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dialectique

  • Le Nouveau Monde, "Viens esprit"

     

    Le nouveau monde.jpg« Mère de la race d’Enée, joie des hommes et des dieux, O Vénus nourricière, toi, qui sous le ciel étoilé où glissent lentement les astres, rends fécondes terre et mer, la mer qui porte les navires, la terre qui porte les moissons ; toi en qui tout conception vivante trouve son origine, toi par qui toute espèce vivante naît à la lumière du soleil, déesse. » Lucrèce, Ouverture de De rerum natura

     

    Il n’y a rien de plus éclairant, pour comprendre un livre ou un film que l’on a aimé, que d’écouter ceux qui ne l’ont pas aimé. Bien souvent, les arguments utilisés pour démolir telle œuvre sont les mêmes que ceux utilisés pour la louer. Ce qui apparaît comme un défaut pour l’un se révèle comme une qualité pour l’autre. Et c’est ainsi que l’on fait cette expérience traumatisante de la vraie différence, celle qui fait que le même objet peut être cause de répulsion ou d’attraction et mettre à la question notre sensibilité et notre discernement dont nous sommes ordinairement si fiers.

     

    Les Cahiers du Cinéma, du moins son rédacteur en chef, Emmanuel Burdeau, n’ont donc pas aimé Le nouveau monde, le nouveau film tant attendu de Terrence Malick. Nous qui l’avons adoré, nous sommes très curieux de ce que la plus célèbre revue cinéphile du monde peut avoir à en redire. Le principal reproche concerne sa mise en scène qualifiée d’autosuffisante, sinon d’autocélébrante. Celle-ci ne fonctionnerait qu’à travers un découpage « arbitraire »,fait de continuité (la nature belle et éternelle) et de rupture (l’histoire perturbatrice) mais selon « une articulation qui est tout sauf dialectique »[1]. Le récit malickien aurait le tort de se structurer non selon la dialectique propre à l’Histoire (avec ses schémas hégéliens de raison, de sens et de social, en attendant, pourquoi pas, ceux du matérialisme dialectique ?) mais selon les « faits » d’une nature divinisée, où les orages constituent les points de repérage, où les éclairs servent de raccords, et où les glissement sur les eaux ou sur les herbes sont à l’origine des travellings. C’est un fait que dans Le Nouveau monde, chaque plan s’impose comme une grâce rendue à la nature, que cela soit par le biais d’une jeune indienne, les bras levés vers le ciel et filmée en contre-plongée, que par celui d’un arbre, toujours cadré d’en bas, et qui semble s’enfoncer dans ce même ciel. Chez Malick, c’est la nature qui structure le social, pourrait-on dire. La contemplation céleste l’emporte toujours sur l’action terrestre et la béatitude originelle (qui n’exige aucun « travail » de la part de l’homme) apparaît comme le véritable idéal humain - bien plus que le « bonheur » qui est toujours une laborieuse construction sociale. Aux yeux de l’occidental, chrétien ou marxiste, qui a fait du travail la condition de sa dignité d’homme, et pour qui « la terre appartient à ceux qui la travaillent » comme le hurle l’un des colons anglais[2]aux indiens, cette indifférence au progrès et au labeur apparaît comme le péché irrémissible.

     

    La nature contre l’histoire.

     

    Au fond, ce qu’Emmanuel Burdeau et ses collègues trouvent insupportable dans le cinéma de Terrence Malick est que l’humanisme supposé de celui-ci ne soit en fait qu’un panthéisme qui ignore superbement le point de vue de « l’histoire en marche », et de fait cadre l’homme de trop haut ou de trop bas. D’ailleurs, son voisin de colonnes, Hervé Aubron[3], stigmatise cette manie qu’ont certains cinéastes de n’osciller qu’entre les dieux et les choses, et « pour qui la hauteur d’homme est problématique ». Lourde incompréhension puisque c’est par le ciel que l’homme trouve toute sa hauteur – et sa légèreté. Mais non ! Grandiloquence et mièvrerie ne peuvent être que le lot d’un cinéaste « non dialectique ».

    L’extraordinaire émotion qui se dégage de ce film et à laquelle nos critiques résistent pour des raisons « sociétales » réside effectivement dans cette possibilité persistante de la contemplation mystique de la nature qui donne au spectateur capable de rêverie cette sensation de flotter hors du monde - quelle que soit la tragédie de l’histoire. Comme dans La ligne rouge, le génie visuel et moral de Malick consiste à préserver le souvenir ou le fantasme de l’âge d’or malgré la catastrophe et les décombres – et en ce sens, se rapproche de celui d’un Emir Kusturica, l’autre grand animiste du cinéma contemporain. Souffrances et morts n’altèrent jamais l’idéal du paradis perdu que l’on arrive toujours à retrouver visuellement et métaphysiquement – comme si les personnages continuaient leur vie dans une autre, comme si leur décès ne constituaient pas leur fin. Déjà le dernier plan de Badlands marquait une sorte de « montée au ciel » du héros pourtant condamné à périr sur la chaise électrique. A la fin de La ligne rouge, la voix d’outre-tombe du soldat Witt, abattu par les japonais, revenait conclure le film par une prière, comme si son âme faisait désormais partie intégrante du grand tout de la nature. A la fin du Nouveau monde, père et fils reviennent dans le pays de Pocahontas, malgré la mort de celle-ci en Angleterre, et la même musique du début (l’envoûtant prélude de l’Or du Rhin de Wagner) les réaccompagne. Rien ne sera plus jamais comme avant mais rien ne vaudra jamais cet Avant que le grand Pan peut « nous » faire revivre par le rêve ou l’outre-monde.

