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Âme en propre - L'Autobiographie de Mark Rutherford

 

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Paul Klee - Intention (1938)

 

 

À Gabriel Nerciat

 

 

« Car j’ai toujours été médiocre ; – sans une trace génie ; – jamais le monde ne s’est nourri de mes pensées, – simples échos du dernier livre lu. »

 

Que tu crois, que tu crois, mon cher Mark, aurait-on envie de lui répondre. Déjà, être l’écho d’un livre, ce n’est pas si mal. Il n’est pas tenu à tout le monde d’être un réceptacle. Ensuite, le drame néo-romantique ou post-sartrien de Rutherford aura été purement subjectif au sens le plus kierkegaardien, protestant, du terme. Une histoire de doute, de désespoir, de d’inaccomplissement, de néantisation – de nausée. Mais aussi de résistance, de mise en suspens des choses, de souci authentique de Dieu.

Entre une école où il n'apprend rien la semaine et un temple d'obédience « Indépendante » où il s'ennuie ferme le dimanche, le petit Mark se cherche. Les sermons lui semblent vains, Dieu plutôt déplaisant, la foi assez fausse et le péché » (le mot qui regroupe toutes les défaillances humaines), un beau charlatanisme.  Pourtant, il lit la Bible et beaucoup mieux que les clercs qui ne la lisent pas ou mal. La seule chose qui semble intéresser l'enseignement religieux, c’est le dogme, le parti, la morale positive, utilitaire, sociale. Surtout ne jamais (se) poser les vraies questions. Lui qui ne peut déjà prononcer le mot de Dieu « sans malhonnêteté intellectuelle » se sent tout de suite étranger à la secte. On le destine pourtant au Ministère. On le convainc que la conversion fera de lui un homme nouveau. Il tente de le croire mais s'aperçoit qu’il est resté le même – en plus hypocrite. Il n'en donne pas moins le change puisque c'est ce que l'on attend de lui.

« J'étais obligé de me déclarer convaincu de péché, convaincu de l'efficacité de la Rédemption, convaincu que j'étais pardonné, convaincu que le Saint-Esprit s'était répandu dans mon coeur et convaincu de maintes autres choses qui n'étaient que des phrases. »

Cela s'appelle L'Autobiographie de Mark Rutherford, écrit par un certain William Hale White (1831-1913) et c'est un livre qu'André Gide tenait en haute estime.

 

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Une définition du protestantisme

Parti pour s’émanciper de l’autoritarisme et du sectarisme, le protestantisme y est retombé très vite. Comme toujours dans ces affaires, le religieux doit complaire à l'instinct grégaire. Peu importe la recherche du moment qu'on a l'opinion. Et plus on est ignorant, plus on est fanatique.

« celui qui, au cours d'un laborieux cheminement, a vu le oui et le non alterner si longtemps qu'il n'est pas sûr de la réponse finale, sera le dernier, si pour le présent il en est au oui, à crucifier quiconque ne peut aller au-delà du non. Le fanatique est celui auquel ce laborieux cheminement n'a jamais été accordé. »

Contrairement à Pascal qui n’approuvaient que ceux qui cherchent en gémissant, on n’approuve ici que ceux qui ne cherchent rien et ne gémissent jamais. On veut des esprits simples, « forts », prudes, niais et fiers de l'être.

« La vacuité de certains de mes collègues, et aussi leur mondanité, étaient presque incroyables. L'un d'eux se montrait particulièrement niais. C'était un jeune homme blond aux yeux gris, dont la bouche béait continuellement et dont le visage grimaçait un éternel sourire. Jamais une idée ne lui passait par la tête, et jamais il ne lisait autre chose que les journaux confessionnels ou quelques manuels de sermons bien connus. Il faisait grande figure aux thés, aux anniversaires et dans toutes les réunions. (...) En dépit de sa sentimentalité, il était serré et mesquin en matière d'argent, et, lorsqu'il quitta le collège, la première chose qu'il fit fut d'épouser une veuve bien nantie (...) Je le détestais – et je détestais notamment la manière dont il se comportait avec les femmes. (...) Il était sans cesse à tourner autour du sexe, pour employer une de ses expressions mignardes, encore qu'il ne fût point passionné. La passion n'est ni mignarde ni complimenteuse, ni davantage malsaine, comme l'était ce garçon. Elle peut brûler comme un feu dévorant et en quelques instants réduire un temple en cendres, mais elle est ardente comme la flamme et essentiellement pure. »

