Encore un déçu du don. Encore un douteux de la dette. Lear donnait sa souveraineté. Coriolan, sa bravoure. Timon donne son or à qui en demande ou n’en demande pas et en exigeant qu’on ne lui rende surtout pas la pareille. C’est lui qui donne et ce sont les autres qui reçoivent, point barre. De fait, il exclut la réciprocité, annule la relation, rend impossible l’altérité sur laquelle se constitue toute amitié ou tout contrat. Son « toujours au service de mes amis », qu’il clame un peu imprudemment au début de la pièce, sonne comme une forme d’aliénation qu’il impose à tous, lui compris. C’est comme s’il voulait forcer la communauté en se rendant indispensable à celle-ci et du coup la rendre dépendant de lui comme lui pourrait se retrouver dépendant d’elle. Dès le deuxième acte, il est ruiné mais ne panique pas – ses « amis » qu’il a tant rincés l’aideront à coup sûr. À son pauvre intendant de Flavius, le seul qui ne soit pas dupe, il affirme que cette ruine est une bénédiction car ainsi il prouvera au monde entier que sa vraie richesse, ce n’était pas son or mais ses amis (« Je suis riche par mes amis », n’a-t-il pas de mal à déclarer.) Évidemment, ces derniers le lâchent un par un : le premier fait le moraliste en expliquant que « ce n’est pas le moment de prêter de l’argent » ; le second qu’il vient justement de s’endetter en acquérant une maison de campagne sans quoi il aurait accédé à la demande de Timon ; le troisième refuse tout net prétextant la vexation qu’il y a à être appelé à l’aide le dernier (« il me place donc assez bas dans son estime pour ne compter qu’en dernier sur ma gratitude ! »). Timon qui pensait être (enfin) aimé pour lui-même en est pour ses frais – et pète un câble.
C'est cela son drame : s’être trompé du tout au tout sur la nature humaine. Avoir cru que faire le bien des hommes aussi gratuitement et de manière aussi dispendieuse pouvait susciter leur amitié et leur reconnaissance éternelle. Timon ne voulait pas qu’on le rembourse mais qu’on l’aime d’un amour infini et total comme lui avait été don absolu et total. S’il y avait un « péché de Dieu », ce serait celui-là. Croire que se faire crucifier pour les hommes peut intéresser ces derniers. Il est vrai que dans le cas qui nous occupe, c’est Timon qui au bout du compte prouve que c’est lui qui était intéressé et même désespéré, ses dons d’amour n’étant en fait que des demandes d’amour - alors que le vrai dieu d'amour ne demande pas qu'on l'aime mais qu'on s'aime les uns les autres, ce qui est très différent. Comme le dit Sibony (toujours lui), « on aimerait le prendre pour un militant farouche de l’amour universel, mais l’échec de sa mission lui fait vomir une telle haine qu’on reste un peu sceptique sur son côté “missionnaire de l’amour“, et qu’on se rend à l’évidence : les militants de l’amour ont trop de haine à écluser. »
Dépité et abandonné par ceux-là même qu’il croyait s’être appropriés, Timon éructe. Il lui faut moins d’un acte pour passer de l’amour le plus prodigue à la haine la plus délirante - comme quoi sa générosité n'était pas si nette. Son oblation se transforme en malédiction. Il n’en devient pas plus aimable. Au contraire, son désespoir nous fait penser à celui d’Harpagon pleurant sa cassette plus qu’à celui de Job se battant avec Dieu. Pire, sa misanthropie, contrairement à celle d’Alceste, nous semble de pure circonstance, plus vengeresse et revancharde qu’ontologique, d’ailleurs impuissante, résultat d’une immense vexation. Comme Lear ou Othello, Timon est un vaniteux mortifié qui devient fou de rage mais cette folie ne le transcende pas du tout comme elle transcendait Lear et le ramenait, malgré tout, à la fin, à la raison. Elle ne le rend pas non plus « assassin » comme Othello qui accédait somme toute à une certaine grandeur tragique. Timon se révèle comme le pur homme du ressentiment dont la rage cosmique n’a d’égale que le ridicule psychique. C’est pourquoi ses malédictions ne creusent pas du tout notre conscience et pourraient même nous faire rire. Plus qu’une tragédie, Timon d’Athènes est une comédie pathétique.