     

    Aussi terrible soit-il, le monde n’a jamais le dernier mot sur « l’arrière-monde » et c’est cet écart cosmologique qui dans les quatre films de Terrence Malick émeut aux larmes.[4] Ainsi de cette scène magnifique où la princesse Pocahontas, mourante, se rappelle comme elle dansait sur les pelouses anglaises ou dans les herbes américaines (à moins que cela soit la Nature qui se rappelle elle-même les cabrioles de la jeune femme sur sa terre). Peu importe que ces plans soient un flash-back ou un rêve, ou même se situent après la mort de l’héroïne, puisque pour Terrence Malick, comme pour Emir Kusturica, c’est la vie qui est un miracle - et l’on se rappelle les critiques acerbes d’un Jean-Luc Godard à l’égard de ce dernier dont il ne pouvait supporter, en bon puritain gauchiste, le dionysisme anhistorique sous lequel, à son sens, perçait déjà un pré-fascisme visuel. C’est que pour Godard et ses émules auxquels appartiennent nos critiques des Cahiers, le cinéma ne saurait représenter des images « justes ». Or, l’auteur des Moissons du ciel appartient à cette race honnie de cinéastes qui, de Murnau à Kubrick, en passant par Fellini, Léone ou Kusturica, n’a jamais douté de l’image cinématographique, la considérant  comme une expression gracieuse de la splendeur du monde et de la cruauté de la vie, sinon comme une icône. Faire d’un film un acte de foi est contraire au cahier des charges du cinéma suisso-germano-pratin. En tant que chant de la terre, Le nouveau monde, à l’instar d’Underground, d’ Il était une fois dans l’ouest, de 2001, odyssée de l’espace, ne peut constituer à leurs yeux grands fermés pour l’éternité qu’une « négation de l’Histoire », comme toute mythologisation de la Nature n’est pour eux que le premier pas vers une fascisation de l’art. La faute de Terrence Malick serait donc de faire des images qui ne réfléchissent pas sur elles-mêmes et posent l’image comme une vérité transcendante. A nos yeux et à nos oreilles, c’est au contraire une prouesse que de réaliser une œuvre aussi souveraine et qui fait fi de tous les soupçons contemporains concernant l’image.

    Libérée de sa propre et ennuyeuse mise en abîme, la narration malickienne a donc cette « insouciance » bien vue quoique condamnée par Emmanuel Burdeau parce qu’elle n’est pas assez réfléchissante et cède trop à « l’hallucination », voire au « trip » écolo-new wave. Ce qui nous séduit au contraire est l’innocence immuable de cette mise en scène qui va de l’opéra au documentaire, du drame historique au conte de fées, qui filme les paysages comme des visages ou le vent comme de la matière, qui réenchante tout ce qu’elle touche. Et quelle musique ! Ni Coppola dans Apocalypse now, ni John Borman dans Excalibur, ni Bunuel dans L’âge d’or n’ont su utiliser la musique de Wagner avec une telle intelligence. Le choix du prélude de L'or du Rhin, que l’on entendra trois fois dans le film, ce fameux accord en Mi bémol majeur qui engendre, par simple progression harmonique, la vie d’un univers originellement aquatique (et les premiers plans « sous l’eau » du Nouveau Monde font écho à ceux de La ligne rouge), exprime d’emblée les symboles mis en actes (les filles de l’eau veillant sur « l’or » du nouveau monde et bientôt attaquées par les Nibelungen « anglais ») autant que le point de vue de la Nature naturante, le seul qui compte pour Malick. De même, le deuxième mouvement du vingt-troisième concerto pour piano de Mozart, doux et triste, donne aux scènes d’amour entre le capitaine Smith et Pocahontas (Colin Farrell un peu terne, comme l’était Richard Gere dans Les moissons du ciel, mais sublimé par Q’Orianka Kilcher, la révélation du film) cette atemporalité qui sied aux premiers amants des deux mondes unis pour un instant.

     

    Tel est l’évangile de Terrence Malick : quoiqu’il se passe après, rien ne ternira ces instants d’éternité amoureuse. Et Pocahontas pourra bien se marier avec John Rolfe (Christian Bale très noble dans son rôle de mari de circonstance), l’Esprit retient tout et l’éternité a toujours le dernier mot. « Come, spirit ».


    (Cet article est paru une première fois dans La revue du cinéma, numéro UN, avril-mai 2006, toujours sous la signature d'Armand Chasle)

     

     

    [1] « Toucher terre » par Emmanuel Burdeau, Cahiers du cinéma n°610

    [2] Et qui pourrait être un credo autant capitaliste que socialiste.

    [3] « La princesse et l’empereur » par Hervé Aubron, idem.

    [4] Tout comme la fin sublime et rêvée d’Underground où les personnages qui se sont entretués durant leur vie terrestre se retrouvent enfin réconciliés sur une île en forme de Yougoslavie idéale qui se détache du continent et prend le large.

     

     

     

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