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Entretien Littératures & Cie (novembre 2023)

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« Je suis devenu écrivain grâce à Aurora Cornu. »
 
Propos recueillis par JOSEPH VEBRET
 
Pierre Cormary, gardien de musée féru de littérature, vient enfin de
publier son premier roman, Aurora Cornu, aux éditions Unicité.
Un livre aux mille facettes, inclassable, prenant parfois l’apparence d’un salmigondis, mais d’une force littéraire étonnante, une ode à l’amour consacrée à l’un des personnages du Genou de Claire de Rohmer. Une cristallisation que n’aurait pas reniée Stendhal…
 
— Vous en avez mis du temps avant de publier votre premier livre, Aurora Cornu ! Quel fut le déclic ?
 
L’art, c’est long, disait un jour Ariane Mnouchkine à Philippe Caubère (un « couple » metteur en scène/acteur qui m’intéresse fort, comme vous l’imaginez). Et il fallait un sujet qui s’impose à moi. Mieux, un événement qui change ma vie et par là même m’incite à l’écrire. Je sais bien qu’il y existe des écrivains du rien, du minuscule, de la pure forme, qui peuvent faire du sublime avec n’importe quoi (pas tant que ça, d’ailleurs, peu de grands écrivains, au fond, sans grands sujets). Dans mon cas, il fallait que le sublime advienne dans ma vie pour que je puisse faire œuvre véritable. Et ce sublime, c’est ma rencontre avec Aurora Cornu.
 
— Qui est Aurora Cornu ?
 
Pour nous, Français, elle est l’actrice du Genou de Claire, un des plus fameux Rohmer réalisé en 1970 (année de ma naissance) avec Jean-Claude Brialy et qui raconte une histoire de marivaudage fétichiste. Pour les Roumains, elle était surtout la veuve de Marin Preda, le plus grand écrivain de sa génération, éditeur, académicien, l’équivalent d’Aragon ou de Mauriac chez nous, et dont elle fut la muse. Jusqu’à une période récente, on l’invitait régulièrement à la télévision roumaine pour parler de lui. Elle était également connue pour être romancière, poétesse et fondatrice d’un monastère orthodoxe dans le village natal de sa mère. Une véritable créatrice de civilisation doublée d’une accoucheuse d’âme, sorcière sur les bords. En tous cas, une femme extraordinaire, fantasque, généreuse, et qui faisait le bonheur autour d’elle malgré son caractère assez dur. Mais elle avait « la bonne dureté », comme je le dis dans mon livre.
 
 
— De qui étiez-vous amoureux ? Du genou de Claire, image fugace vue et maintes fois revue, du personnage d’Aurora dans le film de Rohmer, ou d’Aurora Cornu enfin rencontrée ?
 
Cela a d’abord commencé avec le film, dans le film même, puisque dès la deuxième vision, je m’y suis inséré tel un ado devant un Marvel et qui s’imagine être le véritable héros du film, celui qui sauve tout le monde et qui embrasse la belle à la fin - même s’il est coupé au montage. J’étais fasciné par le personnage d’Aurora, romancière entremetteuse qui cherche à faire coucher les gens entre eux… ou pas, et cela afin de créer une sorte de « fiction réelle » dont elle pourrait tirer un roman. Instantanément, je suis tombé amoureux de l’actrice Aurora Cornu, son imposante silhouette, ses sourcils noirs (avec un trait blanc dans celui de gauche), son visage continental, sa peau captant la lumière, ses mains de marbre, son accent adorable qui « lrroule les lrr », ses « trompettes de Vivaldi dans la voix ». Tout en elle m’a bouleversé : sa façon de se déplacer dans l’espace, de descendre un escalier, de lever les yeux au ciel, de toucher Jean-Claude Brialy, de lui dire au revoir des deux mains à la fin du film. C’était à la fois la déesse Athéna, la Sanseverina de Stendhal, la vampire bienfaisante, la troisième symphonie de Mahler, que sais-je encore ? Et quand je l’ai enfin rencontrée, une vieillarde superbe contenant toutes ces femmes, et d’ailleurs toutes les époques, toutes les histoires, tous les mythes, tous les livres, telle une héroïne joycienne (et Joyce est très présent dans mon livre.)
 

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— À vous lire, il semble y avoir un avant et un après… En quoi cette rencontre a-t-elle changé votre vie ?
 