 

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Honoré Daumier - Comte Auguste Hilarion de Kératry dit aussi L'obséquieux (après restauration), en 1833
Musée d'Orsay

 

Bon Dieu, mais c’est Hubert-Marie de la Branque, mon collègue de musée ! Le plus fieffé bigot qu’on puisse imaginer, grenouille de bénitier absolu, fin de race consommé, imperméable à Pascal, Simone Weil, Chesterton et pour qui le moindre questionnement religieux est un blasphème.  

À mille lieux des Ballades lyriques de Wordsworth que Mark va découvrir et qui vont être une illumination comparable à celle de Paul sur le chemin de Damas. Tout le système moral et religieux auquel il a tenté de complaire jusque-là qui vole en éclat. L'important, désormais, c'est « la référence intérieure », la loi spirituelle accordée à l'âme, l’adéquation divine de soi à soi (et qui pourrait être la définition même du protestantisme). Dieu n'est plus le dieu clérical, abstrait et peine-à-jouir de ses pères mais un dieu personnel, naturel même, qui descend des montagnes et l’y ramène. Dieu téléphérique, échelle de Jacob, Montagne magique.  

« Au lieu d'un objet d'adoration entièrement artificiel, inaccessible et qui n'entrait jamais véritablement en contact avec moi, j'en avais un maintenant qui me paraissait réel, en qui littéralement je pouvais vivre, me mouvoir et exister, et qui constituait un fait actuel présent à mon regard. (...) Wordsworth fit inconsciemment pour moi ce qu'a fait tout réformateur religieux : il recréa ma Divinité Suprême, substituant un esprit nouveau et vivant à la vieille déité, jadis vivante mais peu à peu figée en idole. »

Ne l'intéresse plus alors que l'intime – le sien comme celui des autres. Car l'intime, c'est le lien, le serpent, le savoir, le visage. Quelque chose qui mettrait en écho Georges Bataille et Emmanuel Lévinas. Théologie et physiologie. L'événement le plus considérable a moins d'incidence sur nous que tel plissement de notre âme. Kierkegaard disait ce genre de chose : la grande objectivité n’altère pas la plus petite subjectivité. Un clin d’œil de la femme désirée a plus d'importance qu'une guerre mondiale.

Et c'est cela qui est irrésistible dans le protestantisme et de fait inadmissible, abominable, pour un catholique. L'intimité divine. La signification personnelle de la parole. Le dogme réapproprié. Ce que l'on ressent « en propre ».

Or, le « propre », c'est l'hérésie par excellence. Rappelons-nous toujours ce mot de Paul Claudel à Charles Péguy à propos de Notre Jeunesse : 

« Il n’y a rien de si opposé à l’esprit chrétien que la préférence du sens propre. Cela est protestant, c'est-à-dire abominable à tout coeur catholique. »

C'est pourtant en ce sens qu'évolue Rutherford :

« L'hérésie commença, fut en fait consommée lorsque je me dis qu'un simple exposé de la rédemption comme celui qu'on enseignait en classe était pour moi inacceptable : qu'il me fallait revenir à Paul et à son siècle, me placer dans sa situation et relier par lui la rédemption à ce que je ressentais en propre. »

 

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Light sleeper (Paul Schrader, William Dafoe, Suzan Sarandon, Dana Delany, 1992)

 

Dès lors, ses supérieurs commencent à éprouver un malaise à son endroit. Ce petit pasteur est trop singulier, trop éloigné de « la simplicité » de l'évangile, trop intellectuel aussi, pour prêcher honnêtement.

D'autant qu'il vire un peu maistrien sur les bords, soutenant que la souffrance des bons sert au salut des méchants – et que c'est cela le sens profond du « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons etc ». La bonté qui sauve la méchanceté. Le sacrifice qui sauve le salaud. Cela prendra le temps que cela prendra mais à la fin, l'on se sauvera tous les uns les autres. Ainsi fonctionne l'économie eschatologique. Plus rien à voir, donc, avec la méritocratie du Jugement dernier.

