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orphée

  • Un souvenir d'enfance

     

    LE MONDE SELON SERDAIGLE

    (une recension d'Errata de George Steiner)


    I - Un souvenir d'enfance

    II - La question juive

    III - Le droit à la camelote


    Errata.jpg

    « Si vous êtes sage et réfléchi, Serdaigle vous accueillera peut-être. Là-bas, ce sont des érudits qui ont envie de tout connaître », le Choixpeau magique dans Harry Potter.


    Hygiène des hauteurs. Bonheur des cimes. Fête exigeante des sens et de l’esprit. Comment ne pas aimer George Steiner ? Lorsque je découvris Réelles présences lors de ces après-midi d’été 2000 au chalet de la cascade du Daro à Chamonix, ce fut comme une Confirmation. Enfin ce que j’avais toujours pensé, plus ou moins maladroitement, de la vie et de sa valeur purement artistique, trouvait sa légitimité.  L’art était une question d’amour et l’amour était une question de sens. L’on était en droit de comprendre le monde à travers les grandes œuvres. Shakespeare valait non seulement mille paires de bottes mais encore en savait-il plus sur la réalité que toute la science du monde. La culture pouvait être une mystique.


    Karajan, Walkyrie.jpgUn souvenir d’enfance

    Que l’art sauve l’existence, j’en étais persuadé depuis mon adolescence, et  soyons prétentieux, depuis mon enfance. Dès l’âge de huit ans, mes amis s'appelaient Richard Wagner, William Shakespeare et Michel Ange, sans oublier Moïse, Ulysse, et le comte de Monte-Cristo. Tout panégyrique d’un grand auteur relevait à mes yeux d’une prière. Toute écoute d’un disque de Mozart ou de Wagner était un acte de foi.  Mais une méfiance parentale ou sociale qui devait me polluer longtemps faisait que je n’osais jamais aller jusqu’au bout de cette idée. Ne m’avait-on pas un jour privé du coffret de La Walkyrie version Karajan que l’on venait de m’offrir quelques heures avant pour mon anniversaire ? Pour un préadolescent de onze ou douze ans, ce cadeau improbable avait paru un peu « too much » à mes parents pourtant mélomanes, et l’on demanda même à mon oncle (maternel) ce qui lui était passé par la tête pour qu’il complaise à mon désir « wagnérien ». Lui-même n’avait osé me refuser ce cadeau dans le magasin. Il est vrai que cet énorme coffret de cinq disques noirs représentant plus de quatre heures et demie d’audition (et avec cette magnifique couverture van goghienne qui me faisait délirer) outrepassait les capacités culturelles de ma famille. Sur la centaine de disques classiques que nous avions, il y avait bien quelques opéras, mais tous en extraits, et ce dont je rêvais, moi, était de me plonger dans une œuvre intégrale – par-dessus tout le Ring ou Parsifal dont ma mère me racontait avec ferveur les histoires. Qu’a-t-elle fait partie de ce complot ? Peut-être a-t-on pensé que je n’étais pas assez mûr pour me mettre à l’écoute d’une œuvre aussi monumentale que la première journée de la Tétralogie ? Peut-être aussi mes parents ont-ils pu se sentir un peu dépassés par un fils qui recherchait un peu trop le bonheur dans les livres et les disques et pas assez auprès de ses petits camarades - d’ailleurs quasi inexistants à l'époque. Quoiqu’il en soit, il fallut retourner  au disquaire de la ville pour rendre cette Walkyrie et choisir un autre disque à la place –  une stupide symphonie de Beethoven que je connaissais déjà.  Tant pis ! Ma découverte du Ring allait encore attendre quelques années. Pour l’instant, il ne fallait que ruser avec la famille, car si cela continuait comme ça, on allait bientôt surveiller mes lectures, et qui sait, confisquer mon unique exemplaire adoré des Infortunes de la Vertu (même pas caché dans ma bibliothèque !), et m’acheter un tome du Club des Cinq à la place. Pour le reste, je tombais évidemment amoureux fou de cette Brunehilde dont on m’avait privé, et qui, d’après ce que je connaissais d’elle - une grande et forte blonde armée jusqu’aux dents, hurlant des sublimes « Heiaha ! Hoïotoho ! » et venant sauver des garçons plus jeunes qu’elle des griffes de leurs Fafner et Fasolt de parents - me mettait dans tous mes états.

