INTRODUCTION GENERALE : Le nihilisme dans la littérature française contemporaine, à partir de deux lectures de De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, essai de François Meyronnis.
La littérature – nouveau lieu de l’expression nihilisme contemporaine ? C’est la thèse de François Meyronnis qui, en 2007, publiait De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, dans lequel il s’en prenait à Michel Houellebecq et à Jonathan Littell comme les deux représentants les plus côtés du nihilisme contemporain. Pour Pierre Cormary, c’est surtout la haine de la littérature qui est l’œuvre dans cet essai - Meyronnis apparaissant comme la réincarnation d’Ernest Pinard, le procureur puritain du XIX ème siècle qui traîna Flaubert puis Baudelaire au tribunal. Antoine-Marie Bellame, lui, y voit plutôt le meilleur antidote contre deux professeurs de désespoirs, deux marchands de misère, qui n’ont cessé d’aliéner les lecteurs depuis dix ans et de répondre au besoin malsain d’adultération intellectuelle. Alors, Houellebecq et Littell – cyniques libérateurs ou nihilistes corrupteurs ?
(Les Carnets de la philosophie, été 2010)
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Le retour d'Ernest Pinard, par Pierre Cormary
Donc, écrire un roman sur le clonage, c’est voter pour le clonage ; écrire un roman sur le nazisme, c’est jouir du nazisme - et sans doute écrire Les fleurs du mal, c’est faire l’apologie du mal ; écrire Tartuffe, c’est défendre l’hypocrisie (sous prétexte de la dénoncer) ; et écrire Œdipe-roi, c’est pousser aux relations sexuelles entre parents et enfants. Avec la parution, en septembre 2007, de l’essai de François Meyronnis, De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, la prophétie de Philippe Muray concernant le droit imprescriptible du lecteur à lire au premier degré semble s’être réalisée.
Par Meyronnis, avec Meyronnis, pour Meyronnis (Meyronnis copyright)
Fini le temps où l’on nous expliquait que la littérature était une représentation cathartique du monde et que lire Lautréamont ne voulait pas dire enfoncer ses ongles dans la gorge des enfants pour de bon. Ringardisée et même criminalisée la tradition classique qui affirmait qu’en art le mal est au service d’un bien supérieur et que la vérité passe aussi par la connaissance de la violence, sinon par sa mise en scène. Non, grâce à Meyronnis, l’on se rend enfin à l’évidence : Sade n’est bon que pour les sadiques, Kafka ne vaut que pour les dépressifs, Céline n’intéresse vraiment que les antisémites. Ecrire, c’est dévoiler ce que l’on est, point barre. Ne pas lire à la lettre, c’est mentir. Grace à Meyronnis, l’époque (car Meyronnis, c’est l’époque) trouve enfin une méthode de lecture qui convient tout à fait à son besoin absolu de transparence et d’immanence. Seule compte désormais la lecture authentique, hystérique, pathologique, des textes ; celle qui prend les mots pour les choses, le narrateur pour l’auteur, et qui ne s’en laisse pas compter par la fameuse « distanciation » – tarte à la crème des nihilistes et des pervers. La polyphonie du roman se révèle l’une des plus grosses foutaises des temps anciens, la catharsis (soit l’évacuation de la violence par la représentation dramatique de la violence) un grossier paradoxe bon simplement à légitimer ses tares, et le perspectivisme apparaît enfin comme ce qu’il est - un révisionnisme au service des causes les plus répugnantes. Au fond, la fameuse « littérature et le mal » chère à Bataille ne fut jamais qu’une littérature nuisible - et toc !