Pour ses collègues, ce genre de prêche est doublement inacceptable. Non seulement parce qu’il est hérétique mais pire que tout, il est antisocial. S’il « offre peut-être quelque intérêt pour les gens cultivés », il est une catastrophe pour les « humbles » qui n’ont vraiment pas besoin d’entendre ça le dimanche après une semaine de rude labeur. On ne peut parler ainsi par-dessus la tête des ouailles.

« Ce qu'il leur fallait [aux ouailles], après les soucis de la semaine, ce n'était pas une parole qui pût les troubler et les rendre perplexes ; rien qui exigeât aucun exercice de pensée ; “mais la répétition de la vieille histoire dont, vous savez, Mr. Rutherford, nous ne devons jamais nous lasser ; le tableau de notre profonde culpabilité ; de notre sécurité sur le Rocher des Âges et là seulement ; des joies des saints et des souffrances de ceux qui ne croient point." » 

Leçon de morale sociale qui plombe profondément Mark et qui tombe sur lui « comme la main d'un cadavre ». 

« Mon sermon m'avait exalté, et l'homme qui, entre tous, aurait dû me féliciter, n'avait pas eu un mot chaleureux, pas une parole d'encouragement pour moi, rien que la plus froide indifférence, voire même des rebuffades. »

Ce que nous prenions pour le meilleur de nous-mêmes – le plus intime – durement sanctionné par nos maîtres. Expérience pénible entre toutes où la correction se transforme en négation. Et qui exige la rupture. Car au fond, c’est à nous d’abandonner ce qui nous nie. 

Le drame de Rutherford sera de se rendre compte qu’il ne peut désormais que prendre sur lui, se défendre de parler ouvertement, de s'épancher comme il en a pourtant le plus vif besoin, au risque d'apparaître comme un être froid et hautain alors que nul plus lui n’aspire à l’intimité partagée

Mais qui sera à son niveau ? Et surtout quelle ?

 

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Bildungsroman, développement personnel

Dissident parmi les dissidents, Mark Rutherford intègre malgré tout une congrégation – en dépit du diacre Snale qui devient son opposant officieux, véritable tartuffe de l'histoire, admirablement croqué.

« Il avait une petite voix perçante, et la particularité marquée qu'il ne prononçait presque jamais deux mots, quelques désagréables qu'ils fussent, sans distendre ses petites lèvres minces comme pour sourire. » 

« Sa façon de parler aux femmes et des femmes était plus odieuse que celle d'un débauché. Il les appelait invariablement les dames ou plus exactement les "dèmes" et ne parlait presque jamais d'une "dème" sans minauder et tenter une plaisanterie falote. »

Avec sa femme, elle-même décrite comme « incapable de générosité et cruelle, non pas comme l'est un tigre mais avec la morne insensibilité d'une charrette qui roule indifféremment sur le cou d'un homme ou sur un silex », il forme un couple féroce et bas.

Obligé d'assister à leurs soirées est de participer aux lectures d'après dîner, Rutherford se voit à chaque fois censuré dans ses propres choix littéraires, tout livre n'allant pas dans le sens de ce qui doit rendre la religion aimable n'ayant pas droit de cité chez les Snale. Wokisme à travers les âges.

Au moins a-t-il encore toute latitude pour ses sermons du dimanche. Et tenter de faire comprendre aux ouailles que religions et philosophies sont nées à des moments précis de l'Histoire et dans le but de résoudre les vrais problèmes du temps – et non pas, comme le croient les imbéciles, dans le cerveau d'oisifs intellectuels conceptualisant pour tuer le temps. Ainsi, le platonisme, comme le stoïcisme ou le christianisme ont répondu à une nécessité morale et existentielle.  

Ainsi l’idée que le royaume de Dieu est en nous (et qui constitue l’essentiel de l’enseignement christique), provient du désespoir et de la solitude du Juif du premier siècle, pris en tenaille par « les deux organismes immenses et accablants, la hiérarchie juive et l'Etat romain ». Le christianisme, c’est d’abord un individualisme impensable pour l'époque.

