Le bon, la brute et le truand I – Dialogues sur les civilisations (06/06/2012)
(L'ensemble de ce texte en quatre parties est paru dans Les carnets de la philosophie numéro d'hiver 2012)
A Jean-Yves Pranchère,
truand de grande classe,
et l’autre auteur de ce texte…
I
- Ce qu’a dit ce Guéant est odieux !
- Comment ça ?
- « Toutes les civilisations ne se valent pas », quelle connerie !
- Ah bon ?
- Ah non, vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi…
- A quoi ?
- A cette arrogance insupportable, ce post-colonialisme répugnant, ce racisme sous-jacent et qui nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire !
- Le Bon, voyons…
- Si, si, si, je le dis, je n’ai pas peur… Impérialiste ! Esclavagiste ! Naziste ! Voilà l’idéologie néo-extrême droitiste que vous avez l’air de soutenir, vous, La Brute, qui étiez pourtant un ami….
- Je ne le suis plus ?
- Un ami qui pense mal ne peut plus être un ami !
- Qu’est-ce que je dois faire alors ?
- Relire Montaigne pour commencer, et Voltaire, et Césaire… « Chaque homme porte la forme entière d’une humaine condition », disait Montaigne, ça c’est beau, grand, digne, et tout.
- Et peut-être imposer Montaigne à tout le monde ?
- « Imposer », vous n’avez que ce mot à la bouche, La Brute. Mais oui, pourquoi pas ? Montaigne pour tous !
- Montaigne pour les extrémistes, les nationalistes, les impérialistes !
- Oui, oui, oui… Montaigne pour les néo-colonialistes, les néo-fascistes, les post-esclavagistes !
- Montaigne pour les sauvages, les barbares, les talibans !
- Montaigne pour ceux qui sont contre la démocratie et les Droits de l’Homme !
- Montaigne pour ceux qui cousent les femmes ou les lapident !
- Montaigne pour tous les ennemis de l’universalité et de l’humanisme !
- Montaigne pour toutes les cultures qui ne lisent pas Montaigne !
- Montaigne pour tous les intolérants !
- Montaigne pour le monde entier !
- Montaigne pour l’homme et la femme d’aujourd’hui et de demain !
- On les forcera à être féministes, universels, tolérants, n’est-ce pas, Le Bon ? Grâce à Montaigne et à notre culture ?
- Oui, La Brute, oui… Heu… On les éduquera, on les moralisera, on les humanisera !
- On les civilisera, tous ces sous-humains !
- Heu… Oui… Enfin… Non.
- Si, Le Bon, on les civilisera ! On fera comme ce que disait votre ami Jules Ferry dans son inoubliable discours de gauche humaniste à l’Assemblée du 18 juillet 1885 : « Les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures ». Vive Montaigne, Jules Ferry et François Hollande !
- La Brute, salopiaud que vous êtes !!!!! J’ai bien senti que vous n’étiez pas clair, que vous me manipuliez, que vous faisiez dire des choses que je ne voulais pas dire…
- Ben quoi ?
- Oh je vous en prie ! On connaît cette phrase malheureuse de Jules que les gens de votre acabit ressortent régulièrement pour nous ridiculiser, nous les hommes et les femmes de progrès. Ok, le vieux s’est trompé, il n’aurait pas dû….! Mais vous, vous êtes dégueulasse, La Brute, de profiter de ma candeur et de mon enthousiasme pour me confondre et faire en sorte que mon humanisme de bonne volonté passe pour un impérialisme de la pire espèce.
- Pourtant, vous n’en êtes pas si éloigné avec votre Montaigne pour tous.
- C’est bien une perception de brute que la vôtre : là où des hommes et des femmes de bonne volonté (.... et vous pouvez rigoler... !) prônent la fraternité et l’égalité, d’autres n’ont de cesse, par un tour de rhétorique infâme, de transformer le souci de l’autre en domination de l’autre.
- Pourrait-il en être autrement ? Pour qu’une idée triomphe, surtout la plus digne, la plus charitable et la plus noble, il faut bien la faire circuler, la défendre, donc, à un moment donné, l’imposer par la force ou par la publicité. Savoir mourir pour elle puis savoir faire mourir les autres pour elle. Toutes les révolutions du monde, la chrétienne pour commencer, n’ont jamais fonctionné autrement.
- Vous êtes écoeurant de cynisme ! Le christianisme s’est imposé grâce à des gens qui croyaient au Christ et non pas par des gens qui voulaient fonder « une civilisation chrétienne ». C’étaient des martyrs avant tout !