L'art du romancier ne consiste-t-il donc plus à représenter la réalité dans ce qu’elle a de plus terrible pour mieux nous en faire prendre conscience – et nous préparer à y faire face si elle se présente à nous ? Que nenni ! On ne le lui fait pas à François le coup du romanesque ! Si Houellebecq traite dans La Possibilité d’une île de l’éradication progressive de l’humanité par le clonage, c’est qu’il veut instaurer le clonage dans la société réelle – et pis c’est tout. Quant aux Bienveillantes, elles ne constituent ni plus ni moins qu’une « initiation à cette mort de l’esprit » qui « commute avec un mauvais jouir » (p 40) - celui de Littell bien entendu dont le corps réel se confond avec le corps du narrateur. Eh oui ! Il a remarqué ça, François : Max le nazi et Jonathan le juif ont la même bite. Je n’exagère rien : « [le corps] du narrateur a des surfaces coïncidentes avec celui de l’écrivain Littell. Par le sexe, ils sont exactement superposables. Il y a du sarcasme et du piquant dans cette affaire-là. En Crimée, Max séduit un lieutenant Waffen SS. Celui-ci découvre la nudité de son ami et un détail le trouble : « tu es circoncis ? » s’exclama-t-il avec surprise en rougissant davantage. » (p 43) Aucun doute ! Si l’auteur fait de son personnage un nazi circoncis, c’est que lui-même est un juif nazi. CQFD. Par ailleurs, Aue et Littell sont tous deux des amateurs de musique baroque française et des lecteurs de Maurice Blanchot. Pour Sherlock Meyronnis, ça suffit pour les confondre – et si par hasard, vous-même, lecteur, appréciez Couperin ou Rameau ou avez-vous été enthousiasmé par Thomas l’obscur, c’est clair, vous en en êtes aussi. Et François Meyronnis de prouver qu’il a raison en citant un extrait… d’un autre livre de François Meyronnis ! Car attention, ça ne rigole pas à L’infini ! Il y a deux sortes de livres, ceux « qui participent au crime, et se soutiennent par lui » (comme donc ceux de Houellebecq et de Littell), et ceux « qui tiennent debout dans le langage – comme ce fut le cas dans L’axe du néant » (p 34), soit le propre livre de Meyronnis ! Ah il tient bien de Sollers, son père, son mentor, son gourou, son modèle mimétique (coucou René Girard) - et si l’on voulait être perfide à son endroit, l’on dirait qu’il est assez cocasse de voir le clone d’un doge des Lettres faire le procès d'un roman sur les clones ! Cette manie qu’ont les sollersiens de se citer eux-mêmes aussi. Tenez, encore, page 40 : afin de bien montrer que lui, François Meyronnis, ne pratique pas une littérature aussi mortifère que celle de Houellebecq et de Littell, le voilà qui proclame sans rire : « Dans Ma tête en liberté [autre chef-d’oeuvre de Meyronnis, on l'aura compris], les phrases tournent sur elles-mêmes et pivotent dans la dimension spiralo-vibratoire de l’événement. Pour cela, c’est un livre qui vit. » Spiralo-vibratoire ? Du calme, l’ami. Moi aussi, j’écris de manière serpentino-vibrionnesque et même sollerssino-égayante et pour te faire plaisir, meyronnisso-papillonnesque, tiens. Là, ça va mieux ?
Boris Artzybacheff , Swastikas , 1942 , Life Magazine
L’antélittéraire
- Bon, vous faites votre numéro drolatique habituel, me dit peut-être un lecteur des Carnets de la Philosophie, mais à quoi bon faire le ricaneur sur un livre que l’on trouve si mauvais ? A la fin, c’est toujours lui faire de la publicité non ? Le silence n’est-il pas la meilleure critique contre un livre qui ne vaut rien ?
Eh ? Chers contradicteurs imaginaires ou réels, il faut faire avec les moyens du bord. Et les miens ne sont ni vertueux ni silencieux, j’avoue, j’avoue. D’abord, François Meyronnis ne s’en prend pas simplement à Houellebecq et à Littell, il s’en prend aussi à leurs lecteurs. Or, moi pour qui les romans de Michel Houellebecq ont intimement compté et qui ai adoré Les bienveillantes – livre sur l’holocauste de ma génération etc…- je veux réagir non pas tant comme un critique professionnel que comme un lecteur passionné et qui, d’une certaine manière, est agressé dans sa passion. Il y a en effet quelque chose dans De l’extermination considérée comme un des beaux-arts qui blesse ma subjectivité et que je veux comprendre. En outre, c’est à mon sens manquer sa cible que de dire que cet essai de Meyronnis ne vaut rien. Il vaut précisément ce qu’une certaine tendance de l’époque veut y mettre : le droit imprescriptible à lire au premier degré donc, le (mauvais) désir d’abolir toute distinction entre volonté et représentation, la propension à la littéralité absolue et le risque d’une perception toute barbare – car « le littéral, c’est le barbare » disait Adorno -, la haine de la littérature enfin.