« [Jésus] enseigna la doctrine du royaume de Dieu ; Il S'exerça Lui-Même à avoir foi en la monarchie absolue de l'âme, en la monarchie absolue de Son propre règne. Il nous dit que chacun doit apprendre à trouver la paix dans ses propres pensées, dans ses propres visions. C'est chose bien difficile à réaliser ; c'est chose bien difficile que de parvenir à croire que mon suprême bonheur consiste dans ma perception de tout ce qui est beau. Si je regarde seul le soleil se lever, ou les étoiles s'allumer dans le soir, ou si je ressens de l'amour pour l'homme ou pour la femme, je dois me dire : "il n'y a rien qui surpasse cela". Mais les gens ne s'arrêtent pas là ; ils ne sont pas satisfaits, et ils poursuivent à jamais une ombre qui fuit devant eux, une quelque chose d'extérieur qui n'apporte jamais ce qu'il promet. Je dis que le christianisme était essentiellement la religion des obscurs et des solitaires ; de ceux qui ne connaissent pas le succès. »

On l'écoute d'une oreille, on s’en retourne chez soi dubitatif. Ce n’est qu’un idéaliste, un rêveur, un intellectuel. Lui-même rentre chez lui insatisfait, doutant de ce qu'il a prêché. Et si ce n’étaient là que des phrases s’ajoutant à d’autres phrases. Il tombe malade. Devient hypocondriaque. Alcoolique un temps. Ne vit plus que pour la bouteille du soir ou de la nuit – « anticipations dégradantes » qui lui font honte. Il se reprend. Renonce à la boisson. 

« Ce que j'ai à souffrir, je le souffrirai honnêtement. »

Surtout, l'idée d'être privé, à cause de l'alcool, d'autres plaisirs plus grands que l'alcool, le tient plus que toute autre chose. 

« Si nous voulons faire d'un homme un buveur d'eau, nous devons d'abord éveiller en lui la faculté d'être tenté par des plaisirs que la sobriété avive. » 

Propos cartésien s'il en est – une passion chasse l'autre. Quel malheur pour l’homme qui en dépourvu ! Pour celui-là, « la difficulté doit être immense et quasi insurmontable. »

Non, il s’agit de trouver ses « agencements », comme aurait dit Deleuze. Établir une stratégie spirituelle autant qu’organique, intestinale. Voir en la digestion une affection spirituelle. Attendre que les maux passent (et ils passent toujours). Et en cas de crise, changer d'air, aller se promener. Réapprendre à bien dormir, meilleur remède contre l'alcool.

« Aucun homme, ou du moins presqu’aucun homme, n’en éprouve le désir [de boire] aussitôt après avoir dormi. »

Et c'est alors que L'Autobiographie de Mark Rutherford devient un livre de développement personnel. Mais comme tout Bildungsoman, après tout – genre protestant par excellence.

 

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En Son Nom en son nom 

Dans ses prêches comme dans la vie, Rutherford se rend compte qu’il ne dit jamais les choses telles qu’il les pense. Il ménage son auditoire. Biaise. A l'impression de se trahir. Un jour, il tombe sur l'histoire de Balaam et de Balak. Balaam voudrait dire les choses pour complaire à Balak – en l'occurrence maudire Israël. Hélas pour lui ! Dieu lui a mis dans la bouche seulement des mots de bénédiction. Balaam ne peut que bénir Israël. Balak a beau le menacer de mille morts, Balaam tient bon. « Ce que le Seigneur a dit [en moi], je le prononcerai. » Rutherford en prend son parti. Il parlera en son nom en Son Nom.

Hélas ! Les ouailles auxquelles il a à faire sont des durs à cuire, « des hommes exceptionnellement coriaces et terre à terre » à qui l'âme, l'Invisible, le vrai Dieu ne la font pas. Entre « la conscience d'être approuvé par l'Invisible » et celle de ne jamais l'être par l'ici-bas, le ministère est dur.