    L’autre conséquence de cette privation inique (et reconnaissons-le, unique dans mon enfance) est que je me mis à me poser des questions sur les rapports entre « la vie », c’est-à-dire ce que je voyais des adultes, et l’art. Inutile de dire que j’adoptais dès cette époque toute opinion qui dévalorisait ou méprisait la vie au profit de tout ce qui pouvait surévaluer les grands auteurs et leurs grandes œuvres – et de fait, restais sans « camarade » pendant encore un bon bout de temps. Mais l’amitié est une perte de temps, a dit excellement Proust. Et tout ce qui n’est pas littérature et ennuyeux, et je le hais, rajoutait Kafka.

    Cette question de l’importance de l’art dans l’existence est bien entendu celle de George Steiner. A la terrible interrogation qui a obsédé toute sa vie ce dernier, « comment peut-on écouter Schubert le soir après avoir torturé le matin ? », s’accompagne celle, moins tragique mais non moins polémique, « en quoi le mandarin doit-il l’emporter sur le philistin ? ». Si la première interrogation structure tout le sujet du travail de Steiner, la seconde pose plutôt le problème de son statut – et c’est celle-là que je voudrais, à mon niveau, reprendre dans cette présentation. Et pour ce faire, parcourir comme il se doit ce livre magistral qu’est Errata - récit d’une pensée, la meilleure et la plus stimulante introduction à l’œuvre du maître. On pourrait dire du Steiner d’Errata ce que André Mauroy, je crois, disait de Chesterton : « dix minutes de Chesterton et le sang et les idées sont plus claires ». Vingt minutes de Steiner et votre goût des belles choses est décuplé, votre jugement réenchanté, et votre intelligence rendue à son caractère érogène. Prévenons tout de même les steineriens qu’ils n’apprendront rien ici de ce qu’ils ne sachent déjà sur leur auteur, mais peut-être auront-ils plaisir à participer à ma célébration. Quant aux non-steineriens, ils ne le seront sans doute plus longtemps. Impossible, à moins de militer consciemment pour la médiocrité, de ne pas vénérer cette pensée et ce style. Encore que j’aimerais beaucoup rencontrer un ennemi absolu de la pensée de George Steiner, ce qui, dans notre canton, n’est pas si évident que cela. Mais un lecteur qui vomirait sur cette œuvre plaisante et profonde, qui trouverait odieuse sa conception de l’élitisme et abjecte ses fréquentations (Boutang, Rebatet), qui ne supporterait pas enfin qu’on puisse consacrer sa vie à la culture alors que les trois-quarts du monde crèvent de faim, qui estimerait, que tout cela n’est que de la « merde bourgeoise », oui, un triste sire aussi formidable serait le bienvenu dans le courrier.

    Car enfin,


    Proust adolescent.jpgCréer est-il adulte ?

    On le sait, George Steiner se définit comme un « anarchiste platonicien ». On le sait encore mieux, Platon fut le premier ennemi des poètes – quoique poète lui-même. La raison ? La poésie ment, copie, drogue. Elle n’est qu’un décalcomanie honteux de la vérité - palliatif pour les faibles, mensonge pour les menteurs, opium pour quiconque se détourne de la vie, la vraie, la seule, la dure. Etre adulte, c’est s’occuper de politique, d’administration, de justice ou de science. Or, les poètes ne sont là que pour amuser. A la limite les reçoit-on les jours de fête mais c’est pour mieux les virer de la cité le lendemain. Il est remarquable qu’en tant que juif, George Steiner se pose aussi cette question essentielle de ce qui est « sérieux » et de ce qui ne l’est pas, et qui fait de lui un disciple du grand grec.

