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LA NUIT DES ROIS ou l'ordre amoureux

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Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa sur la duchesse de Villars, vers 1594 (École de Fontainebleau)

 

 

"Prove true, imagination, O prove true !"
Viola.

De cette pièce extraordinaire, Henri Fluchère disait qu'elle était "la perle de la collection". Dernière des "vraies" comédies de Shakespeare, La Nuit des rois émerveille par son "atmosphère de rêverie amoureuse et de bamboche irréelle" dans laquelle "la chanson à boire côtoie l'élégie, le hoquet fait contraste avec le sourire langoureux, la niaiserie excite l'hilarité et la mélancolie s'évanouit dans le sourire (...) En somme, du Musset supérieur."

Du Musset qui favoriserait ses personnages au lieu de les punir. Ou du Molière amoral. Ou du Corneille optimiste.

 

 

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Sebastiano del Piombo, Triplo ritratto 1510.

 

Illyrie, XVI ème siècle. Soeur jumelle de SEBASTIEN dont elle a été séparée après un naufrage - c'est-à-dire une "tempête" -, VIOLA s'est travestie en homme pour mieux se défendre des pièges de la vie (mais non des pièges de l'identité). Elle rentre sous le nom de Césario au service du duc ORSINO dont elle tombe immédiatement amoureuse. Mais ce dernier est épris de la comtesse OLIVIA, elle-même inconsolable depuis la mort de son propre frère, et à qui son oncle, le grotesque sir Tobie Rotegras, veut faire épouser le non moins grotesque sir André Grisemine - tous deux, ennemis farouches du puritain MALVOLIO, l'intendant d'Olivia, qu'ils vont, avec l'aide de la commère Maria, du compère Fabien et du fou, tourner en bourrique. Tout se compliquera lorsque Olivia tombera amoureuse de Viola-Césario venu(e) lui présenter les compliments du duc. Il faudra le retour de Sébastien pour qu'identité et sexe se remettent en adéquation et que tout rentre dans l'ordre... amoureux.

Amour entre les hommes et les femmes, mais aussi amour entre les frères et les soeurs - l'un dépendant de l'autre comme les uns dépendant des autres. Car Viola, l'une des plus saisissantes héroïnes shakespeariennes, ne se déguise pas simplement en homme, elle se déguise en son frère. En tant que jumelle, Viola porte en elle sa double identité du même et de l'autre - et même sa triple identité puisqu'elle se fait passer pour un homme qui s'appellerait Césario. Toute la pièce tourne autour de cet "impair" qui paradoxalement est le garant de la comédie - la comédie étant précisément le lieu des impairs comme la tragédie est le lieu des paires, c'est-à-dire des symétries sanglantes, des rivalités mimétiques, René Girard ayant, une fois de plus, tout dit là-dessus. C'est en effet entre "mêmes" que l'on se hait et que l'on se tue, et c'est entre "autres" que l'on s'aime et que l'on s'unit. Si tout se termine bien dans La Nuit des rois, c'est parce qu'un personnage féminin se faisant passer pour un personnage masculin a brouillé les reflets et a permis à chacun(e) de sortir de soi - de son sang comme de son sexe. Et pourtant, on a frôlé la tentation mimétique.