Impossible de voir en lui un Christ furibard chassant les marchands de temps à coups de fouet, et comme le prétendait le critique Wilson Knight, cité par Fluchère. C’est oublier que Timon a été commanditaire de ces marchands à qui il ne peut plus rien acheter et qui refusent d’être ses débiteurs. L’achat n’est pas le rachat. Chez lui, le don a été une perversion et la générosité une ruse de l’inconscient. De même, on ne saurait faire de Timon un « critique de l’économie capitaliste » comme a cru bon de le faire Karl Marx dans son Ébauche d’une critique de l’économie politique, prenant comme argent comptant, c’est le cas de le dire, la diatribe de celui-ci contre l’argent - à moins que l'on comprenne le marxisme, ce qui est aussi possible, comme la pire doctrine du ressentiment jamais pensée. Dans tous les cas, c'est confondre Shakespeare et son personnage, l'erreur de lecture majeure. Autant prendre Lear comme un symbole de l’amour paternel bafoué ou Othello comme celui de l’amour trahi - ce qu'ils ne sont assurément pas. En vérité, Timon n’est ni christique ni marxiste. Son nouvel anti-humanisme forcené apparaît aussi peu crédible que ne l’était son humanisme complaisant – et comme le lui fait remarquer Apémantus, un vrai « philosophe acariâtre », celui-là, dans la grande scène 3 du IV :
APEMANTUS – Tout cela n’est chez toi qu’affectation : une misérable et indigne mélancolie, causée par un changement de fortune ! Pourquoi cette bêche, ce séjour, cet habit d’esclave et cet air soucieux ? Tes flatteurs continuent de porter la soie, de boire du vin, de dormir mollement et d’étreindre leurs belles malades parfumées : ils ne se souviennent plus que Timon n’ait jamais existé ! N’outrage pas ces forêts en affectant l’acrimonie d’un censeur.
(...)
Si tu avais adopté cette vie âpre et rigoureuse pour châtier ton orgueil, ce serait bien ; mais tu le fais forcément.
À première vue, Apémantus a raison. Timon n’est que dans la souffrance de l’enfant gâté qui a été mortifié par la vie. Mais Timon lui répond que c’est cela précisément la grande douleur – bien plus que celle de celui qui n’a jamais connu les douceurs de la vie.
TIMON – Tu es un maraud que la Fortune n’a jamais pressé avec faveur dans ses bras caressants ; elle t’a traité comme un chien. Si tu avais, comme nous dès nos premiers langes, passé par les douces transitions que ce monde éphémère réserve à ceux dont une obéissance passive exécute tous les ordres, tu te serais plongé dans une vulgaire débauche ; tu aurais épuisé ta jeunesse sur tous les lits de la luxure ; ignorant les froids préceptes de la modération, tu aurais suivi la voix mielleuse du plaisir. Mais, moi j’étais confit dans la complaisance universelle ; j’avais à mon service les bouches, les langues, les yeux et les cœurs de gens sans nombre, que je ne pouvais suffire à employer, et qui m’étaient attachés comme les feuilles au chêne ! Une rafale d’hiver les a fait tomber de leurs rameaux, et je suis resté nu, à la merci de toute tempête qui souffle. Pour moi qui n’ai jamais connu que le bonheur, la chose est un peu lourde à supporter. Mais pour toi, l’existence a commencé par la souffrance, le temps t’y a endurci. Pourquoi haïrais-tu les hommes ? Ils ne t’ont jamais flatté ! Que leur as-tu donné ? Si tu veux maudire, que ce soit ton père, ce pauvre déguenillé qui, dans une boutade, s’est adjoint à quelque mendiante et t’a créé pauvre diable de naissance ! Arrière ! Va-t-en ! Si tu n’étais le pire des hommes, tu aurais été un intrigant et un flatteur !
À cynique, cynique et demi. Philosophiquement, c’est Apémantus qui a raison, mais psychologiquement, c’est Timon. Ce qui nous fait souffrir plus que tout, c’est la perte de nos privilèges pour ne pas dire de nos grâces.