    « Le judaïsme n’est pas tout à fait à l’aise avec la poétique de l’invention (fabulation), avec le grain de sénevé de la « fausseté » ou de la fiction, avec la rivalité à l’égard du Dieu créateur, qui est le propre des arts. Compte tenu des prodiges illimités de l’univers créé, alors que la raison a tant à faire pour inventorier et saisir la richesse des êtres réels, alors que l’histoire reste à démêler, le droit à clarifier, la science à creuser, l’invention de fictions, de la mimésis, est-elle une quête véritablement responsable, authentiquement adulte ? Freud, pour sa part, ne le croyait pas.»

    La création artistique comme névrose infantile ? Certainement. Ecrire des vers ou de la prose n’est pas sérieux – qu’on s’appelle Dostoïevski ou Barbara Cartland. L’écrivain est un enfant qui préfère jouer plutôt qu’apprendre. Or, le seul apprentissage digne de ce nom est celui qui consiste à interpréter la création. Notre tâche, notre devoir, notre grandeur, c’est la lecture du texte de la nature et du texte de Dieu. Rajouter ses fantasmes à Son œuvre, c’est faire peu cas de ce devoir. D’ailleurs, aucun père de famille ne voit d’un très bon œil que son fils devienne écrivain (et ne parlons même pas de sa fille). Jusqu’à la mort du sien, Proust passa aux yeux de ce dernier comme un dilettante qui ne ferait jamais rien de sa vie (contrairement à son frère qui, médecin et marié, sauvait l’honneur de la famille !) - et de fait, n'a rien fait d'elle hors raconter dans un livre de deux mille pages qu'il voulait la raconter. Oui, la littérature est bien la vraie vie des gosses de riches.

    Remarquons que ce soupçon anti-artistique est bien souvent celui de la critique. Sérieux comme un pape, dit-on. Sérieux comme un critique, dirait-on mieux. Le critique, quels que soient son mérite, sa clarté et son « exigence », souffre trop souvent  de cette gravité qui lui fait pénétrer les grands textes mais qui en même temps le laisse à la porte de l’esprit qui accouche de ces grands textes. C’est que le critique essaye de rationaliser l’acte créatif. Or, celui-ci est le propre de l’irrationnel, du ludique, de l’enfantin. Disons-le : le critique comprend l’art mais ne comprend rien à l’acte créateur. Lui se réfère toujours à sa culture, ses catégories, ses dogmes pour accéder à la compréhension de l’œuvre alors que l’artiste ne crée que selon son bon vouloir, ses caprices, ses fantasmes, ou même ce « démon » qui est en lui. Il ne cherche pas tant à réaliser un idéal objectif qu’à obéir à une nécessité intérieure. Quand Amélie Nothomb dit qu’est écrivain celui qui ne peut vivre sans écrire, elle tape, comme d’habitude, juste. Et pour le critique pour qui l’écrivain est d’abord celui qui écrit des choses intéressantes, la guerre est déclarée. L’incompréhension éternelle entre artistes et critiques vient de ce fait que le souci des premiers est d’accoucher de leurs enfants et que celui des seconds est de dire si ces enfants sont beaux. Sans doute en ont-ils le droit (après tout, la vie est aussi une question de jugement), et loin de moi l’idée de déconsidérer totalement le critique. Seulement force est de constater qu’entre le jaillissement de l’œuvre et sa valeur, il y a cet abîme qui sépare depuis toujours ceux qui créent, même mal, et ceux qui jugent, même bien. C’est la raison pour laquelle les premiers, du plus petit au plus grand, sont assez débonnaires les uns envers les autres, tandis que les seconds pèchent par une extraordinaire intolérance, d'ailleurs dirigée autant contre les auteurs qu'entre eux.