Lorsque Viola qui recherche son frère apprend qu'Olivia pleure le sien, sa première idée est de de rentrer à son service - comme si elle voulait communier avec elle dans une même douleur sororale. Une réplique plus loin, elle y renonce, pressentant peut-être que cette communion pourrait être un enfermement post-incestueux et pré-homosexuel. Elle décide de rentrer au service du duc qui, lui, est amoureux d'Olivia et représente donc le rempart érotique et moral idéal contre celle-ci. Ne reste plus à Viola que de tomber amoureuse de lui et d'en finir avec ses tentations incestueuses. La boucle est bouclée : Viola aime le duc qui aime Olivia qui aime Viola - plus exactement qui aime Sébastien à travers Viola. La femme qui a perdu son frère et qui avait renoncé aux hommes pour lui tombe amoureuse de la femme qui recherche le sien et qui a pris son apparence.  Il suffit alors que Sébastien réapparaisse pour que Viola retrouve son apparence réelle, et fasse éclater le cercle. Si fantasme incestueux il y avait, celui-ci s'est évaporé au contact de la vraie altérité. Frère et soeur à nouveau ensemble permettent à la communauté de perdurer. Ce que découvre Shakespeare est que la fraternité ouvre à l'altérité. Autrement dit, les personnages de La Nuit des rois ne passent par l'inceste que pour mieux en sortir. Ca paraît compliqué mais c'est très simple et c'est très sain. Contrairement à d'autres mythes, et notamment au mythe wagnérien, l'inceste n'est plus du tout l'aboutissement de l'amour mais son origine qu'il convient de dépasser. L'inceste n'est qu'une étape, sinon une épreuve, par laquelle l'individu trouve sa maturité ontologique. L'inceste shakespearien comme sortie de l'inceste, aurait dit Marcel Gauchet.

 

 

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Spranger, Bartholomäus Sprangrer, Salmacis et Hermaphrodite, vers 1581.

 

 

De même, la transsexualité comme sortie de la transsexualité. Malgré les tentations contemporaines qui pourraient ramener La Nuit des rois du côté de la théorie du genre, force est de constater que la pièce va exactement dans le sens contraire. Si du point de vue des spectateurs (et éventuellement des comédiennes), la relation Olivia-Viola peut relever, et avec le charme que cela suppose, d'une confusion des sexes, du point de vue des personnages, il n'y a nulle équivoque. Viola se travestit par nécessité pure et non par désir - et Olivia désire en Viola moins cette dernière que son frère jumeau. Si homosexualité ou bisexualité il y a, elle n'y est que comme masque. Alors que l'on a plutôt l'habitude aujourd'hui de penser que derrière tel être apparemment ordonné il y a du désordre, La Nuit des rois tend à dire plutôt que derrière tel être apparemment désordonné, il y a de l'ordre.

Ordre du monde. Ordre des désirs et des sexes. Ordre du sens des mots. Le mal absolu, en effet, c'est la corruption du langage. Or, quand tout n'est plus qu'apparence, le langage aussi risque de tourner - comme en témoigne ce dialogue extraordinaire entre Viola et le fou :

Le fou : - (...) Une phrase n'est qu'un gant de chevreau pour un bel esprit : comme on l'a vite retournée sens dessus dessous.

Viola : - Oui, c'est certain. Ceux qui jouent trop subtilement sur les mots peuvent facilement les corrompre.

Le fou : - (...) Mais effectivement les paroles sont de vraies coquines, depuis que les obligations les ont déshonorées. (...) Les paroles sont devenues tellement fausses que je répugne à les employer pour raisonner.

Viola : - (...) N'es-tu pas le fou de madame Olivia ?

Le fou : - (...)  Je ne suis pas proprement son fou, mais son corrupteur de mots."

(III-1)

Corrupteur de mots moins que révélateur de cette corruption. Car le fou est celui qui parle le langage du chaos de telle sorte que l'on se rende compte du chaos - et de la folie. Le fou, comme le poète, n'explore le désordre que pour tendre à l'ordre souverain.