L'anté-littéraire, voilà qui m’intéresse hautement. Contrairement à ce que l'on pense, la méfiance et le rejet des livres et des arts ne furent pas simplement le fait de quelques idéologues d’extrême droite ou d’extrême gauche, les uns obsédés par la décadence qu’incarnent des salauds d’écrivains immoraux, les autres possédés par l'idéal révolutionnaire et la nécessité de renverser tout ce qui relève du pouvoir bourgeois y compris son infecte littérature, elle relève d’une fort vénérable tradition philosophique qui, de Platon à Rousseau en passant par les Pères de l’Eglise, dit en gros que l’art est une mauvaise copie des choses, que les poètes n’apportent que du désordre dans la cité, que le théâtre est d’essence satanique, enfin que la littérature dévirilise, démoralise, corrompt et rend fou – voyez Don Quichotte et Madame Bovary. Bien sûr, Meyronnis, qui n’est pas un censeur normatif, ne dit pas les choses aussi naïvement. En tant que schtroumpf sollersien, il lui faut trouver quelque chose de plus cultureux et d’intellectuellement plus imparable – et pourquoi pas dire que Houellebecq et Littell sont des nihilistes par exemple ? En voilà une idée qu’elle est bonne ! Car le nihilisme, comme dit l’autre, tout le monde en parle. Ca fait tilt ! Ca fait nietzschéen ! Ca fait qu’on n'est pas dupe de notre putain de société et qu’il faut absolument le montrer aux autres ! Le nihilisme, ça réconcilie tout le monde ! Qui n’est pas anti-nihiliste professionnel aujourd’hui ? De Nabe à Dantec, de Onfray à Le Pen, de Baudrillard à Steevy, tout le monde est d’accord pour dire que notre époque est au bout du rouleau, qu’on sait plus où on est et que tout ça va finir mal. Chacun son nihilisme d’ailleurs. Soit l’époque n’est plus chrétienne du tout, soit elle l’est trop. Soit l’on vire au fanatisme religieux, soit l’on sombre dans le matérialisme obscène. Soit l’intellectualisme devient abusif, soit le poujadisme revient en force. Il y a du fascisme islamiste dans l’air, mais aussi du terrorisme vert, sans compter un vent néo-révolutionnaire qui souffle contre le mur du totalitarisme forcément ultralibéral. Le onze septembre, c’est le début de la fin de l’Occident ou la fin du début de l’Oxydant. Bref, tout va mal et c’est ça qui est bien ! De tout bord, l’on dénonce la pensée unique. Un peu comme dans ce dessin de Sempé où à travers les fenêtres d’un immeuble l’on voit une trentaine de foyers, ploucs, intellos, riches, pauvres, gauchistes, droitistes, baba-cools, catho intégristes, s’en prendre, chacun avec son langage et son mode de pensée, à la pensée univoque, à la dictature du même, à l’uniformité triomphante. Le sens critique, certains disent qu’on en manque alors que je trouve, moi, qu’on en crève. Tous, nous avons notre raison critique en bannière. Tous, nous sommes embarqués dans une dénonciation intransigeante du Système, de l’Aliénation, du Grand Satan, de l’Intégrisme Exterminateur, de l’Athéisme Génocideur, de l’Horrible Ici-Bas, de la Matrice, du Vide Triomphant, du Marché Atroce, du Syndicat des Crimes, de l’Internationale de la Terreur, du Diable, de l’Axe du Néant, du Trou Noir permanent, de l’Abjection Spectaculaire, de la Mort en Branle, du Golem Tentaculaire, de Voldemort - de ce que Meyronnis appelle, latiniste distingué, le « Consortium ». Quel est-il vraiment ? A quelle entité visible renvoie-t-il ? Comment fonctionne-t-il ? Visiblement, il n’en sait rien. La « Chose », comme il dit sans rire, « ne se laisse pas situer ». Comme dit Nietzsche, elle est un « formidable événement (…) qui n'est pas encore arrivé aux oreilles des hommes » (p 63). C’est un grand penseur Nietzsche, et même un génie, mais je me suis toujours demandé s’il ne s’était pas fourvoyé dans son anti-nihilisme forcené – un peu comme Victor Hugo avec ses Châtiments destinés à « châtier » Napoléon III. Un peu too much, non, quand on y repense ? C’était quoi le nihilisme à son époque ? Bismarck ? Pie IX ? La reine Victoria ? Wagner ? Oui, bon. Et à la nôtre ? Thierry Ardisson ? Ah. Plus une époque est débonnaire, molle, plus ou moins prospère, festive, un peu idiote, plus l’on dit que c’est la pire, la plus indigne, la plus satanique - mais je vous entends déjà mugir, les déclinistes, donc je dois avoir tort.