- Des martyrs avant tout, des papes après tout.
- Je vous parle de témoignage, vous me parlez de pouvoir !
- Nécessité de la civilisation.
- Eh bien, justement, « le Christ n’est pas venu pour bâtir une civilisation, mais pour sauver les hommes de toutes les civilisations » , relisez Brague [1] !
- Certes, mais le Christ a aussi dit : « tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise. »
- La foi n’est pas un instrument politique, La Brute !
- Mais la politique est nécessaire si l’on veut faire quelque chose de probant et d’efficient, y compris de la Croix, Le Bon. On ne peut faire fi de l’Histoire, c’est une réalité humaine. On est condamné à l'Histoire, à l'action, aux trucs moches.
- Autrement dit, ce qui vous intéresse dans le christianisme, c’est le « isme » comme socialisme ou fascisme, pas du tout le « chrétien », pas du tout le Christ. Au fond, vous êtes un putain de Maurrassien, La Brute, soucieux simplement d’ordre social et de théologie de la gloire - alors que la vraie théologie est celle de la Croix.
- Vous avez trop lu Jean-Yves Pranchère [2], Le Bon !
- Et vous pas assez, La Brute !
- C’est que moi, Le Bon, je prends en compte la phénoménologie du monde, voyez-vous.
- Moi, c’est l’altérité que je prends en compte, l’altérité et son universalité.
- Mais que ferez-vous avec votre altérité sans dispositif social, moral et légal, hein ? Le droit n’est rien sans la force, vous le savez bien. Le bien, non plus d’ailleurs…
- Je vous parle d’universalité, vous me parler d’empire !
- Mais l’universalité est un impérialisme – et qui est né chez nous, d’ailleurs… Rousseau, les Lumières, Condorcet, tout ce que vous aimez.
- Christianiste, impérialiste, européocentriste, chauviniste, vous cumulez, La Brute !
- Mon souci n’est que de mettre votre universalité en branle, mon vieux, rien de plus. Car oui, j’en suis navré, il n’y a ni fraternité, ni égalité, ni liberté sans un minimum d’impérialisme intérieur puis, éventuellement, extérieur. Il n’y a pas de « té » sans « isme », si vous voulez.
- Votre Dieu, c’est la force et c’est la force au nom de l’ordre social, quoi ?
- Non, non, Le Bon, je crois au christianisme, je crois à l’humanisme, je crois même au socialisme, c’est dire, mais contrairement à vous je crois qu’il faut de la violence et du sang, oui du sang, pour les imposer. La bonne intention ne suffit pas, voilà ce que je crois. Si vous voulez un peu de civilisation, il faut un peu de barbarie, c'est comme ça. Une simple question de bon sens et de survie.
- « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit en la barbarie », écrivait Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire. Vous êtes un barbare, La Brute.
- Mais oui, je suis un barbare, Le Bon. Je crois aussi en la barbarie, et non pas celle simplement des autres, des étrangers, comme vous pourriez le pensez, mais de la mienne, de la nôtre. Je crois en la barbarie originelle si vous voulez. Je crois au fascisme originaire de la vie. Le sperme hitlérien, l’ovulation nazie, l’accouchement comme expérience médicale à la Mengele, tout ça.
- Ca va, La Brute, ça va…
- « On ne peut vivre sans tuer, ou du moins sans préparer la mort de quelqu’un », disait ce grand moraliste de Lévinas [3]. Etre au monde, avoir sa place au soleil, c’est prendre la place de quelqu’un, c’est exterminer, symboliquement ou réellement, autrui.
- Sauf que pour Lévinas, être un homme consiste précisément à se tourner vers autrui, à se demander s’il a le droit de vivre tant qu’autrui souffre. Chacun est responsable du monde, chacun doit porter la croix des autres sur ses épaules.
- Mais absolument, Le Bon ! C’est parce que la vie est ovulairement fasciste qu’il faut conjurer ce fascisme par le christianisme justement, ou par le bouddhisme, ou par tout ce qui atténue la violence spermatique de l’humanité : le droit, la république, l’humanisme - en un mot, la culture, la civilisation - et en effet la nôtre pour commencer.
- Et tout ça à la gloire de Guéant ? Vous croyez que Guéant a pensé à Lévinas quand il a fait sa saillie ? Si oui, vous êtes fait pour servir la soupe aux salauds, La Brute.