Ironie du sort, le seul avec qui Mark contracte amitié et confiance, c'est Edward Gibbon Mardon, le libre penseur du canton, voltairien, athée – et qui a le mérite de poser les vraies questions. Avec sa fille Mary, il devient l'inquiéteur de Mark tout comme ce dernier tente d’être celui de la bourgade. Et d'abord la question de la réalité christique. La Parole, c'est beau, mais sans corps réel, sans historicité, ce n'est que de la poésie. Le vrai n'est pas que spirituel, il faut qu'il soit une lettre – un être. Il faut que le Christ soit, ait été.

Et cela, Mark n’en est plus sûr. Il craint les confrontations avec Mardon. Par lâcheté ? Non, par esprit de sérieux. Pour un être ardent, la conversation n’est pas rien, le mot compte, la philosophie engage l'existence.

« Ne m'accuseront ici de lâcheté que ceux pour qui tous les commerces ne sont rien et toutes les croyances que matière à recherche indifférente. »

Ainsi de l'immortalité de l'âme. N'est-il pas absurde de régler toute son existence à partir de cette hypothèse ? De vivre sa vie par rapport à sa mort – pardon, par rapport à l’hypothèse d’une vie post-mortem ? Est-ce sage de ne considérer aujourd’hui qu'en fonction de demain ? Profonde est la parole : « à chaque jour suffit sa peine » et que le Pater Noster reprend dans son « Donne- nous aujourd’hui notre pain de ce jour ».

Pain de ce jour – façon boulangère de parler de l’instant.

En vérité, la croyance à l'immortalité de l'âme intoxifie celle-ci. Elle n’est de toute façon pas notre affaire – tout comme le salut. Dieu y pourvoira. Wait and see. La seule chose qui compte, ici-bas, c'est ne pas se trahir. Et ne pas se marier quand on n'aime pas véritablement ou qu’on n’est pas fait pour le mariage. Le péché irrémissible, c'est se forcer à suivre une loi qu'on n'a pas dans le cœur. C'est fausser sa vie, brader son être, vendre son âme. Tant pis pour la fiancée dont on a cru s'éprendre. Dieu unit les coeurs et non les bagues. 

C'est ce que va lui faire comprendre Miss Arbour, le plus beau personnage du roman, une ex-mariée quarante-cinq ans à un homme qu'elle n'aimait pas. Celui-ci relevait de l’humanité basse, celle qui vous mine de l’intérieur, (la bassesse des autres une thématique récurrente dans l’Autobiographie), qui ne s’intéresse pas à la conversation, aux idées, aux livres. Qui plombe toute élévation, curiosité intellectuelle, élan spirituel. Qui le soir conseillait à son épouse de finir sa page et d'éteindre la lumière, prenant ce plaisir, un des plus pervers et des plus répandus qui soient, d’interrompre la lecture d’autrui.  

« “Maintenant que vous êtes arrivée au bas de la page, je crois que vous feriez mieux de vous coucher“ – et cela, même si la phrase ne se terminait pas avec la page. »

Un soir, il l’humilia en société parce qu'elle avait osé réciter des vers (forcément incongrus) au lieu de participer aux jeux de société qu’il avait préparés pour l’assemblée et qu’elle avait en horreur.

« Je me hasardai à répéter ces vers et, quand j’eus fini, il se fit une pause ; mon mari la rompit en disant à la femme du ministre qui était assise auprès de lui : “Oh, Mrs. Cook, j’avais tout à fait oublié de vous exprimer ma sympathie : j’ai appris que vous aviez perdu votre chat.“ Le coup était administré délibérément, et je le ressentis comme une insulte. J’avais tort, je le sais. J’ignorais les voies du monde et j’aurais dû comprendre que c’était folie de me placer au-dessus du niveau de mes hôtes, que je commettais une imprudence extrême en m’exposant ainsi devant des étrangers. »

 Férocité des médiocres. Imparabilité des antilittéraires. Triomphe toujours assuré des normatifs. Au début, elle tenta de s’y faire, allant contre ses sentiments profonds, se persuadant que ce mari somme toute brave et honnête homme pouvait la corriger de sa singularité, de son goût blâmable pour les choses nobles, de son orgueil déplacé – au lieu d’écouter son impulsion profonde, son Esprit Saint et qui, lorsqu’on le refuse, constitue le péché irrémissible. Ne jamais discourir avec ce qui vous nie, ne jamais lui donner raison, quoi qu’il en coûte.