Pour Meyronnis qui connaît sa rhétorique zarathoustrienne par coeur, « l’événement se révèle plus lointain que les plus lointaines constellations (…), et pourtant si proche que chacun s’y trouve pris. Il ressemble à une incurvation spiralée, dévastante et maléfique dans la plupart des cas. C’est lui qui encorde les amarres du monde. Et il ne cesse de vaciller sur soi, omniprésent et dérobé à la vue, soulevant tout dans un emportement tourbillonnaire » (p 63). Evidemment, évidemment. Tout ce qui est vague et tourbillonnant sert au complot - quoique Meyronnis, en bon intello élitaire, ne peut prendre décemment comme bouc émissaire une communauté ethnique précise comme le ferait un beauf ; il ne peut s’en prendre, sous peine d’être ridicule, aux Juifs ou aux Arabes. C’est que lui, contrairement aux crétins qui ne le lisent pas et donc tombent dans tous les pièges de la société du spectacle (et l’on ne compte pas les expressions qui témoignent de cette candeur à prouver, toutes les deux pages, que tout le monde est manipulé sauf lui, que lui seul a échappé au dressage social, que lui seul est bien, comme tous les grands romantiques, c’est-à-dire comme tous les hommes du sous-sol, « seul contre tous »), il a lu Debord, Chomsky, Sloterdijk, Sollers, Gérard Guest, et bien sûr lui-même, pour savoir que les vrais ennemis d'aujourd'hui, ce sont les romanciers qui ont du succès - contrairement à eux, les Alignés du Risque à Philou. Car le succès, c’est la preuve ultime que l’on est un salaud séduisant, un collabo mercantile, un juif nazi. Vendre un livre, c’est vendre son âme – et pis c’est tout.
Le diable à la lettre
Haro donc sur les deux romanciers qui ont caressé la société française dans le sens du poil, le premier en mettant à nu sa misère sexuelle, et donc à faire jouir de celle-ci (car rien de plus jouissif que quelqu’un qui branle notre impuissance), le second en titillant notre bonne mauvaise conscience historique et en nous faisant croire que le bourreau aurait pu être n’importe lequel d’entre nous, mais que si tout le monde est coupable, personne ne l’est – sauf peut-être le Juif qui écrit ça.
Bien entendu, Meyronnis sait qu’en France l’on n’accuse pas impunément l'écrivain. Personne n’a en effet envie de se retrouver dans le rôle d’Ernest Pinard, le fameux procureur qui requit contre Flaubert et Baudelaire et que Meyronnis, dans une page hallucinante de schizophrénie cite lui-même (p 26) arguant, on ne comprend pas très bien Peinture de Joëlle Delhovren
pourquoi, que Pinard aujourd’hui serait du côté de Houellebecq et de Littell (???). En revanche, Meyronnis (à qui je trouve un petit air de ressemblance avec l'homme qui fit condamner Baudelaire) ne trouve aucun problème à se placer du côté de Flaubert dont il reprend la défense contre Pinard pour qui l’auteur de Madame Bovary « n’avait pas le droit de montrer de trop près l’impasse sexuelle d’une femme ». Très juste François, mais te rends-tu compte, toi, que ce que tu dis de Houellebecq est qu’il n’a pas le droit de montrer de trop près l’impasse sexuelle d’un homme ?
Car c’est aussi de la difficulté d’être un homme, un mâle, dont Houellebecq s’occupe dans ses livres - l'as-tu compris ça, au moins, quand tu le lisais ? De quelle dose de vérité es-tu capable, tiens, comme dirait ton maître Nietzsche ? A moins que tu ne sois comme ce malade qu’il met en scène, dans Le crépuscule des idoles je crois, et qui veut interdire l’alcool car lui ne le supporte plus ? C'est qu'il faut être de robuste tempérament pour tenir le choc des Particules ou des Bienveillantes, et au bout du compte, tu parais bien faible. Ce qui ne te tue pas t'enlève tout de même le peu de force qu'il te restait.
Houellebecq exprime dans ses livres la souffrance de l’homme contemporain. J’avoue que sur bien des points, je m’y suis reconnu. Mais cette reconnaissance est allé de pair avec une réjouissance – j’allais dire une résurrection. C’est que la déprime de Houellebecq est aussi stimulante que l’inconvénient d’être né de Cioran ou le pessimisme de Schopenhauer. La « puissance » dépressive de ces romans nous délivre de la nôtre exactement comme la violence dramatique d’une pièce de théâtre ou d’un film nous délivre de notre violence. Si j’osais, je dirais que le romancier Houellebecq prend sur ses épaules notre mal-être et à travers des personnages qui se suicident fait passer en eux notre propre envie de suicide. Un paradoxe ? Une purification plutôt. Qu’importe, soit dit en passant, que l’homme Houellebecq dise en interview qu’il est pour le clonage, que les chiens valent mieux que les hommes ou qu’il vote Chevènement ! Comme souvent, les grands romans sont plus intelligents que leurs romanciers. Et je prétends moi qu’Extension, Les Particules et Plateforme redonnent contre toute attente le goût de la vie et l’envie d’aimer - moins, c’est vrai, La possibilité d’une île, livre souverain s’il en est mais plus froid de ton et mené par un personnage trop cynique pour qu’il soit attachant.
Oui, Houellebecq remet en forme. Rester vivant, ça le fait. C’est que, malgré son air de chien battu (ou de renard rusé), son style soi-disant sans style mais que l’on reconnaît entre tous (donc inimitable), l'auteur de La Poursuite du bonheur garde toujours en lui ce point de vue de la santé sur la maladie si cher à Nietzsche – soit celui d’un homme qui a certainement toutes les tares de son temps mais qui contrairement à un vrai décadent ne s’en félicite pas. C’est cela qu’il faut comprendre. Quand il fait du tourisme sexuel, il trouve navrant d’en faire. Quand il se rend dans une boîte à partouze, il est encore plus déprimé qu’avant d’y entrer. Car ce qu’il recherche, c’est plus l’amour que le sexe, ou plutôt c’est l’amour dans le sexe et c’est cette quête désespérée qui le rend si émouvant et si peu nihiliste. Parfois, il trouve du bonheur dans le vagin et le visage d’une femme - et l'on en pleurerait car, vois-tu, cette quête est aussi la nôtre, tout minables que nous soyons. Certes, à la fin des Particules, l’homme a disparu, le clone l’a remplacé, mais le livre écrit par le second est dédié au premier et cette dédicace a un goût de regret éternel, d’espoir déçu, d’âge d’or révolu et qui n’a rien à voir avec le néant, mais tout avec l’abandon pascalien. Aucun « glissement de la servitude à travers les mots » ( p 33) comme ta lecture pervertie voudrait le faire croire.