    Le critique doit-il être alors chassé de la cité littéraire ? Non, bien sûr. Sa fonction de garde fou reste nécessaire surtout dans une société où tout le monde se prend pour un artiste (et, redisons-le encore une fois, ne confondons pas ceux qui créent humblement et ceux qui font semblant de créer). Mais peut-être devraient-ils repenser leur credo selon le conseil que donnait John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature (chapitre sur Homère) : « L’idéal en ce qui concerne notre culture personnelle, est d’avoir le moins de préjugés et de convictions littéraires possibles. » Un critique sans convictions littéraires ? On peut toujours rêver.


    songe d'une nuit par Fussli.jpgShakespeare est-il sérieux ?

    Shakespeare est sans conteste le plus grand créateur de la littérature occidentale, celui qui est arrivé à tout dire du monde, faisant du langage le plus grand filet de « choses humaines ». Aucun être, aucune émotion, aucun objet, aucun concept qui ait échappé aux mailles de son verbe immense et magnifique de vingt mille mots. Avec lui, on peut parler d’une « incorporation » du monde par le mot, ou comme le dit Steiner, d’une « condensation de l’universel en une habitation locale et un nom. »

    Pour autant, ce génie adulé des hommes et des dieux, dont on joue « non stop » les pièces partout dans le monde depuis quatre cent ans, ne sera jamais pour un pape, un critique, un parent d’élève, ou tout être qui prend la vie vraiment au sérieux, qu’un danseur de claquettes, époustouflant mais vain. Et Steiner de rappeler que des notables des lettres aussi prestigieux que George-Bernard Shaw, le critique marxiste Lukas, ou le philosophe Wittgenstein, et même des génies tels que Tolstoï ou Claudel, ont eu plus que des réserves vis-à-vis du grand Will. Ce que globalement tous ces gens reprochaient à l’auteur d’Hamlet ? D’être inutile à la cité. Sa flamboyance amorale, apolitique, agnostique, tout cela était objectivement vain. Contrairement à Molière qui se moque du vice ou Racine qui le blâme ou Corneille qui exalte la vertu, Shakespeare fait des vices et des vertus autant de « lois » inhérentes à l’humanité qu’on serait bien en mal de réformer. « Dans les propos, dans la conduite des hommes et des femmes de Shakespeare, nous ne saurions glaner ni éthique cohérente ni philosophie adulte, encore moins quelque preuve représentée d’une foi transcendante », écrit Steiner. Shakespeare, en effet, peut bien posséder le monde par son Verbe, le problème est qu’il n’en « fait rien ». Nous-mêmes, assure Wittgenstein, ne pouvons rien y trouver qui soit conforme à la vie. Trop de mots, d’exclamations, de métaphores, "trop de notes", comme dirait l’autre, trop de virtuosité qui empêche le sens de jaillir. Non, un monde bariolé, baroque, qui varie à l’infini sans jamais se fixer, et qui, du coup, flirte avec la folie, sinon avec le néant. Comme l’a bien vu Claudel, Shakespeare loupe complètement la dimension verticale de l’homme. Et Kierkegaard écrit dans son Traité du désespoir que Shakespeare semble avoir reculé devant "les véritables conflits, les conflits religieux". Aucune transcendance ne traverse son théâtre. Sa scène est une anti-Cène absolue. Lear et Macbeth peuvent bien évoquer les dieux dans leurs accès de rage ou de désespoir, ce n’est jamais de Dieu dont il s’agit. Chez lui, la « religion » va de pair avec la superstition, la « foi » n’est qu’une humeur comme une autre, son univers est d’ailleurs plus magique que divin ou satanique. Au fond, la « philosophie » shakespearienne est celle de tout un chacun, c’est-à-dire de l’homme commun universel, qui ne fait jamais que s’adapter à la nature et à l’histoire – la religion n’étant que la suprême adaptation. Et de fait, comme le dit Powys qui accompagne ma méditation steinerienne, « cet agnosticisme, qui s’empare progressivement de nous à mesure que nous lisons le théâtre de Shakespeare, n’est rien d’autre au fond qu’une poétisation normale de l’individu moyen. » C’est clair, Shakespeare désacralise en poétisant. « Prenez n’importe quel individu dans la vie ordinaire, riche ou pauvre, heureux ou malheureux, bourgeois ou vagabond, et vous l’entendrez bientôt parler de Dieu sur le ton même de Shakespeare, c’est-à-dire sur un ton qui mélange la superstition naturelle, le respect conventionnel, l’émotion égoïste et l’agnosticisme le plus complet. » Et Powys de conclure que Shakespeare, c’est l’homme naturel, celui qui a besoin de Dieu comme de vin, qui est partagé entre la cruauté et la douceur, le pouvoir et l’amour, la science et les songes, et qui ne sera jamais… un adulte.