« Vous devinez à présent ce que je vais vous supplier à faire. N'ayez aucune hésitation, écrivez à cette jeune fille et dites-lui l'exacte vérité. Opprobres, calomnies, tout ce qu'amis ou ennemis pourront dire de vous doit être affronté, joyeusement même, plutôt que de souffrir ce que j'eus à endurer. Mieux vaut mourir la mort du Sauveur sur la croix plutôt que de vivre comme j'ai vécu. »

Mark hésite. Hésiter, c'est « parlementer avec le grand Ennemi des âmes », le reprend-elle. L’enfer, c’est de ne pas prendre son parti.  

« Ne vous souciez pas de l'avenir. La seule chose que vous ayez à faire est celle qui est là à votre, portée, divinement prédestinée. Que dit le Psaume 119 ? "Ta Parole est une lampe sous mes pas." Nous n'avons pas reçu la promesse d'une lumière pour éclairer notre route à cent milles de distance, mais nous avons une lumière pour faire le prochain pas et, si nous le faisons, nous aurons encore une lumière pour celui qui viendra ensuite. » 

Divine Miss Arbour.

 

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« Vous ne savez pas ce que vous croyez ».

Peu de temps après, une lettre anonyme (la deuxième, sans doute écrite par Snale) a été envoyée au bulletin de la paroisse. On accuse Rutherford d'avoir abandonné sa fiancée, de fréquenter une famille athée, en plus de tenir des prédications douteuses. Cette fois-ci, il est obligé de démissionner. Dernière conversation avec Mardon. Que signifie exactement croire en Dieu ? Que croit-on en Dieu ? Que projetons-nous en Lui ? Encore une fois, Mardon met Mark au pied du mur. S’il trébuche tant dans sa vie, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il veut faire. Il ne sait pas même ce qu’il croit.

Si ! Une chose au moins. Une femme. Il s’est épris de Mary, la fille de Mardon. Et ce faisant, constate que l'amour, comme n'importe quelle inclination spirituelle ou physique, n'obéit à aucun libre-arbitre.

« Je crus choisir Mary, mais il n'y eut point choix. Le plus faible copeau d'acier qu'attire l'aimant penserait, s'il avait quelque conscience, qu'il est allé à l'aimant de par sa libre volonté, et mon âme se précipitait vers la sienne comme entraînée par la force d'attraction d'une pierre d'aimant. »

« Les seuls vrais choix que nous faisons sont ceux où la question de choix ne se posent pas », disait la Félicie de Conte d’hiver.

Hélas, Mary le refuse, n'ayant nullement l'intention d'abandonner son père. Ce refus l’accable puis le revigore. Mieux vaut un amour sans espoir que pas d'amour du tout. Au moins, cela occupe l'esprit. Cela soulage du néant. C'est une tristesse intéressante, opératoire. Un vide malgré tout comblé.  On souffre, certes, mais d'être vivant.

« C’était un amour sans espoir, mais un tel amour est plus proche de la santé qu’une vide et mélancolique indifférence au monde. Je fus soulagé du fardeau de moi-même par le fait que toutes mes pensées étaient ancrées ailleurs. La souffrance de ma perte était grande, cependant, la malédiction majeure de mon existence n'était pas la souffrance ou la perte, c'était la mélancolie, une marche errante, aveugle dans un monde embrumé de noir, hanté d'apparitions. »

Entre temps, idylle scandaleuse de deux jeunes gens qui font le bonheur et l'honneur de la région. Que d'autres réussissent leur vie devrait égayer la nôtre. Ce que nous n'avons pu vivre, d’autres l’ont vécu à notre place et ce n'est pas plus mal. Cela rééquilibre les bonheurs et malheurs. Cela redonne espérance, au moins réjouissance. Soyez heureux vous autres, que nous le soyons pour vous – et donc un peu pour nous. 

Mais qui est donc ce Mark Rutherford, cet homme assoiffé de communion céleste et toujours fui par elle ? Ce chrétien progressivement anéanti par le christianisme ? Cet esprit ardent et qui voit toute sa vie son ardeur dépérir ? Sa nouvelle vie chez les Unitariens est pire que celle qu'il menait chez les Indépendantistes. Et pourtant, jamais son envie de sainteté n'a été aussi grande. Lui qui serait à se faire fusiller pour l'homme ou la femme qu'il aime non seulement ne le ou ne la rencontre jamais mais surtout se ridiculise dans des engouements passagers – comme cette amitié improbable avec un collectionneur de papillons. 