Et c'est cet ordre qui, une fois de plus, nous émerveille. La joie comme nouvelle perception du réel. Ce qui est enchanté et enchanteur est moins le singulier ou le bizarre que l'ordinaire, sinon, et pour dire un gros mot, le normal. Comme le dit Michel Edwards, "nous nous émerveillons ici, non pas du monde des elfes et des fées, ni d'une cérémonie funéraire avec la résurrection qu'elle prépare, ni de conversions et apparitions dans le mystère d'une forêt, mais seulement de la similarité entre deux jumeaux." Et nous aimons que ces jumeaux se retrouvent non seulement pour le bonheur de voir une soeur et un frère s'étreindre mais en plus parce que ces retrouvailles sonnent le début d'une nouvelle communauté constituée à partir de ce couple nucléaire. "Alors que nous nous sentons, dans la comédie de moquerie, supérieurs aux personnages qui sont les dupes des autres, puisque nous voyons tous les dessus de l'action et pouvons nous convaincre d'être exempts de leurs travers ou de leurs vices, dans la comédie de l'émerveillement nous avons beau tout comprendre, nous nous substituons en quelque sorte aux personnages qui s'étonnent et qui apprennent une grande vérité, sans doute parce que nous aimerions bien être à leur place." La comédie de moquerie se moque du malheur du monde, la comédie de l'émerveillement s'émerveille du bonheur du monde.

 

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Jan Matelko, Stańczyk durant un bal à la cour de la reine Bona après la perte de Smoleńsk (1862)

 

Et pourtant La nuit des rois contient sa propre comédie de moquerie en la personne de Malvolio, seul "vicieux", mais au fond inoffensif, de la pièce, et qui n'en finit pas d'être roulé avec une sainte cruauté qui nous a toujours suffoqué. Serez-vous sensible comme nous aux déboires malheureux de ce  puritain prétentieux à qui l'on fait croire qu'Olivia pourrait l'aimer ? Trouverez-vous infâme la scène où on l'enferme dans une sorte de cabinet noir tel un aliéné ? "Nous allons le rendre fou pour de bon", avoue non sans rire l'un des odieux farceurs. En vérité, punir un vicieux, c'est risquer d'en faire un méchant - ce que devient assurément Malvolio à la fin : "Je me vengerai de toute votre clique", dit-il avant de se retirer. A vrai dire, le sadisme des bonnes gens  nous a toujours paru plus insupportable que celui des méchants, comme ne nous ont jamais fait rire la punitions de ces derniers -  sans doute, nous répondrez-vous, parce que nous sommes trop faibles, donc trop méchants, pour supporter la justice, plus cocasse que rude dans le cas qui nous occupe.

Eh oui nous sommes comme ça. Un élément tragique, le plus minime soit-il, et c'en est fait de la joie. Une personne en enfer et le paradis n'a plus lieu d'être.

Contrairement à ce qui se passait dans Le Songe d'une nuit d'été ou Comme il vous plaira, la réconciliation n'est donc pas totale dans La Nuit des rois. Et comme le fait remarquer Michel Edwards, ce n'est pas tant Malvolio qui est exclu de la fête finale (le duc ordonnant même qu'on le supplie de revenir et de faire la paix) que ceux qui l'ont mystifié, à savoir Sir Tobie et sa clique. Là réside, pour Edwards, la vraie tristesse de la comédie, c'est-à-dire sa morale - comme si Shakespeare avait finalement trouvé que la moquerie de ses rudes compères laissait "un mauvais goût dans la bouche" et les avait jugés juge indignes de figurer dans la scène de reconnaissance.

On le voit, chacun peut trouver dans cette comédie, pourtant l'une des plus heureuses de son auteur, de quoi alimenter sa mélancolie. Celle-ci confirmée par la chanson finale du fou :

"Quand j'étais un tout petit gars

Par le vent, ô gué! par la pluie,

Ah ! Je m'en donnais à coeur joie

Car la pluie tombe jour et nuit" .

La pluie. La mort. La confusion des êtres, des sexes et des mots. Mais aussi la joie, la réconciliation, la paix, l'amour, la fratrie, l'altérité. Comme nous l'aurons aimé, cette Viola !

 

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Gabrielle d'Estrée, anonyme

 
 
(Juillet 2008 - relue et corrigée).
 
Pour revenir au début de ce cycle avec La Comédie des erreurs.

 

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