     

    Marsyas, par titien 0.jpg

    Fête de la musique.

    « L’invention de la mélodie : le mystère suprême des sciences de l’homme », dit Claude Lévi-Strauss. L’on s’amuse souvent, entre lecteurs, à se demander quels livres on emporterait sur la fameuse île déserte. Et de citer en général,  pour bien prouver aux autres qu'on a le sens de l'éternité et de la transcendance, voire qu'on est plus transcendant que le voisin, les inoxydables Homère, Sophocle, Dante, Shakespeare, Dostoïevski, sans oublier la Bible ou le Tao. Pourtant, il suffirait de savoir lire la musique pour rajouter à ces éternels, Bach, Mozart ou Beethoven, sinon pour les remplacer – car la Passion selon Saint Matthieu, c’est l’Evangile plus la musique, les mots plus les notes, et les Quatuors de Beethoven, sur le plan de l'angoisse et de la spiritualité, valent Kierkegaard. Enfin, les Noces de Figaro n'écrasent-elle pas le Mariage de Beaumarchais ? Comme le rappelle Steiner, « le langage, au regard de la musique, « tripote ». Il recourt à la colle, à la ficelle ou aux clous rouillés qui sont plus ou moins à portée de main. » Face à la musique, le langage se retrouve frustré, en manque, impuissant. Shakespeare lui-même ne résiste pas à Verdi et il est permis de préférer l’Othello de l’italien à celui de l’anglais. Quant à Falstaff, il transfigure indiscutablement Les Joyeuses commères de Windsor. Que les shakespeariens se rassurent : Macbeth reste complètement à Shakespeare, l’opéra de Verdi étant pour le coup plus brillant que tragique – et le film de Kurosawa, Le château de l’araignée, reste une magnificence illustrative (ce serait en fait avec l’Idiot de ce même Kurosawa que l'on pourrait se risquer à la comparaison avec le roman de Dostoïevski, mais je m’égare…)

    On ne refera pas ici le débat d’ailleurs passionnant du « prima la musica, dopo le parole ». Si avec Vico, Rousseau ou Schopenhauer, « l’anthropologie philosophique tient que la musique a précédé la parole », c’est parce que la musique précède les choses à la manière de l'essence qui précède l'existence. De plus, la musique est toujours « un chant de la terre » qui a existé avant l'homme et pourrait exister après lui (alors que le langage est l'attribut humain par excellence). Tout à notre animisme bon enfant, on aime à rappeler que le chant est le propre des oiseaux et de certains mammifères marins comme le rythme est le propre du galop du cheval. Certes, notre honneur d'humain est de parler, mais la singularité de la musique est qu’elle « gagne » toujours contre la parole même si elle n’est qu’un  accompagnement de celle-ci. « Consciemment ou non, la musique vise à se retirer dans sa propre totalité, à vider le texte de son sens lexico-grammatical traduisible. Elle cherche à vocaliser entièrement la phonétique, les syllabes signifiantes du langage. » La musique émeut quel que soit son discours – d’où son aspect « fasciste » qui a tant obsédé George Steiner. Wagner, évidemment, mais aussi Mozart. Même l’air de la Reine de la Nuit peut être politiquement utilisable. Une fois de plus, « la peur platonique de la musique avait sa raison d’être. » Pour le bien de l'humanité, il fallut un jour se débarrasser du grand Pan.