Et les deux misanthropes de s’envoyer des cailloux à la gueule en fin de scène en une pure rivalité mimétique, chacun voulant être plus cynique, c’est-à-dire plus détenteur de la vérité, au fond plus « divin », que l’autre. Timon & Apémantus ou l’impasse narcissique,
C’est pourquoi nous suivons absolument Daniel Sibony quand il affirme que « s’il fallait à tout prix soutirer une leçon » de cette pièce (comme du reste du Roi Lear), ce serait quelque chose comme : « ne devenez pas des dieux (…), ayez les dieux que vous voulez, que vous pouvez, mais ne soyez pas des dieux ». Timon d’Athènes est une pièce contre l’idolâtrie autant financière qu’existentielle. Méfiez-vous de l’or mais méfiez-vous surtout de ce que vous imaginez être votre cœur d’or. Évitons donc les interprétations socialisantes ou christianisantes de Timon.
« Shakespeare ne lance nul appel discret aux valeurs nobles et généreuses ; nulle arme amère sur la rapacité humaine ; il campe cet idéal avec quoi il fouille nos cœurs jusqu’à la nausée. Allez, ne soyez pas idéaux ! ne soyez pas des ordures idéales… ne soyez pas ce qui manque au monde pour être le bon ; ou ce qui manque à une valeur pour être valable ; ne soyez pas le comble d’une valeur ; laissez le manque faire son œuvre, et vous, faites la vôtre. Et si le manque c’est Dieu, si c’est Dieu qui vous manque, ne le prenez pas pour vous, ne vous prenez pas pour lui, laissez-le en paix, vivez ce que vous avez à vivre, ne soyez pas les stratèges de l’être et de l’être au monde ; votre être, conjuguez-le avec le monde (… ) »,
écrit Sibony très inspiré et dans un registre que n’aurait pas renié Kafka : « dans ton combat contre le monde, seconde le monde », la phrase la plus charitable sans doute jamais écrite.
Ressentiment et syphilis
Malheur, donc, à celui qui s’illusionne sur lui-même et les autres ! Malheur à Don Quichotte, Lear, Othello et Timon d’Athènes – tous chevalier, roi, mari et mécène à la triste figure ! Dans le nouveau paradigme des temps modernes, l’ancien héros est irrémédiablement broyé, le saint est en passe de devenir un « idiot ».
Il est vrai que l’univers de Timon est vain, vide et veule. La syphilis semble ravager les hommes - et c'est du reste ce que Timon souhaite pour eux et quand il s'adresse aux putains d'Alcibiade :
TIMON - Semez les germes de la consomption jusque dans les os des hommes (...) Infectez tous les hommes ! Que votre activité épuise et tarisse la source de toute érection !
Aux putains sans vergognes correspondent les juges sont sans pitié : « Nous sommes pour la loi : il mourra », décrète l’un d’entre eux (III-5) à propos d’un homme qu’Alcibiade, le capitaine de Timon, véritable "héros" de la pièce", tente de défendre avant d’être banni à son tour. À la fin, il reviendra avec une armée et punira Athènes – vengeant donc objectivement Timon quoi que tout aussi maudit par lui, ce dernier ne sachant même plus discerner le bon grain de l’ivraie, « son ressentiment [s’étant] immuablement accouplé à sa nature ». Pas de rédemption, donc, pour celui qui a choisi sciemment le néant (« le néant va me donner tout ») et qui meurt hors de scène après avoir composé sa propre épitaphe.
Ne reste à Alcibiade qu’à reprendre le pouvoir, se réappropriant le service des sénateurs (mais cette fois-ci en les obligeant à devenir vraiment ses obligés sous peine d’extermination) et remettant la cité au pas selon un ordre arbitraire et violent que n’aurait pas renié le Prince de Machiavel et qui, visiblement, convient à cette « étrange génération qui pleure de rire et non de pleurer. » Les contraires font désormais la loi.
Avec le grand Jonathan Pryce (Brazil, le Grand Moineau dans GoT, etc)
CORIOLAN ou les troubles de l'orgueil, le 12 mai 2020
Commentaires
Très excellente analyse, Pierre ! ...comme toujours, continue!
« Appliquons nous à bien penser, voila le principe de la morale... »
( Blaise, le janséniste... )...mais on l’aime quand même ! C’est comme toi!