Alors, tu te venges, et assez méchamment, il faut le dire. Sous prétexte de promouvoir la joie contre la tristesse, l'innocence contre la culpabilité, tu finis par nier la souffrance. Le chagrin devient un crime. La blessure une maladie honteuse. Le désespoir une preuve de nihilisme. Mais l’on a le droit de pleurer, François, l’on a le droit d’être triste et sans pour autant sombrer dans le malstro-maléfique. Tu parles du démoniaque à l’œuvre – mais n’est-ce pas le comble du démoniaque que de faire passer de la peine pour de la haine ? « La haine, chez Houellebecq, n’est pas qu’une tonalité, écris-tu ; mais ce qui conduit au savoir de l’aversion. Sur ce détour sulfureux il a établi son existence, en s’apitoyant sur lui-même. Abhorrer et geindre – ses délices. Son œuvre est un hygromètre où il condense une exécration à l’état gazeux en traînée aversive. Violemment délétère, cette marée. La toxicité qui en résulte, il l’endure. Le venin le ronge, mais ce grignotage sournois revigore son souffle. Là où un autre casserait sa pipe, il repousse la limite » (p 49). Le diable, c’est celui qui prend tout à la lettre, ou qui fait prendre tout à la lettre. C’est celui qui a la lecture la moins littéraire possible. C’est celui qui fait du roman un programme politique. Exactement ce que tu fais, mon pauvre. Les romans de Houellebecq, finis-tu par avouer toi-même, relèvent moins de la littérature que d’une « grande politique à la Nietzsche, dissimulée sous le manteau d’une fable » (p 162). Dès lors, tout est foutu en effet, car aucun texte littéraire au monde ne résiste à une instrumentalisation idéologique. Même Le petit prince peut devenir le Prince des fascistes, lu n'importe comment.
C’est là d’ailleurs que tu deviens détestable – car plus tu tentes de confondre ce que le texte dit avec ce qu’il décrit, moins tu le lis. Ainsi, lorsque tu parles de la « Sœur suprême », la grande cheftaine de la secte de La Possibilité d’une île, et que tu rappelles que pour elle, « ce qui [dans l’ancienne humanité] dégorge le plus d’immondices en l’homme, ce serait l’amour – ou plutôt son ratage ; mais d’après elle, il en finit toujours là. Par conséquent, la rumination mentale grattera cette vieille plaie jusqu’au pus » (p 90), tu en déduis que c'est Houellebecq qui pense comme ça - et nous tous à travers lui. Bizarre ! Pour moi, cette Soeur suprême était surtout un personnage qui faisait froid dans le dos et qui illustrait à merveille ce qui peut se dire dans une secte. Mais non. Selon toi, l’acte d’écrire ne relève plus que d’un « besoin de disparaître qui s’empare de l’auteur ; et qu’il reporte sur l’espèce humaine dans son ensemble » (p 89). Autant dire de Molière qu’il pense ce que dit Harpagon et que nous sommes tous des Avares ! Avec Houellebecq, assènes-tu définitivement un peu plus loin, « la littérature s’avère un misérable auxiliaire du crime » (p 162).
Drôle d’auxiliaire quand même ! Sans doute suis-je un gros naïf, mais il me semble qu’un auteur qui ferait vraiment la promotion du clonage n’écrirait jamais comme Michel Houellebecq. Dans ce roman (avec toi, il faut le préciser sans cesse) qui s’appelle La Possibilité d’une île, tout n’est en effet que corruption des esprits, aliénation des corps, stupidité absolue des dirigeants, bassesse infinie des prétendants - puis c’est l’avenir effroyable, la sensibilité humaine dissoute, les sensations stérilisées, l’ennui total, la mort sans rémission de l’amour et du sexe, l’oubli de l’espoir, l’absence même de désespoir, le monde atone à tous les niveaux. On nous aurait dégoûté des recherches sur la génétique qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Personnellement, je ne pensais rien du clonage jusqu’à ce que je lise ce roman qui m’en a fait penser beaucoup de mal - et pourtant je peux t’assurer qu’il m’arrive moi aussi de rêver d’une vie atone, sans désir, sans souffrance, sans rien ou plutôt qu’avec du rien. Avec Houellebecq, je me réveille. C'est qu'il est moins l’auteur de l’abjection que celui de l’abjection révélée. Il écrit comme Cassandre, mais non comme le Tentateur.
