35 – Impur et impair
Paradoxe : Platon place le bien plus haut que tout, il est « le premièrement ami » (« prôton philon », Lysis 219c), le feu sacré comme dirait Cécile Guilbert, mais ne le définit jamais en tant que tel. On ne sait pas vraiment ce que c'est. Pire, il dépend de ses « usagers ». Tout le monde tend vers lui mais à chacun le sien. Ainsi, le bien des « raffinés » n'est pas celui du peuple. Mais même les « raffinés » (les philosophes) ne sont pas d'accord entre eux : pour les uns, les platoniciens, le Bien, c'est la vérité. Pour les autres, les « nietzschéens » (antiques ou modernes), le Bien, c'est la vie – et la vie a autant besoin de vérités que d'illusions vitales. Mais là aussi, tout se complique, se mélange : par exemple, le philosophe dénonce le plaisir de vivre au nom de la pensée (Philèbe) – sauf qu'il y a bien un plaisir de la pensée. Et dès lors qu'il y a plaisir, il y a vie. Donc, penser, c'est vivre. On croyait se débarrasser du plaisir, on l'entérine encore plus. Et puis où commence la pensée ? Où finit la vie ? Etc.
La vie bonne serait donc un mixte de plaisir et de pensée, de vérité et d'illusion, d'idéalisme et de corruption – d'amour platonique et de sexe tout de bon. Car oui, le sexe nous corrompt mais nous en avons foutrement besoin si l'on veut vivre et donc penser. Le sexe, comme le social d'ailleurs, constitue donc une corruption nécessaire, une aliénation légitime, une impureté primordiale – l'impureté de la vie même, sinon de Dieu. Et si l'impureté, c'est la vie, la pureté, c'est la mort. Et si Dieu est impur, le diable est pur. Je tiens très fort à ça et c'est ce que je recherche en tout. Dans un entretien de 2014 aux Inrockuptibles, Michel Ciment, à qui Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne demandaient comment on pouvait aimer en même temps Gilles Deleuze et Philippe Muray, disait la même chose :
« j'aime l'impureté ».
Platon, penseur de l'impair et de l'impur.
Platon, penseur de l'être et du non-être – ou plus exactement de l'être du non-être.
Platon, penseur du quasi-étant et du vraiment-étant.
Platon, penseur du « presque visible » (l'attelage ailé) et de l'entrevue. Le philosophe a entrevu la vérité, entrevu le soleil, entrevu le divin.
Qu'est-ce que donc le Bien ? Un Royaume ? Un kolkhoze ? L'on ne le sait pas encore mais en tous cas, c'est quelque chose qui arrive avant l'Être et avant tout. Le Bien est un Avant-tout. C'est là la grande rupture avec les présocratiques pour qui « avant tout », il y avait un Être, ou un élément (feu, eau, terre, air), ou un noûs – mais qui n'était ni bien ni mal, qui était et cela suffisait amplement. En posant le Bien comme condition ontologique et épistémologique, Platon moralise d'emblée le monde. L'on comprend que dans cette cosmogonie, le tragique n'ait plus sa place et la mimésis encore moins. « Être bon, c'est être vraiment », écrit Dixsaut. Le Bien, c'est ce qui permet d'être et de comprendre. Le Bien est Arché des choses, du monde et de l'Être. Plotin, puis, plus tard les chrétiens sauront s'en souvenir.
Le problème de cette définition du Bien (qui n'en est pas une au sens strict car enfin on ne sait toujours pas de quoi est fait celui-ci qu'on nous impose comme fondement de tout le reste) est qu'elle prend le risque de l'ineffable – en plus d'aller contre d'autres définitions établies par Platon lui-même. Dans moult dialogues, le Bien était en effet pensé comme raison, logos, essence – mais dans La République (livre VI, 509b), Platon écrit nommément que le Bien « n'est pas une essence, mais par-delà l'essence, [quelque chose qui] la surpasse encore en ancienneté et puissance », ce qui est très beau mais très mystérieux.
Le Bien – l’au-delà de tout. Ça rappelle (ça annonce plutôt) Maître Eckhart qui place la déité au-dessus de Dieu lui-même. Platon procède de même : il y a quelque chose de plus haut que l'Être, c'est le Bien. Mais comment quelque chose peut-il arriver avant l'Être ? Qu'est-ce que c'est que cet « au-delà de l'essence » ? Cette supra-essence d'avant l'essence ? Cet Arché des essences ? Cette transcendance pure ?
À vrai dire, on ne le saura jamais. Comme K., on restera au seuil du Château. On se contentera d'arpenter les alentours. Seul, éventuellement, le philosophe pourra franchir le pas, mais à peine et quelques secondes. « Le Bien est ce que toute âme recherche mais sa connaissance, à supposer qu'elle soit possible, semble être réservée aux seuls dialecticiens philosophes », explique Dixsaut, conscience que cette conception élitiste en scandalisera plus d’une, Aristote le premier.
Tant pis – ou plutôt « tant mieux », comme dirait Amélie Nothomb. Le Bien nous restera à jamais insaisissable mais c'est grâce à lui qu'on saisira quelques trucs. Le Bien apparaîtra alors comme une sorte de télos dialectique – sens des choses. Sens de la vie. Réponse à la question du sens. Proposition de sens.
Le Bien comme sens.
Le Bien comme ce qui va faire monde.
Le Bien comme ce qui va nous permettre d’être heureux.