Aurora a été mon accoucheuse. Du reste, c’est ainsi qu’elle se définissait elle-même. Non pas comme une mère (elle disait ne pas aimer les enfants et n’en a jamais voulu), mais comme une sage-femme, c’est-à-dire la première femme qui vous arrache à votre mère – et parfois en vous donnant une petite fessée de bienvenue pour activer vos poumons. La claque, la vie, la sagesse ! Comme Phénarète, la mère de Socrate, qui était sage-femme. J’ai l’air de délirer, mais je suis très sérieux. Jusqu’avant de rencontrer Aurora, j’étais un simple blogueur, commettant quelques articles ici et là (et les premiers, grâce à vous, mon cher Joseph, dans Le Journal de la culture, La Presse littéraire, Les Carnets de la philosophie, La Revue du cinéma, temps héroïques !), même si j’ai quand même deux Cahiers de l’Herne à mon actif et des publications régulières dans La Revue des deux mondes, Causeur, etc. Bien sûr, j’avais depuis longtemps des textes en chantier, mais qui ne me semblaient pas si nécesssaires que ça (ma famille, mes amours ratées, Dieu). Aurora m’aura rendu « nécessaire », si j’ose dire, et comme je l’écris dans mon chapitre « Ricorso », conçu comme un pastiche et donc un hommage à l’avant-dernier chapitre de l’Ulysse de Joyce, celui du fameux catéchisme des questions/réponses. Alors, je ne sais pas si je suis un bon ou un mauvais écrivain. En tous cas, j’en suis devenu un. Grâce à elle.
 
— Vous ne vous contentez pas de raconter ce personnage et votre rencontre, vous vous racontez tout autant, si ce n’est plus. C’est votre vie qui défile, votre vie intérieure, vos phantasmes, jusqu’au plus intime… Pourquoi ce besoin, cette nécessité même de vous mettre à nu ?
 
Parce qu’on est tous comme ça, aujourd’hui ! On montre son cul, parfois sa bite (voir le Pornabe de Marc-Édouard Nabe ou le porno de Houellebecq qui a tourné en vaudeville judiciaire). C’est un fait que depuis Jean-Jacques Rousseau jusqu’à Emmanuel Carrère, on s’expose. On fait le fier avec ses misères et je n’échappe pas à la règle. Adieu le surmoi ! D’aucuns y verront de l’exhibitionnisme, du masochisme, du sadisme même contre le pauvre lecteur qui n’a rien demandé – mais il est clair que la post-modernité va dans ce sens de la transparence totale qui est un mode ontologique comme un autre. Nudité, unité, Unicité (le nom de ma maison d’édition).
 

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Albert Dürer, Autoportait nu (1500 - 1512)

 
— Pour paraphraser Truffaut au sujet du cinéma, diriez-vous que la littérature, c’est mieux que la vie ? Ou que le rêve est mieux que la vie ?
 
On est toujours tenté de dire des conneries de ce genre, que le cinéma est mieux que la vie, que la littérature est mieux que la vie, que tout est mieux que la vie ! Parce que la vie, c’est les tracas, les contraintes, les fiascos, les frustrations, les problèmes de fric, de santé et d’ampoule à changer. Alors, en effet, « vivre ne nous regarde pas », comme disait Flaubert. Pour autant, il est évident que pour lire, aller au cinéma ou rêver, il faut vivre ! Et écrire un livre, c’est vivre au carré, au cube. Livre/vivre, quasiment le même mot. Et le mien, de livre, traite justement de ce passage du virtuel au réel, du film à la femme et de la femme au livre, accomplissement de ma vie. Aurora Cornu est notre enfant à Aurora et moi. Je ne peux plus rien demander aux anges. Enfin, si. Encore plein des choses. Encore des livres, des rencontres et des interviews pour faire le malin !
 
— Quel est votre rapport à la réalité ?
 
Ambivalent, comme tout le monde. On aime le réel quand il vous aime et beaucoup moins quand il vous contrarie. Encore que là, je confonde un peu réel et destin. Alors que le réel est tautologique, comme disait Clément Rosset, un de mes maîtres. A = A et pis c’est tout, faut se débrouiller avec ça. Très dur d’aimer le réel dans son entièreté et comme les philosophes nous y exhortent, Amor Fati, Éternel retour, etc. Mais je crois qu’il faut y tendre même si on n’y arrive jamais. La souffrance est réelle, mais la joie aussi – et elle est peut-être plus profonde que la souffrance, comme dit Nietzsche. Donc, oui au réel, oui à Aurora et oui à Dieu tant que j’y suis. Pleurs de joie, tiens !
 
— Dans un roman, l’histoire n’est parfois que le prétexte. Il y a toujours un sujet profond, subliminal, qui se cache entre les lignes. Serait-ce chez vous mère, votre père, la famille… ?
 
C’est ma camarade Sophie Bachat de Causeur qui a dit dans l'article qu'elle m'a consacré que le vrai sujet de celui-ci, son secret, c’était ma mère. Et c’est vrai qu’il y a un chapitre assez terrible sur celle-ci. Sans doute cruel, mais aussi miséricordieux. La mère, c’est la race. Et renier la mienne ne fait pas partie de mes catégories mentales. La déchirer, c’est autre chose, c’est permis, et même salutaire. Par ailleurs, dans un livre consacré à la sage-femme, il est normal que la mère ait sa part. D’une femme l’autre. Ma singularité est d’avoir rencontré ma sage-femme après ma mère. Et d’une certaine manière, j’accouche aussi de ma mère dans ce livre. Comme le Christ avec la sienne, etc.
 