Blood simple
De même Littell avec Les bienveillantes. Il faut vraiment être le Charles Ingalls de La petite maison dans la prairie pour croire que l’appel du narrateur au lecteur à la première page du roman relève d’un « pacte bubonique » (p 35). Il faut être d’un puritanisme inconcevable, soit ne plus faire de différence entre l'imaginaire et la réalité, et même entre le ça et le surmoi, pour penser que Max Aue va vraiment nous embrigader dans ses meurtres (n’a-t-on jamais lu Richard III qui faisait aussi du spectateur son complice dès le début de la pièce de Shakespeare ?) Il faut vraiment être comme François Meyronnis pour penser que le roman de Littell provient, brrrr, de « la fabrique de Satan ».
Pourtant, ce chapitre, « la fabrique de Satan », commençait bien. Meyronnis revenait fort intelligemment sur la question du langage des bourreaux dont on sait qu’il est fonctionnel, administratif et d’une neutralité destinée à éviscérer le sens du mot comme la chair palpitante du supplicié. « Dans ces endroits, on ne parle pas de « tuer », non. Mais de « traitement spécial ». Par les mots, on déguise l’horreur ; on atténue l’enfer, on le lénifie. Un camouflage verbal masque sous un vocabulaire neutre et allusif la prolifération mécanique des meurtres » (p 111). Absolument, François ! Plus que les grandes douleurs, ce sont les bourreaux qui sont muets. Au risque du paradoxe le plus scandaleux mais le plus éloquent, l’on pourra dire que le nazisme ne parle pas la langue du nazisme. Hitler ne parle pas l’hitler ou plus exactement il ne parle pas la négativité d’Hitler. Il ne parle pas de la réalité du camp de la mort. Il ne parle jamais d’extermination, de torture, de douleurs et d’atrocités, non, il parle de race aryenne, de surhomme nietzschéen (atrocement mal compris), de beauté païenne et de grandeur celtique. Hitler parle comme un opéra de Wagner ou comme un film de Léni Riefensthal. Sans doute n’aurait-il pas supporté les neuf heures du Shoah de Lanzmann et n’aurait-il pas pu lire Le Choix de Sophie de William Styron jusqu’au bout. Envoyer des hommes à la mort, c’est une chose, écouter la parole de ceux qui en sont revenus en est une autre. Dans le premier tiers des Bienveillantes, les waffen SS dépriment de fusiller tous les jours des centaines de personnes, et c'est pourquoi l'on commence à envisager une extermination plus conséquente et moins individuellement responsabilisante.
Ce que nous apprend l'Histoire, c'est que la réalité ne se laisse pas facilement exprimer au moment où elle se réalise - même par ceux qui en sont les agents ou les victimes. La réalité devance par nécessité sa propre compréhension et il faut du temps, beaucoup de temps, pour que cette dernière advienne. Lorsque de bonnes âmes se plaignent qu’on parle encore du nazisme soixante ans après, elles ne comprennent pas qu’il a fallu précisément tout ce temps pour que les langues se délient et que la parole se (re)trouve. D’autant que celle du rescapé souvent ne suffit pas. Il faut des livres, des films, des tableaux pour que l’innommable ne le soit plus. Sans Picasso, pas de Guernica. Sans Goya, pas d'horreurs de la guerre. Donner de la réalité à la réalité, c’est le rôle de la littérature et des arts. C’est ce qu’a fait Littell et c’est ce que refuse de voir Meyronnis - que Les bienveillantes ne font qu’illustrer sa propre théorie de l’extermination et de sa représentation.
Le romancier et l’essayiste posent en effet la question de l’holocauste dans les mêmes termes et qui pourront paraître scandaleux chez l’un comme chez l’autre, à savoir que si les nazis, dans leur entreprise d’extermination ont d’abord « choisi » les Juifs, c’est que ces derniers, en tant que peuple de Dieu, peuple matriciel, peuple pur, empêchaient la race aryenne allemande – une bouffonnerie improbable – d’avoir la première place. Ce que les nazis n’ont pu supporter chez les Juifs est que les vrais « aryens », c’était eux, et par élection divine encore ! Là-dessus, Meyronnis est clair et courageux :
« Point de mire, le biblique lui-même ; et ceux qui portent l’histoire sainte : les Juifs. Pour les nazis, ils sont un obstacle à l’advenue d’une humanité biologique. En effet, tant que les béné Israël maintiennent l’alliance du Sinaï, un "reste" s’excepte de la gestion du vivant. Annihiler ce "reste" avant de fabriquer l’existence humaine, tel est le canevas nazi ; car cette fabrication tire son fondement d’un déicide – dont chaque Juif, agneau au milieu de soixante-dix loups, devient la cible involontaire. En lui, c’est moins l’humanité que l’on presse et tourmente qu’Elohim » (p 118).