    Est-ce la raison pour laquelle les origines mythiques de la musique soient si violentes – « gorgées de terreur et de sang » ? Apollon avait-il perçu les dangers du pouvoir de la flûte de Marsyas pour écorcher sans pitié ce dernier ? A la musique sauvage du pipeau qui entraîne et aliène tous ceux qui l’écoutent (et notamment les enfants - Comment ? la musique serait d’origine… pédophile ?) répond la lyre d’Apollon, instrument de l’harmonie raisonnée et des intervalles mathématico-pythagoriciens. Même la matière de ces instruments s’opposent. Le pipeau est en bois et chante la nature primitive, celle qui met en transe et qui en ce sens reste au seuil de la culture. Celle de la lyre modelée à partir d’animaux abattus (coquille de tortue, boyaux de chat) qui représente la nature maîtrisée et qui entraîne la musique vers la parole et la civilisation. Pour l’adulte apollinien, il fallait que l’enivrant chant de Marsyas ne soit plus qu’un lugubre hurlement de douleur. Ainsi, les enfants ne le suivraient plus ni lui ni quiconque qui ramasserait sa flûte.

    Les enfants, non, mais les hommes ? Comme il est doux d’écouter le chant des sirènes et comme il est dur, impossible même, de s’en arracher ! Ulysse bouchera les oreilles de ses compagnons à la cire mais se fera, lui, attaché au mât de son bateau – manière de jouir (et de souffrir) au maximum de la voix des belles sans dommages ni conséquences mais qui provoquera le suicide de ces dernières.

    Orphée, enfin, dont la lyre, donnée par Apollon, commande aux éléments et aux bêtes féroces, apaise Cerbère et les Furies quand il se rend en enfer pour ramener Eurydice, Orphée, donc, sera démembré par les femmes à qui il ne voulait pas se donner. C'est que la musique trouble le désir jusqu'à la mort. Et comme le dit un personnage de Sade, il n'y a rien de pire que d'exciter la volupté et de ne pas la satisfaire. Marsyas avait voulu combler les hommes et fut écorché par le dieu, Orphée renonça à son charme et fut dévoré par les femmes,  seul Ulysse échappa aux Sirènes. Le voilà le pouvoir irrésistible de la musique qui met l’univers aux pieds du musicien mais finit toujours par se retourner contre lui.

    Trois mythes, trois voluptés, trois tortures. « Pourquoi cette sauvagerie, presque cannibale, dans les histoires sur l'aube de la musique et la naissance des modes et des instruments de musique ? », redemandez-vous George Steiner, alors que vous le savez mieux que nous. C’est qu’il fallait à tous prix faire comprendre à l’humanité que l’art des sons renvoie à cette inhumanité élémentaire dans laquelle nous sommes tout le temps susceptible de replonger.  La musique peut avoir une telle souveraineté sur nous et peut nous conduire à de telles extrémités ! « Un air, une cadence momentanée peut prendre possession de notre conscience, s’accrocher à notre mémoire que nous le voulions ou non, que nous ayons même eu conscience ou non de son charme lorsque, souvent par accident, nous l’avons entendu pour la première fois. » Cet air peut devenir une rengaine, une pub, un hymne, et peut, oui, en effet, nous faire écorcher, noyer ou démembrer quelqu’un ! Quel art équivoque ! Quel sublime douteux ! Signifiante au plus haut degré et en même temps vide de sens, capable d'invoquer les choses mieux que nul autre, mais s'en passant allègrement, la musique prouve la métaphysique en même temps qu'elle nous en montre l'illusion. En quoi, elle est bien une transgression qui se fait passer pour une transcendance.


    [Ce texte, composé une première fois en juin 06, a été remanié pour un article dans Les carnets de la philosophie  (numéro six d'hiver 09) et intitulé "Le monde selon Serdaigle". Je le re-update une troisième fois ici.]


    A SUIVRE : La question juive

     

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