« Oh ! Sous quelles humiliations cette faiblesse ne m'a-t-elle pas courbé ! À maintes et maintes reprises j'ai cru avoir découvert un être capable de comprendre vraiment la valeur d'une passion qui pourrait tout dire et tout oser. J'ai franchi toutes les bornes de la bienséance en me jetant en quelque sorte à son cou, ouvrant même mon coeur à la honte. J'ai constaté alors que l'affection était toute de mon côté. »

On est là au coeur de ce texte singulier dont je remercie encore Gabriel Nerciat de me l'avoir fait découvrir (et qui me donne envie d'inaugurer cette année une série « romans d'initiation ou de jeunesse » et comme cela s'était déjà amorcé cet été avec Sa Majesté des mouches). La volonté désespérée de communier avec l’autre et de ne jamais y arriver. Les affinités électives impossibles. L’altérité interdite.

« Je me rappelle avoir pensé à toutes les maisons heureuses qui s'étendaient autour de moi, habitées par des hommes qui avaient trouvé une position, et par-dessus tout, de l'affection. »

Qui n'a déjà pas eu ce sentiment fantasmatique, surtout d'hiver, que derrière ces vitres illuminées, ces intérieurs chaleureux, ce feu de cheminée que l’on devine, il fait bon vivre ? Autant notre esprit se perd la plupart du temps en ruminations à la mords-moi-le-noeud, autant une baie vitrée donnant sur une salle à manger lumineuse nous rend à une sorte de bonheur. La façade qui évoque la paix. La vitre, la joie. Peut-être des gens sont-ils heureux après tout. Et l'on est heureux pour eux. 

 

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« Vous vous trompez entièrement sur votre compte »

Oxford street – C'est le dernier chapitre. La fin de l'émancipation, sinon de la déconstruction. Peut-être Mark fut-il trop timide, délicat, faible pour s'engager vraiment. Drôle d'existentialisme inengagé. De souffrance stérile, de quête virant à l'errance, de recherches le vidant de lui-même, de temps perdu introuvable, d'auto-annihilation. Et qui l’a conduit parfois à côtoyer des êtres qui pouvaient, comme on dit, le manger tout cru. Tel cet éditeur vindicatif chez qui il pense un moment proposer ses services et qui se révèle une brute autoritaire, sachant comme personne accabler le malheureux qui a failli, usant d'un art accusatoire à nulle autre pareille et que Mark ne peut s'empêcher d'envier, lui qui pourtant « répugne à faire souffrir ». Et comme s'il avait été, toute sa vie, attiré par des gens plus forts que lui, des idées blessant les siennes, des forces négatrices.

« Cet homme disait avec une parfaite aisance ce que je n'aurais pu dire sans avoir été chauffé à blanc. En dépit de toute mon aversion pour lui, j'enviais sa complète assurance ; car, bien que son langage fut rude à l'extrême, il était toujours sûr de son terrain : la victime sur laquelle son fouet s’abattait ne pouvait jamais dire qu’elle n’avait pas en quelque manière provoqué le châtiment et que celui-ci était le résultat d’une erreur complète. J’enviai aussi l’aisance avec laquelle il se rendait désagréable sans en avoir cure, sa détermination d’aller son chemin, sa résolution de triompher à tout prix. »

C'est chez un autre éditeur plus accueillant qu'il va trouver un emploi, un nommé Wollaston qui vit avec sa nièce, Theresa – une femme dont Mark s'éprend, comme naguère il s'était épris de Mary Mardon, à sa façon platonique, métaphysique, spéculative. Celle-ci, comme la précédente, s'avère une fille douce et forte, généreuse et pudique, « d'assez petite taille, avec des épaules carrées et un port d'une vigoureuse fermeté » et qui « avait une façon à elle de se renverser sur sa chaise à table, quand elle n'était pas en train de manger ou de boire, pour regarder en face la personne à laquelle elle parlait. »