Le nazisme, c’est la volonté onto-théologique d'éradiquer l'idée du Dieu monothéiste de la surface de la terre et par conséquent de liquider le peuple qui en est garant - Israël ; c’est la tentative démoniaque de faire sa propre « Création » (une Création II ?) par le biais d'une nouvelle « parole », celle beuglante et suffocante de l’homme qui incarne à lui tout seul le ressentiment et l’esprit de vengeance - Hitler. Le nazisme contre le judaïsme, c’est le dernier homme contre le premier. C’est l’homme-Dieu contre le Dieu-homme. C'est la parole qui détruit la chair contre la Parole qui s'est faite Chair. Le programme nazi, c'était : après Moïse, Jésus.
« Qu’une parole se fasse chair, les nazis en tremblent de fureur. Ecumants, leurs mufles. Or le verbe s’incarne dans le Christ-Principe, mais aussi, d’une autre manière, dans le moindre Juif. Sans cette incarnation Elohim s’estompe dans le brouillard, puisque la persistance du Nom – ha shem – dépend de la bénédiction juive. Et à cet effacement les nazis aspirent – pour qu’enfin la communauté d’un peuple se suffise à elle-même, par l’homicide » (p 118).
Page remarquable donc, et qui fait que lorsque Meyronnis revient s’en prendre aux Bienveillantes, l’on ne comprend plus rien du tout. Car le roman de Littell dit exactement la même chose. Le nazisme comme volonté biométaphysique de liquider le peuple à qui nous devons Dieu ; la « race aryenne allemande » comme « rivale » de la « race aryenne juive » ; l’insoutenable conflit « parole contre parole », sinon « sang contre sang » ; l’œil pinéal de Max Aue, enfin, qui voit la réalité indicible du nazisme et qui décide de la rapporter. On peut tout dire des Bienveillantes sauf qu’elles relativisent l’horreur nazie. Mais non, pour une raison qui échappe à la raison, au bon sens, et sans doute à l’humilité, Meyronnis persiste à penser que ce roman de Littell, qui illustre sa thèse comme jamais, est la preuve irréfutable de ce que celle-ci dénonce ! Est-ce la question sexuelle qui le dérange ? Trouve-t-il à redire de la dimension consanguine, incestueuse que Littell a donné du nazisme et que, pour ma part, je trouve génialement bienvenue et véritablement nouvelle - Les bienveillantes comme le premier roman qui exprime la réalité sexuelle du nazisme, oui en effet. Le nazisme au risque de la théologie et de la psychanalyse lui semble-t-il fumeux ? C’est pourtant ce à quoi il s’est appliqué lui-même dans son essai (voir l'autre chapitre remarquable consacré au « suicide occidental appliqué au sexe »)
Alors ? Meyronnis n’est-il qu’un puritain qui ne peut supporter la réalité du roman comme Stéphane Zagdanski, autre sollersien sincère ou de circonstance, ne pouvait supporter la réalité cinématographique ? A moins qu’il n’assure, à travers ce livre, la guerre la plus secrète (et la plus honteuse) de Philippe Sollers lui-même, celle d’une jalousie extraordinaire de ce dernier contre deux romanciers qui l’ont définitivement expulsé de la scène littéraire et damer tous les pions qui lui restaient (dont Angot) et que par pitoyable « stratégie » il n’a jamais osé mener de front ? Nous n’en saurons jamais rien. Et nous nous en foutons. Dommage quand même pour Meyronnis, un gars plutôt intelligent, qui se retrouvera bien seul sur son axe, emprisonné dans le néant de sa mauvaise foi et condamné à se nourrir de lui-même, pour finir par mourir de faim.
François Meyronnis, De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, collection « L’infini », Gallimard, septembre 2007, dix-sept euros.