mosaïques, collages, citations franches ou cachées, Sollers fonctionne comme ça depuis le début. Textes dans les textes. Et des pages de toute beauté qui surgissent de temps en temps avant de se réobscurcir dans la culture. Voilà pourquoi on lit ce joueur de haut vol, pour ses éclaircies, sa musique, sa joie, son innocence, sa forme - en tous les sens du terme : 

« vivre, c’est défendre une forme », écrivait Hölderlin, et lire Sollers, c'est se remettre en forme. 

Respirer, aimer, jouer, aimer jouer ! Avec des femmes douées pour le bonheur. Tant pis pour les folledingues et les Fanny qui le traitent de « lâche » parce qu’il ne veut pas les rejoindre dans leur négatif – leur morale.

« On a tendance à oublier les souvenirs agréables puisqu’ils se répètent. Les désagréables, eux, s’inscrivent dans la mémoire en relief. Écorchures, incisions, reproches, mauvaise humeur, tout est fait pour user son prochain comme soi-même. Il y a des natures douées pour l’usure. ».

Lisa est une pianiste grecque. Sa spécialité, ce sont les Variations pour piano, opus 27 d’Anton Webern – cinq minutes de musique sacrée.

« C’est sublime d’intensité percutée, les notes sont enfin plus que des notes, chaque note en vaut dix, la droite et la gauche échangent leurs places, pas de mélodie, une harmonie surgie de la vitesse pure. La pensée tombe à pic sur un clavier renversé. »

 

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Fragonard, La leçon de piano (1770)

 

Accord musical, accord érotique – pléonasme. L’érotisme, c’est ce qui est d’accord. Ce qui accompagne. Ce qui est à la fois divin et bienveillant (ça existe). Et de prendre ses distances avec Bataille : « Associer l’érotisme à la mort m’a toujours paru une erreur, une faute de sourds. » Même s’il y revient tout de suite à Bataille, l’écrivain qui a redonné leurs forces à des mots comme « impossible », « expérience intérieure », « souveraineté », « rire », « érotisme », « part maudite », « transgression ». J’avoue que je n’y ai jamais compris grand-chose. Et pourtant, ce n’est pas mal de l’avoir beaucoup lu dans ma jeunesse. J’aimais ses thèmes mais je n’aimais pas son style – ni sa gueule. Quelque chose de nécrophile. Et puis ses livres n’étaient quand même pas si géniaux (sauf Le Bleu du ciel, à la limite – avec Dirty.) Ça poissait trop et pas assez, je ne sais pas. Un manque de santé. Un point de vue malade sur la santé (alors que c’est le contraire qu’il faut, bien sûr.) Nietzschéen dégénéré. Et pas grec pour un sou.

[Lourdes sottises. Bataille est un génie, je l'ai compris cette année. Note de 2023]

Dans Beauté, les Grecs abondent. Ce que dit Pindare de Zeus :

« Celui qui lance la foudre, et l’essor rapide des flots et des vents, les nuits et les chemins de la mer, et les jours propices, et la joie du retour ».

Tristesse du départ / Joie du retour, voilà. Retour, reprise, renaissance, résurrection. Je suis à fond pour le « re ».

Les dieux qui ressurgissent, donc, via Hölderlin. Le sein maternel qui se retrouve dans celui de l’épouse. L’aveu incestueux, toujours :

« j’entends, une fois de plus, la voix de Lisa me faisant jouir (“je suis ta mère“) comme son enfant ».

Sollers a réussi son inceste, c’est là son secret et notre échec à presque tous.

Quand se débarrassera-t-on enfin de la souillure sexuelle ? Même Philip Roth, ami de l’auteur, utilise ce mot en parlant des aventures de Zeus.

« Pindare, lui, sourit : où cet excellent écrivain moderne a-t-il pris l’idée que Zeus se souille dans ses aventures ? N’y-a-il pas là, malgré tout, un reste de point de vue chrétien ? »

 

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Goya, La Laitière de Bordeaux (1827)

 

Comme on aurait pu s’y attendre, Sollers biche qu’Hölderlin se soit rendu à Bordeaux

[Là, il faut lire le merveilleux livre de Jacques-Pierre Amette, Le Voyage de Hölderlin à Bordeaux]

et qu’il ait cru se trouver en Grèce, sacré poète ! Ses rencontres (rêvées ?) avec « les femmes brunes sur le sol de soie » et dont l’une aurait pu être La Laitière de Bordeaux, de Goya.  Sollers l'affirme : on peut toujours rêver et même « rêvrer » – soit rêver vrai. Et lire en cachette, en voleur quand on est enfant, puis par bravade quand on est adolescent, histoire d’indigner les parents et la belle-mère (celle-là !). Surveiller les lectures des enfants, pensent les parents. Surveiller l’inculture des parents, pensent les enfants lecteurs.

Je me souviens de ce collègue du musée, poète et essayiste à ses heures, qui me rapportait que sa famille, bourgeois guindés et provinciaux, n’avait jamais accepté de lui ouvrir la bibliothèque des ancêtres, que ce n’était pas parce qu’il était le « littéraire » de la famille qu’il devait bénéficier d’un quelconque privilège sur un patrimoine littéraire qui n’était d’abord là que pour être montré, jamais ouvert, et que s’il voulait vraiment emprunter un volume d’Anatole France, de Paul Léautaud ou de Maurice Leblanc, il fallait qu’il en demande officiellement la permission et note soigneusement dans un registre prévu à cet effet le numéro du livre inscrit sur un post-it grossièrement collé au dos de couverture, comme à la bibliothèque municipale – autant d’humiliantes conditions qui le transformèrent en Arsène Lupin de chez lui.  À la fin, on remarqua ses « emprunts » et il fut banni  à jamais de sa maison d’enfance.  