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Aurora, entre ma mère et moi (03 octobre 2015)

 

— Vous êtes un grand lecteur. Quels sont les livres qui vous ont façonné, fabriqué ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent aujourd’hui ? Qui trouve-t-on dans votre bibliothèque ?
 
Les livres qu’on emporte sur l’île déserte, ma question préférée !
En fait, je me suis rendu compte que mes goûts ont évolué avec l’âge. À 20 ans, je vous aurais répondu : Sade, Bataille, Céline, Joyce, Kafka (liste très sollersienne), et Thomas Mann, mon écrivain capital de ces années-là. À 30, Proust, Dostoïevski et dans un autre genre, Chesterton, "mon penseur" auquel j'ai même cru ressembler. À 40, d’abord L’Éducation sentimentale de Flaubert que je relus pour la troisième fois et que je compris enfin, mais aussi Pavèse, Rebatet, et par-dessus tout, Chateaubriand et ses Mémoires d’outre-tombe qui ont aussi changé mon regard « politique » sur le monde et m’ont sorti du dogmatisme droitier à la con dans lequel je barbotais. Comprendre les changements de monde, y a que ça. Cette année, j’ai découvert quelqu’un que je n’aurais jamais cru aimer, André Breton, « mon inattendu de 2023 ».
Sinon, dans les contemporains (de plus en plus importants pour moi) : Marc-Édouard Nabe (génie insupportable mais génie avant tout, « notre saint Simon » comme je dis sur mon blog), Houellebecq (« notre Huysmans », et qui reste au centre du dispositif, quels que soient ses « déboires » des derniers temps), Emmanuel Carrère, psychopompe essentiel du siècle, Pierre Michon, ultra-styliste, ma chère Amélie Nothomb qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre – et enfin Philippe Sollers, notre père à tous qui est aux cieux et que peu de gens ont vraiment lu ni compris alors qu’il est la plus parfaite incarnation du génie français.
 
 
 
— Vous êtes le roi de l’arrêt sur image. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir votre page Facebook. Le cinéma tient également une grande importance dans votre vie…
 
Ha ha ! Vous faites allusion à ma manie de filmer à la one again des extraits de cinq minutes sur mon écran plat avec mon portable et de les mettre ensuite sur mon mur FB. Je me demande qui les regarde jusqu’au bout tellement c’est mal foutu, mal cadré, mal sonorisé. Mais c’est vrai que j’ai un côté fétichiste du cinéma (qui est d’ailleurs un pléonasme). Alors oui, le cinéma pour la vie – et autant l’ancien que le nouveau. Avez-vous vu Pacifiction – Tourments sur les îles, d’Albert Serra avec Benoît Maginel ? Immense chef-d’œuvre. Impossible de ne pas citer non plus le sublimissime Mektoub my love d’Abdellatif Kechiche, génie renoiro-rohméro-pialatien absolu, hélas inquiété par des viragos néo-féministes, et dont j’attends avec impatience le second volet de Mektoub, Intermezzo. Ou Bruno Dumont, « notre nouveau Bresson » qui revient bientôt avec L’Empire. Sans parler du prochain Polanski, Palace, que j’aime déjà sans l’avoir vu. Non, le cinéma français est bien vivant, même si les zombies de la bien-pensance veulent lui faire la peau.
 

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— Littérature, cinéma… N’est-ce pas vivre par procuration ?
 
Mais vivre, c’est toujours vivre par procuration ou par divertissement (pascalien) ! Quel monstre dégénéré ne vit que pour la vie même ? On vit pour ses passions, ses projets, ses rêves ! Qui ne rêve pas ne vit pas – et bien souvent se venge sur les autres qui ont des rêves dont lui est incapable. Personne de plus ennuyeux que celui qui n’a pas quelque chose de bigger than life en lui.
 
— Qui est Pierre Cormary ?
 
Quelqu’un de plus intéressant et de plus abouti que Pierre-Antoine Rey. Même si j’ai appris à ne plus mépriser ce gus. Sagesse du double !
 
— Finalement, n’écrit-on pas pour se connaître soi-même ?
 
Et pour s’en défaire. Pour se déculpabiliser, s’innocenter, se sleever. Je dis ça car il se trouve que j’ai fait une sleeve l’an dernier qui m’a permis de perdre 70 kilos – l'année de ma naissance ! – et de renaître à moi-même. Comme si j’étais sorti de mon propre ventre. Encore une histoire d’accouchement ! Et qui a coïncidé avec la sortie de mon premier livre. Aurora, miracle de ma vie, je vous dis !
 
— Vous sentez-vous apaisé, réconcilié avec vous-même depuis que vous avez publié votre livre ?
 
Et comment ! À la lettre, j’ai vécu l’Éternel retour nietzschéen – un retour de soi et des choses en mieux. Et ce n’est pas fini. Je suis en plein dans mon prochain livre, Trolls, qui devrait sortir en février 2024. Ça va barder, je crois.
 

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