Un jour, alors qu'ils parlent d'amour et que Mark défend l'idée saugrenue que les romanciers ont tort de traiter ce thème comme s'il était central dans une vie, celle-ci le gronde aussitôt –  défendant l'amour comme le vouloir-vivre sans lequel l'humanité aurait péri depuis longtemps et la femme comme la force et la chance de l'homme. Un peu plus tard, ils se disputent sur Mozart et Beethoven qu'elle accuse, au contraire du premier, d'encourager « l'ivresse voluptueuse de l'incompréhensible » et de rajouter malicieusement : « il n'est pas bon pour vous. »

Mais qu'est-ce qui est bon pour lui ? Quel Dieu, quelle femme aimer (et comment aimer celle-ci ? C'est le grand blanc de L’Autobiographie – Rutherford ne souffrirait-il pas de cette « écharde dans la chair » dont parlait Kierkegaard et qui explique bien des choses quand on en est atteint ? Tout, en fait.) Quelle profession mener à bien ? Car les tourments ne sont pas simplement spirituels mais tout autant matériels et sociaux. Et là aussi, Mark se rend bien compte que l'édition ne lui vaut rien, que son incompétence professionnelle, sinon existentielle, se révèle chaque jour un peu plus – et jusqu'à s'évanouir devant Theresa lorsque celle-ci lui fait remarquer une erreur qu'il a fait à propos de l'impression d'un manuscrit, indiquant le format in-12 plutôt que le in-8.

« La première chose que je vis en reprenant graduellement conscience, ce furent ses yeux qui me regardaient fixement tandis qu'elle se penchait sur moi, et je sentis sa main sur mon front. Quand elle fut certaine que je revenais à moi, elle s'écarta et s'assit sur sa chaise. »

Et c'est la plus belle scène de L'Autobiographie. L'homme qui pleure aux genoux de la femme qui le console. Comme à la fin d'un film de Paul Schrader, le salut sera féminin ou ne sera pas – fantasme d'homme s'il en est. 

« J’étais hors de moi et je me jetai à genoux, enfouissant mon visage dans le sein de Thérésa avec des sanglots convulsifs. Elle ne me repoussa pas, mais passa doucement ses doigts à travers mes cheveux. Oh ! Dans quel transport me jeta cet attouchement ! Ce fut comme si l’on eût versé de l’eau fraîche sur une main brûlée ou comme si quelque messie miraculeux eût apaisé le délire d’un fiévreux et remplacé ses visions de tourment par des rêves paradisiaques. » 

Et de vivre en cet état une sorte d’orgasme spirituel. Toute une vie pour une caresse de femme dans les cheveux.

« Vous vous trompez entièrement sur votre compte », lui dit-elle – avant de disparaître bientôt, retournant à la campagne s'occuper d'un ami mystérieux. Il ne la reverra plus mais elle aura fait l'essentiel, le guérir du mépris de lui-même, béatitude qu'il voudrait rajouter à celles de l'Evangile.

 

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Mardon, son vieux mentor meurt peu après. Immortalité de l'âme ou pas, « Mardon vivrait comme vit toute force de la nature : à jamais ; transmué en mille formes diverses ; la forme originale entièrement oubliée, mais impérissable. Le nuage se rompt et se déverse sur la terre en pluies qui cessent, mais les nuages et les averses, en vérité, ne meurent point. »

 Du moins, on peut y croire. On peut spéculer. Voilà, Rutherford était un spéculateur.

« Il [Rutherford] m'a dit un jour, je m'en souviens, que supprimer la spéculation serait faire aussi cruellement violence à notre nature que si nous nous interdisions de plonger notre regard, la nuit, dans les profondeurs bleues qui séparent les étoiles, en décidant que l'univers devrait être réformé sur ce point et que nous devrions être organisés de telle sorte que nous ne puissions voir que la terre et ce qu'elle porte. »

Ne voir que la terre, ce serait la fin de la condition humaine, la mort de l’âme – car même si celle-ci n’est que matérielle, elle dépasse le matériel, elle dépasse le visible.  Mark Rutherford aura peut-être raté sa vie, il n’aura pas raté son âme.

 

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