La famille, l'instance antilittéraire par excellence et qui a tant inspiré les livres et les mythes, histoires de meurtre et de castration, de propriété et de pouvoir, voyez Chronos avec Ouranos puis Zeus avec Chronos. Je ne sais si je l’aurai jamais, le pouvoir, chez moi. En attendant, je me fais un stock de mots, de noms, de citations, de listes, de trophées, de souvenirs, de photos, de vidéos, de fantasmes – et comme lui-même le fait avec des mots en « inter » (interdiction, interpellation, intervention, interrogation, interruption, interpolation, interprétation, intersection, intercession, interstice, interface, intermittence, interlope, interlude), des versets de Rimbaud (« un piano dans les Alpes », « le clair déluge qui sourd des prés », « le charme des lieux fuyants », « les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate »), des partitions de Bach, Webern et Mozart (insérées aux pages 113 à 117), et même, quelle surprise, des rares mots heureux du Coran : ainsi la sourate 51, « par ceux qui se déplacent rapidement », la 77, « par ceux qui sont envoyés en rafales », la 79, « par ceux qui nagent avec légèreté », la 103, « par l’instant », la 89 merveilleusement intitulée « l’aube » :

« Par l’aube !

Par les dix nuits !

Par le pair et l’impair !

Par la nuit quand elle s’écoule ! » 

Hors ces éclairs dont on se demande si c’est vraiment Allah qui les a dictés, tout le reste est ressassement punitif, liquéfaction du sens, coagulation sociale, atrophie de l’être – et pour finir égorgement pur et simple. Rien de moins héraclitéen, divin, ondoyant que l’islam.

Comme toujours, il faut vivre caché pour vivre heureux. Et de citer Jean Genet (encore un auteur que je n’ai pas lu) :

« La solitude, comme je l’entends, ne signifie pas condition misérable, mais plutôt royauté secrète, incommunicabilité profonde, connaissance plus ou moins obscure d’une inattaquable singularité ».

Même s’il est de plus en plus difficile de les trouver, ces solitudes royales. Terreur révolutionnaire, islamiste, intersectionnelle – et numérique. Monde réduit à une seconde, direct perpétuel, différé jamais. France qui n’en finit pas d’expérimenter l’impossible, le "en même temps", et sombre chaque jour un peu plus dans la schizophrénie – ne pouvant plus supporter les contradictions qui ont fait sa grandeur.

« La France est le pays des accomplissements imprévus. Toutes les contradictions, comme des fleuves, coulent vers elle. Elle les intègre et les assimile, non sans mal, dans des synthèses instables, qui, sans arrêt, se métamorphosent. C’est le pays des fins qui s’ignorent. Drôle de royaume révolutionnaire,  évoqué par Rimbaud dans Illuminations»

Royauté

Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !" "Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.

En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes. 

Le poème de Rimbaud préféré d'Aurora Cornu, soit dit en passant. Aurora, mon Athéna à moi, déesse « souple et inflexible ». Un jour, peut-être, mon livre sortira. Au moins, je l'aurais écrit. 

 

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Athéna Cornu, en Grèce, dans les années 70

 

Contre l'enfer du social, du moral, du religieux, la nature. Celle-ci inspire toujours Sollers. Matinée à Martray (ou soirée à Saint-Servan, comme on voudra).

« [Gris protecteur, assentiment général de l’océan et des arbres, le laurier-rose n’a jamais été aussi beau]. Tout a profondément dormi dans la certitude. Le soleil n’est pas encore là, mais il va venir, il viendra. »

Voilà comment on voudrait concevoir Dieu. Deus sive Natura. Nature naturante et naturée, approbatrice, et probante. Avec les mouettes en concile. La colombe lucrécienne qui lui parle et lui conseille de rester sur ses rives, voir de loin le monde en péril, et persister dans un monde toujours nouveau, divers, multivers. Arbres et oiseaux avec lui.

« Cet acacia tient à répéter qu’il résistera à tout. Cette marée montante est décidée à couvrir d’oubli toutes les souillures. Cette encre bleue, sur le papier blanc, poursuit ses lignes codées. Ces moineaux ont leurs trajets fulgurants, mais compréhensibles. Ces deux colombes, posées sur le puits, ne se quittent pas, et pour cause. Le lierre prophétise et répond au laurier, les roses chantonnent, l’horizon écoute. »

Et le monde gronde :

« Vous n’avez pas honte ? ».

L’innocence de Sollers qui décuple la culpabilité outragée du social. Peu importe, il imagine, comme moi d'ailleurs, qu'Athéna le protège - quoique ne pouvant s'empêcher de penser qu’elle a couché avec Ulysse (« ils appellent ça “tenir conseil“, c’est parfait »), c’est-à-dire avec lui, car comme d’habitude, Sollers se prend pour les gens dont il parle. Hegel dans Mouvement, Ulysse dans Beauté (entre autres). Il a bien raison. Une lecture non introjective n’est pas une lecture. Moi aussi, je fais ça. Je me projette, je m’approprie, je prends tout ce qui me revient de droit et de goût. Et j’aime aussi être pris par qui m’aime. Des choses qui arrivent, à ma grande surprise, dont je pourrais dire non que j'en tombe des nues mais que j'y monte.

Des rêves vrais.

 

Et c'est ma sept centième note  (et la septième de ce mois). Et on est le 27. Et Beauté est un livre de 2017.

Et cette semaine, Aurora et moi avons fêté nos sept ans à L'Ami Jean.

Et sept fois sept égalent quarante-neuf - mon âge actuel. 

Et J. et moi sommes nés tous les deux le septième mois sous le signe du Lion - et moi, le jour de sa fête à elle

 

 

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Commentaires

  • L'élève dépasse le maître. Me faire aimer Sollers, trop fort.

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