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Iliade XIX - Vers la gloire et la mort

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L' Achilleas thniskon ("Achille mourant "), par Ernst Herter, 1884


 

Chant XIX -  La guerre ne doit pas être personnelle et ne peut se faire seul, tout preux que l'on est. Il faut d'abord passer par le monde, c'est-à-dire par la réconciliation. Enfin, Achille et Agamemnon se retrouvent. Enfin, le monde se reconstruit dans l'humanité - une humanité qui va alors accuser les dieux de l'avoir brouillée.

« LE COUPABLE [de notre discorde], CE N'EST PAS MOI : C'EST ZEUS, affirme avec force Agamemnon, et c'est la Destinée, et l'Erinye aussi, qui marche dans la brume ; ces dieux, à l'assemblée, ont jeté dans mon âme une fatale erreur, le jour où j'ai voulu moi-même dépouiller Achille de sa part. Mais que pouvais-je faire ? C'est la divinité seule qui tout achève, et tous sont égarés par l'exécrable Faute, de Zeus la fille aînée : ses pieds sont délicats et, sans toucher la terre, elle effleure en marchant les têtes des humains, qu'elle accable de maux, prenant dans ses filets tantôt l'un, tantôt l'autre. La Faute un jour parvint à tromper Zeus lui-même, que l'on dit cependant roi et des dieux et des hommes. »

On ne saurait être plus clair :

1/ Divinité coupable = humanité innocente (le christianisme dira exactement le contraire).

2/ Mais les dieux eux-mêmes, les dieux « incarnés », les Olympiens, sont tout autant manipulés que les hommes par des forces divines, « désincarnées », plus fortes qu'eux.

Face à cette double hiérarchie divine, les hommes ne peuvent que s'organiser et cette organisation s'appelle le rituel. Le rituel est la sacralisation des gestes élémentaires de la vie. Ainsi du repas qui est sacré. Et c'est dans ce chant XIX que se joue, à mon avis, la question la plus importante de l'Iliade : LA QUESTION DU REPAS.

 

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Fort de sa réconciliation minute avec Agamemnon, Achille veut en découdre tout de suite avec les Troyens. Lui qui a suspendu pendant des mois (des années ?) le combat, voilà désormais qu'il veut le précipiter. Mais comme le lui rappelle Ulysse, le plus civilisé d'entre eux, l'on ne va pas au combat comme ça, « à jeun », et parce que Monsieur Achille l'a décidé. Avant toutes choses, il faut se restaurer, se remplir de vin et de viande qui donneront du coeur au combat. A cette proposition civilisationnelle, Achille rugit : il n'est pas venu se réconcilier pour bouffer mais pour tuer - ou pour bouffer du Troyen !

« Moi, je voudrais pousser les fils de l'Achaïe à combattre sur l'heure, à jeun, sans rien manger ».

Le repas, on le fera éventuellement après.

« Nourriture ou boisson, jusque-là, ne saurait passer par mon gosier, tant que mon ami mort, percé d'un bronze aigu, gît, tourné vers le seuil, dans mon cantonnement, et qu'autour de son corps pleurent nos compagnons. Aussi mon coeur n'a-t-il nul souci de repas ; il ne songe qu'au meurtre, au sang, aux douloureux gémissement des hommes. »

Ulysse insiste. On frôle l'incident diplomatique. Manger ou ne pas manger, telle est la question. Manger n'est pas une simple question de santé, c'est une question sociale, celle du « vivre ensemble » (pardon de ce gros mot), comme on dirait aujourd'hui. Banquet, Cène - tout ce que l'histoire des hommes a compté en moment d'élévation s'est toujours fait autour d'un repas. Mais Achille n'est pas un homme. Il connaît son destin. Il sait qu'il va mourir. Que lui importe la côte de boeuf à la sauce béarnaise ? Pendant que les autres se tapent la cloche, il va s'habiller seul, conscient de ce que les dieux lui réservent - c'est presque son Gethsémani :

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« Lors le divin Achille au milieu d'eux s'équipe. Ses dents grincent, ses yeux brillent comme des flammes. UNE PEINE IMPLACABLE A PENETRE SON COEUR. »

Il revêt les armes que lui a forgées Héphaïstos. Guêtres, cuirasse, épée en bronze, bouclier si éclatant qu'il se voit de loin dans la nuit comme la lune. Et là, on ne rêve pas, on lit bien :

« Comme des matelots aperçoivent parfois, depuis la haute mer, la lueur d'une flamme, - elle brûle dans UNE ETABLE SOLITAIRE EN HAUT D'UNE MONTAGNE, mais eux, contre leur gré, les rafales du vent les jettent loin des leurs, sur la mer poissonneuse : ainsi jusqu'à l'éther s'élève la lueur du bouclier d'Achille, de son beau bouclier, merveilleusement fait. A terre il prend enfin le casque résistant, et le met sur sa tête. Et le casque à crinière ainsi qu'un astre brille : on voit autour de lui voltiger les crins d'or qu'Héphaïstos a fait pendre, en masse du cimier. »

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Mais cette étable en haut d'une montagne, cette flamme qui pourrait guider les matelots... D'où sort cette image de la Nativité en pleine mythologie, cette métaphore improbable, saisissante, anachronique ou prophétique - cet instant de Noël en pleine Iliade ? Et pour finir, ce corps glorieux d'Achille à présent évoqué et que n'aurait pas désavoué une Anne Bouillon ?

« Achille, divin preux, de ses armes couvert, les éprouve sur lui : s'ajustent-elles bien ? ses membres glorieux peuvent-ils y jouer ? Le pasteur d'hommes sent que ses armes le portent : il croit avoir des ailes. »

Ailes mortuaires certainement - et comme le lui rappelle in extremis Xanthos, son propre cheval (mais les chevaux nous parlent, n'est-ce pas Mathilde?) :

« pour toi maintenant le jour fatal est proche ».

Vers la gloire et la mort.

 

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Thétis pleure la mort d'Achille, Füssli, 1780, Art Institute of Chicago.

 

 


 

 

A suivre

 



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