Le miracle des pains, Lambert Lombard (1506 - 1566)
Multiplication des pains / marche sur les eaux.
Terre / eau
Chair / air
(car marcher sur les eaux, théologoumène s'il en est, c'est comme voler dans les airs.)
Pesanteur / grâce.
Nourrir le corps / l'alléger.
Pain du vivre / pain de vie
ou mieux : pain / parole,
pain / pneuma.
Et pourquoi pas,
orge / orgue.
La parole la plus importante dans cet épisode, bien sûr, c'est : « que rien ne se perde ».
« Lorsqu'ils furent rassasiés
Il dit à ses disciples :
Ramassez les morceaux qui restent
afin que rien ne se perde. »
Ieschoua donne plus de pains et de poissons qu'il n'y a d'hommes. Offre plus de « saluts » qu'il n'y a de sauvables. Ieschoua fait dans la surabondance et non pas dans le minable petit calcul économe (c'est Judas, l'économe.) Mille pains pour un homme, pas moins. L'illimité au service du limité. L'infini au service du fini. Mais aussi la mangeaille au service de la miséricorde. Tout passe par le ventre avant de remonter à l'âme. Et il sera question dans ce même chapitre de transsubstantiation.
Mais avant, la marche sur les eaux.
Evangile selon Saint-Matthieu, Pier-Paolo Pasolini (1964)
Hier, il agissait dans la matière, aujourd'hui il y résiste. L'incarné est aussi un désincarné. Corps de chair et d'os mais aussi corps d'éther et de gaz. Corps terrien mais aussi corps gazeux – glorieux. Et c'est peut-être grâce à cette possibilité de redevenir gazeux à tout instant qu'il a pu supporter la Croix (dont je me suis toujours persuadé qu'il n'en avait pas vraiment souffert, qu'il était plus fort que ça, tel un stoïcien, un yogi ou un gymnosophe comme dirait Anne Bouillon – hypothèse hérétique que j'assume pleinement.) Ne pas se servir de son pouvoir gazeux pendant la souffrance terrestre mais savoir qu'on l'a, voilà qui change la donne « psychique » de la Passion du Christ.
Non, la vraie difficulté, ici, et comme dans le chapitre précédent, n'est pas tant la dimension thaumaturgique du Christ (tout à fait recevable pour un croyant) que celle du en même temps transcendant et immanent – chair à manger d'une part, parole à comprendre d'autre part. Manger/parler, disait Deleuze dans Logique du sens. À la lettre, transsubstantiation. Et là-dessus, Jean insiste :
« Ma chair est vraiment une nourriture
mon sang est vraiment une boisson »
(...)
« Qui mange ma chair
et boit mon sang
demeure en moi
et Moi en lui. »
Christianisme – religion de cannibale et de vampire s'il en est.
Devenir le vampire du Christ, c'est peut-être cela croire en lui.
Mais pourquoi croire en lui ? Eh bien parce que c'est lui qui annonce Dieu. C'est lui, le Fils, qui annonce le Père – soit celui « que personne n'a jamais vu », sauf le Fils, et encore à peine. Dieu invisible, caché, apophatique – incompréhensible en partie même pour le Fils qui dira plus tard que « nul ne connaît le jour du jugement sauf le Père ».
Tout cela ne va pas sans difficultés et à la fin peut user la raison. On nous dit et on nous non-dit. On regarde et on ne voit rien. On écoute et on entend rien. Ou par à-coups. On croit bien croire et on croit mal. On croit croire alors qu'on ne croit pas – ou trop et mal. On est paumé tout le temps. Et Ieschoua ne cesse de nous vexer :
« vous me voyez et vous ne croyez pas ».
Mais le moyen de le faire ?
Beaucoup de disciples se récrient :
« Cette Parole est dure – qui peut l'écouter ? »
Peu de monde en vérité. Pas étonnant que beaucoup de suiveurs s'arrêtent là et s'en retournent chez eux. Seuls les douze restent – soit ceux que Dieu a choisi lui-même, dont le démon, Judas, direct annoncé.
Autrement dit, ce sont ceux que Ieschoua a élus, privilégiés, distingués qui restent avec lui et ce sont ceux qui ont l'ont choisi sans être choisis par lui, sans doute séduits par ces seuls talents de boulanger, qui y renoncent.
C'est le problème religieux par excellence : quand s'arrête l'inconditionnel ? quand commence la condition ? D'un côté, on nous dit « amour total, infini, illimité et inconditionnel », de l'autre « oui mais non, c'est plus compliqué que cela ». D'un côté, on nous assure que c'est Dieu qui nous choisit, de l'autre que c'est nous qui choisissons d'être choisis. Mais comment imaginer qu'on puisse résister à Dieu qui nous choisit ? Si on y résiste, c'est qu'on a été mal choisi et que Dieu n'y tenait pas tant que ça – ou s'est trompé sur nous, ce qui est ienvisageable. Dieu s'est-il trompé sur Judas ?
Et si on n'y résiste pas, c'est qu'on a en nous une foi et une force qu'on ne soupçonnait pas. Dans tous les cas, on est mis à rude épreuve. Et c'est pour cela, sans doute, qu'il vaut mieux transmuter ce problème en Mystère. Le Mystère sert à ça. À sublimer le problème. Et à se détendre.
Retour sur une parole : « C'est le pneuma qui vivifie, la chair ne connaît rien » (VI - 63).
Juste avant, il a dit qu'il fallait manger sa chair et boire son sang pour l'assimiler totalement.
Tout cela finit par être un peu répugnant et plutôt révoltant. « Discours dur à entendre », disent les apôtres (dont beaucoup quittent le navire, on les comprend.)
D'une part, la dualité corps/esprit s'affirme comme jamais. « La chair ne connaît rien », « est triste », cadavérique, en gros, c'est le tombeau de l'âme. Seul l'esprit etc.
D'autre part, il faut quand même la bouffer si on veut suivre ce type. Il faut se faire cannibale (ou vampire) pour être sauvé. Lui boire son sang pour devenir « consanguin » à lui.
D'un côté, une chair merdique, de l'autre, un esprit éthéré.
Bien entendu, on nous assure que tout cela est métaphorique, symbolique, spirituel puisqu'on vient de nous dire aussi dit que seul l'esprit etc.
Encore que non, puisque eucharistie, transsubstantiation sont pensés comme des dogmes.
Alors, on fait quoi ? On admet ça comme Mystère et c'est bon ?
C'est cela qui est épuisant dans le christianisme et particulièrement dans Jean : ce va-et-vient permanent des idées, ce tournis de la trinité, ces auto-tamponneuses de dogmes contradictoires. À la fin, et je plaisante à peine, ça donne la gerbe. L'Évangile de Jean donne la gerbe (comme la rose céleste de Dante, d'ailleurs, la ronde perpétuelle autour de Dieu, peut rendre malade à force). C'est à ce moment-là qu'on se met à regretter pour de bon la religion naturelle, païenne, tellement plus simple à vivre, où tout va de soi, les dieux, les hommes, la terre et le ciel. Pas plus structurant et apaisant que le quadriparti. Alors que là, rien n'est jamais clair, ne va jamais de soi, n'est intuitif. Rien de plus contre-intuitif que le christianisme, religion anti-naturelle comme il n'est pas possible de l'être plus.
Le christianisme comme déconstruction totale et hystérique de la nature, du paganisme, de l'être initial.
Le christianisme comme wokisme et cancel faith.
L'exhortation permanente et exténuante à passer du bien-être au devoir-être.
Je comprends qu'on l'ait crucifié.
Je me demande aussi comment on peut lire l'Évangile sans se torturer soi-même.
Et je repense aux réflexions de Michel Houellebecq, dans Anéantir, à savoir que le christianisme est une religion non pour les faibles et les doux, contrairement à ce qu'on prétend, mais pour les forts et les supers durs. Pour les nietzschéens, en fait. Le christianisme est une religion nietzschéenne, impitoyable, ultra-violente – comme toute religion ou philosophie qui veut élever, éduquer, transformer, surhumaniser, diviniser !
Alors que le bouddhisme est là pour consoler, apaiser, tout reprendre dans la douceur du néant.
Le doux néant.
À SUIVRE : JEAN VII – Le Christ ou le Kairos
À REPRENDRE : JEAN V – L'infirme qui n'avait personne