- Mais en quoi « salaud », Le Bon ? Les civilisations « qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité » [Montaigne, quoi ?], ne vous paraissent pas supérieures « à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique » ? Vous n’êtes pas d’accord qu’une tribu qui pratique l’excision est moralement inférieure à une tribu qui ne le pratique pas ou plus ? Vous n’êtes pas d’accord qu’une religion qui prône la lapidation est moins cool qu’une autre religion qui l’a abolie ? Qu’est-ce que fondamentalement vous avez contre ça, bordel ?
- Ce que j’ai contre ça ? Et les camps de la mort ? Et le goulag ? Et la Saint Barthélémy ? Et l’Inquisition ? Et les bûchers ? C’est ça, notre supériorité sur les autres civilisations, La Brute ? C’est ça que vous posez comme le nec plus ultra de l’humanité ?
- Rien à voir, Le Bon, vraiment rien à voir. Le nazisme, c’est pas la civilisation.
- Oh c’est la meilleure celle-là ! Pourtant, ça fait bien partie de notre Histoire et de notre Histoire récente, le nazisme, non ?
- Certes, mais toute notre Histoire n’est pas à la gloire de notre civilisation.…
- Ah mais trop facile de sélectionner ce qui vous arrange et de filtrer ce qui vous dérange ! En gros, ce que vous dites, c’est « le bien, c’est nous ; le mal, c’est pas nous ! », « Goethe et Cervantès, c’est nous ; Torquemada et Hitler, c’est pas nous – ou c’est nous, mais c’était une erreur, pardon, pardon, on le refera plus, car on est des gentils dans le fond, hop, passons ! » Quelle infâme hypocrisie, La Brute !
- Le Bon, vous ne voulez pas comprendre… « Civilisation », ça veut dire « rayonnement »…
- Faux ! « Civilisation », ça veut dire, d’après Wikipédia : « ensemble des traits qui caractérisent l'état d'évolution d'une société donnée, tant sur le plan technique, intellectuel, politique que moral sans porter de jugement de valeur ». Vous avez entendu ? « Sans porter de jugement de valeur » - donc, quand Guéant parle de supériorité de notre civilisation, il fait un jugement de valeur !
- Oui, mais quand vous-même parlez de nazisme et d’Inquisition de manière à bien montrer qu’on n’est pas si supérieur que ça, vous en faites un autre…
- Foutaise rhétorique ! Moi, ce n’est pas un jugement de valeur, c’est une réaction à votre jugement de valeur à vous. C’est pour contrer votre idée de « rayonnement » de mes couilles….
- Dans lesquelles je persiste…
- Vous persistez dans mes couilles, La Brute ????
- Et avec Condorcet, s’il vous plaît, qui dans Esquisse d'un tableaux des progrès de l'esprit humain, un livre fait pour vous, affirme que l’idée de civilisation désigne les progrès accomplis par l'humanité dans telle ou telle nation et selon le principe du passage progressif et progressiste de l'état de barbare à celui de citoyen. « Civilisation », pour un homme des Lumières, tel que je croyais que vous étiez, veut donc bien dire « rayonnement », « progrès », « éducation ». « Civilisation », c’est ce dont on est fier si vous voulez – or, on n’est pas fier du nazisme.
- Ok, La Brute, vous marquez un point.
- De rien.
- Mais dans ce cas, vous ne pouvez plus être en accord avec Guéant qui, lui, parlait de civilisation supérieure et donc sous-entendait qu’il y en avait des inférieures, autrement dit des « pas rayonnantes ni progressistes », contrairement à votre définition condorcienne….
- Là, c’est vous qui marquez le point, Le Bon.
- Un à un, donc.
- Si vous voulez.
- Je le veux, La Brute. Et pour fêter notre égalité, faisons une trêve, allons boire un verre. C’est ma tournée.
- Vous ne dites pas que des conneries, vous savez.
1 - Excellente interview de Rémi Brague qui fait la différence entre les chrétiens, ceux qui croient au Christ et les « christianistes », ceux qui ne sont soucieux que de la gloire de la civilisation chrétiennes, ici : http://www.30giorni.it/articoli_id_5372_l4.htm
2 - Jean-Yves Pranchère, Chateaubriand, la Gloire, la Croix, les Editions derrière la salle de bain.
3 - Dans Ethique et infini, Biblio Essais, Le livre de poche, page 119.
21:02 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-yves pranchère, claude lévi-strauss, race et histoire, race et culture, tristes tropiques, montaigne, cannibal holocaust, ruggero deodato | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer