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Peine perdue (sur Passé sous silence, d'Alice Ferney)

bastien-thiry,attentat du petit-clamart,de gaulle,algérie française

 

A ma famille Vidal-Cormary,

A Albine F, ma reconnaissance éternelle, que cela marche ou pas.

 

Dans Passé sous silence, Alice Ferney revient sur l’attentat du Petit-Clamart et la personnalité ambiguë de Bastien-Thiry à travers un récit tendu et tragique qui ne craint pas l’effusion et ose la désidéologisation de l’histoire officielle. Le livre choc de la rentrée ?

(Article écrit en 2010)

 

 

Alice Ferney, Passé sous silence.jpgDignité oubliée de ceux qui se sont trompés devant l’Histoire. Cynisme honoré de ceux qui ont compris le sens de celle-ci. Sadisme du Bien qui fait que le Sauveur de la nation a le droit de se conduire comme un salaud sans que personne ne bronche et qu’un homme d’honneur puisse passer pour un salaud aux yeux de tous.

Le général de Grandberger avait sauvé le Vieux Pays, le colonel Donadieu tenait à la Terre du Sud. Le général de Grandberger revint aux affaires grâce à tous ceux qui, comme le colonel Donadieu, croyaient en lui et étaient persuadés qu’il allait sauver la Terre du Sud. Mais le général de Grandberger abandonna la Terre du Sud, trahissant ceux qui l’avaient faite et auxquels il avait dit, un très mauvais jour, toute sa « compréhension » à travers une phrase inspirée de Judas que d’ailleurs l’auteure de ce roman magnifique n’arrive pas à écrire entièrement. Alors le colonel Donadieu, déchiré dans sa vision du grand homme, blessé par celui qui avait été jusque là son modèle, mortifié dans sa conception du monde sans doute d’un autre temps, décida de venger l’honneur du général de Grandberger contre lui-même et conçut ce complot insensé qui devait lamentablement échouer au rond-point du Petit-Clamart. Voulait-il l’assassiner ? Le juger ? Nous venger ? C’est ce que l’on ne saura jamais. Le général de Grandberger ne devait pas lui pardonner et le colonel Donadieu serait le dernier fusillé de France. Plus personne n’entendrait jamais ses raisons d’avoir agi ainsi, tant ce qui fait « le choix intérieur d’un homme dans un instant (…) sa grandeur, sa souffrance, sa consternation » relèvent d’affaires privées, « qui par nature, restent inaccessibles ». Sauf pour la littérature qui, seule, peut aller touiller cet inaccessible et dévoiler ce que la morale d’état, la justice des vainqueurs, et cette amnésie historique sans laquelle on ne saurait vivre, ont voulu « passé sous silence ».

Et l’on concevra le roman du colonel Donadieu comme une lettre lui étant adressée. Et on lui dira « tu » parce que personne n’a jamais voulu l’écouter ni le laisser exposer de l’intérieur ce qui le conduisit à attenter aux jours du héros national. La tragédie de Bastien-Thiry, car c’est de cela dont on parle, aura été celle d’un idéaliste qui se sera trompé de camp ; d’un homme « seul dans sa prison de loyauté », soutenant de toute son âme meurtrie un monde qui n’avait plus sa légitimité ; d’un impérialiste persuadé de l’humanisme de son empire et qui ne vit jamais que l’âge d’or qu’était l’Algérie Française était fondé, comme tous les âges d’or, sur une iniquité de départ, faite d’inégalitarisme flagrant et de domination raciste. A aucun moment d’ailleurs, le livre d’Alice Ferney ne tente une « révision » de l’Histoire ou ne tombe dans la vision « critique » propre aux post-modernes, et que nous avons aujourd’hui de l’époque coloniale, oh non, mais simplement montre comment un homme, « héroïque et immaculé », a pu se tromper au nom d’une droiture frisant la candeur, et comment un autre homme, le général de Gaulle, a pu avoir raison jusqu’au sang. Tant pis pour la fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962 où des Français tirèrent sur des Français (au fond, vieux sport national depuis la Révolution). Tant pis pour les mille cinq cent trente cinq Pieds-Noirs enlevés par les Fellaghas entre mars et juin de cette année-là. Tant pis pour les exactions, viols, tortures, enterrements vivants dont se rendirent coupables les Libérateurs de la Terre du Sud. Tant pis, surtout, pour les harkis abandonnés à leurs frères égorgeurs et qui, pour ceux qui en réchapperaient, allaient désormais passer aux yeux du « sens de l’Histoire » pour des « collabos » puisque « chaque homme est le traitre d’un camp ».

L’Histoire n’a aucune pitié pour ceux qui n’ont pas « compris » et à qui on a fait croire qu’ils avaient été « compris » - « compris », « compris », « compris ». L’ironie de cette histoire est que l’homme qui avait pardonné aux pires collabos lors de l’Occupation, soucieux avant tout de réconciliation nationale, « partageant sa victoire avec ceux qui n’en étaient pas », fut sans aucune magnanimité avec le maladroit qui avait osé se soulever contre lui. Et pour Alice Ferney, gaullienne de cœur, cette grandeur manqua au général. Mais quel monarque, hors Jean-Paul II, pardonna à celui qui avait organisé une tentative de régicide ? Et quel régicide, inspiré qui plus est de Saint Thomas d’Aquin légitimant celui-ci en cas de manquement grave de la part du souverain, ne se révéla pas un moment l’acte d’un pathétique exalté ? Idiot malheureux de Donadieu qui poussa l’honneur jusqu’à la pathologie, la sacralité du devoir jusqu’au sacrifice bien inutile de soi, et sans jamais voir qu’il serait seul dans une cause perdue d’avance - peut-être aussi parce qu’elle n’était pas si bonne.

« Tu n’interrogeais pas les idées. Tu vibrais comme une corde dans une musique qui t’emplissait l’oreille. Tu parlais de trahison et de résistance, perpétuant une vocabulaire qui avait une histoire. Jean de Grandberger collaborait avec l’ennemi, disais-tu. A toi de le juger. C’était une mission divine. Tu l’embrassais comme une femme aimée. Elle était une poix qui t’enveloppait. Tu t’envolais dans ce vaisseau de conviction. Et fort des alliés que tu t’étais inventés, fort de Dieu qui ne te contredisait pas, tu concevais des plans d’action pour mettre ton ancien héros hors d’état de nuire. »

Certains ont critiqué cette prose dévorante structurée à la première personne et qui conduit le récit jusqu’à l’empathie convulsive. Reprocherait-on à l’auteure sa propre subjectivité ? En vérité, cette voix unique, et qui fait que le livre s’écoute autant qu’il se lit, d’une traite d’ailleurs, tend moins à l’univocité « militante » de sens que d’aucuns voudraient voir à tout prix afin d’idéologiser le roman, et par là-même le « condamner », qu’à l’unicité, voire à l’union avec son personnage principal, Antigone fourvoyée dans une mauvaise conjuration. Si émotion il y a, celle-ci ne se transforme jamais en chantage affectif ni surtout en plaidoyer politico-historique que l’auteure n’a de toutes façons pas voulu faire. Au contraire, héros dont « les convictions raidissent le jugement » et qui progressivement « s’enferme dans le monde de la protestation », le colonel Donadieu finit par ressembler à une sorte de Don Quichotte échoué devant un tribunal d’exception à la merci du souverain. Celui-ci qui « avait voulu la victoire pour offrir l’indépendance laissa croire qu’il voulait la condamnation pour accorder la grâce» et Donadieu dut embrasser ses filles une dernière fois.

Livre de femme, s’il en est, qui vient consoler de la raison paternelle triomphante, rendre leur dignité aux fils vaincus, et comme Alice Ferney le dit elle-même dans une interview, « décharger le lecteur de l’idéologie », Passé sous silence (dont le seul défaut est peut-être de ne pas s’être appelé « peine perdue », premier titre choisi pourtant par l’auteure) est un grand livre de compassion qui n’inquiètera que les bien-pensants, soient tous ceux pour qui la justice plate suffit à la conscience et pour qui le bien s’opère toujours sans malaise. Les autres seront, comme elle, au chevet de ce chevalier d’un autre temps, damné du gaullisme, et prêts à tendre l’oreille.

 

Alice Ferney, Passé sous silence, Actes Sud, août 2010, 208 pages, 18 euros.

 

 

[Cet article a d'abord été publié le 21 octobre 2010 sur le Ring.]

 

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