7 - Benjamin Constant et le libéralisme d'opposition. (10/07/2015)
Exécution de Louis XVI, par Charles Benazech, Musée du Carnavalet
LE LIBERALISME APRES LA REVOLUTION.
« Le libéralisme du XIX ème siècle, il faut commencer par-là, accepte et approuve la Révolution française, non seulement ses résultats mais son acte même, si je puis dire, sinon tous ses actes. (...) Certes ils font des distinctions à l'intérieur de la Révolution, ils réprouvent bien sûr sa phase terroriste, mais fondamentalement ils sont, intellectuellement et aussi émotionnellement, avec les révolutionnaires contre l'Ancien Régime (...) Comment partager leur enthousiasme révolutionnaire, qui n'est guère partagé, semble-t-il, par les libéraux d'aujourd'hui ? »
Tout simplement par le fait qu'avec la Révolution, les libéraux estiment que l'individu autonome, soit ce qu'ils prônaient depuis le XV ème siècle, est enfin entré dans l'Histoire. Le libéralisme qui, répétons-le une fois de plus, se définit avant tout comme affranchissement des anciennes entités politico-théologiques, trouve dans la Révolution l'événement fondateur et historique de cet affranchissement - et cela même si celui-ci ne fut pas libéral en soi.
« L'acte révolutionnaire, dans sa durée, rend visibles de façon éclatante une situation et un rôle humains que le libéralisme supposait sans les dévoiler. »
Qu'on le veuille ou non, la Révolution entérine donc bien le libéralisme. Malgré Rousseau et Robespierre, c'est le libéralisme qui l'emporte en elle - et avec lui, l'avènement du « nouvel homme » (qui n'est certes pas un « homme nouveau » au sens rousso-marxiste, égalitaire, transversal, communiste), mais qui est au contraire mélange de citoyen et de propriétaire, de législateur et de jouisseur et par dessus tout d'agent de l'Histoire. La Révolution comme ce qui a créé cette condition historique dont Marcel Gauchet saura se souvenir.
Ce sera la différence entre Montesquieu et Benjamin Constant : le premier anticipait la condition historique de ce « troisième homme », le second y vit. Plus que l'égalitarisme ou le communisme, la Révolution a fait surgir la société civile telle que nous la connaissons - et qui désormais peut être de droite comme de gauche selon nos opinions du moment. Qui, en tous cas, s'impose au début, et notamment à des gens comme Chateaubriand et Tocqueville, comme religieuse et chrétienne. La nouvelle égalité des droits civils et politiques est comprise par eux et d'autres comme une sorte d'accomplissement de l'Evangile. Le religieux n'a donc pas perdu la manche, loin de là, même s'il a été totalement sécularisé. Le libéral a beau être athée (au sens où il refuse désormais la transcendance), son idéal reste chrétien. Le libéral sera donc à la fois anti-réactionnaire et anti-post-révolutionnaire - s'opposant à la fois à tous ceux qui veulent revenir à l'Ancien Régime (ce qui est mentalement impossible, on le verra avec Constant) et tous ceux qui veulent continuer ou approfondir la Révolution.
Le libéralisme, contre la réaction, contre la conjuration.
Le libéralisme comme conservation des acquis.
Le libéralisme naturellement... conservateur.
« Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre coeur les impressions les plus profondes, qui glacent nos paroles, qui dénaturent dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments même, de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître... »
1 - Limites... de la souveraineté.
Quoiqu'on pense d'elle, la Révolution fut la lutte du système électif contre le système héréditaire. Quoiqu'on pense de l'égalité, de sa médiocrité, de sa férocité, de sa mise en quantité, celle-ci est le but ultime de l'histoire humaine. Sophie B. sera contente.
« La perfectibilité de l'espèce humaine n'est autre chose que la tendance vers l'égalité.... L'égalité seule est conforme à la vérité, c'est-à-dire aux rapports des choses entre elles et des hommes entre eux. »
Ce n'est pas Jacques Rancière qui a écrit ces lignes mais Benjamin Constant qui non content d'être l'auteur du plus beau roman d'amour de tous les temps s'inscrit dans la lignée libérale la plus orthodoxe autant que la plus critique.
On l'a dit plus haut : Montesquieu anticipait l'entrée de l'individu dans la condition historique, Constant la vit de l'intérieur. Et ce dont il s'aperçoit d'abord, c'est que la souveraineté absolue ou suprême dont s'est réclamée la Révolution est ce qu'il y a de plus dangereux pour les libertés politiques. L'homme authentique de Rousseau ou pur de Robespierre entraîne surtout la liquidation de l'homme moyen. Si l'on veut que l'humanité perdure, il faut donc faire quelques compromis avec elle. Ce n'est donc pas la société qui doit se mettre au diapason de la souveraineté, mais la souveraineté qui doit se mettre à celui de la société (tiens, tiens…). En effet, la souveraineté ne vaut que si elle est sociale, historique et peut-être même naturelle - mais elle ne saurait être ni absolue ni sacrée. C'est le social qui doit l'emporter sur le politique et non le contraire.
Le social qui doit primer sur le politique - cela peut paraître étonnant mais telle est bien la définition du libéralisme tel que le conçoit Constant.
Dès lors, il y a risque d'incertitude sociologique - car si l'on peut savoir avec une certaine certitude ce que veut telle politique ou à quoi conduit tel idéal, on est beaucoup moins sûr de savoir ce que veut réellement le social, à part du pain et des jeux. Dans tous les cas, il faudra mettre des limites. Au pouvoir, à la souveraineté et même à la démocratie. Sans limites, toute notion, toute valeur, tout credo devient une calamité. Une liberté illimitée donne la jungle et le pur rapport de forces. Une égalité illimitée donne l'esclavage. Trop de pouvoir à un individu et c'est la tyrannie. Trop de pouvoir à la masse et c'est la mort de l'individu. La souveraineté du peuple elle-même doit être mesurée. En toutes choses, il faut raison garder. Le libéralisme orthodoxe n'a jamais été et ne saurait jamais être par définition « ultra ». Etre libéral, c'est être tiède, mou, moyen, modéré. Benjamin Constant ou le libéralisme modéré. Le mien. Enfin.
2 - Chance de l'inégalité.
Pourquoi la gauche aura-t-elle toujours quelque chose de plus nécessairement que la droite ? Parce que la gauche se propose de résoudre tous les problèmes liés à la force, c'est-à-dire à l'état naturel. Parce que la gauche déteste la nature, n'y croit d'ailleurs pas et se vautre dans la culture, l'artefact, ce qu'elle appelle fièrement « le constructivisme ». Parce que la gauche veut boucher tous les trous ou coins d'où la force (l'état de nature) pourrait resurgir. Parce que la gauche veut un monde totalement sans problème (et la force est ce qui pose mille problèmes), totalement sans inégalités, totalement sans extériorité. Parce que la gauche rêve d'une totalité sans extérieur.
Au contraire, la droite, dans son acception libérale, est très soucieuse de laisser à l'individu un sas d'aération - soit quelque chose qui échappe à la souveraineté et à la loi et qui relève en effet de la force pure, autrement dit, de l'inégalité. La droite pense que c'est par l'inégalité, non pas aristocratiquement instituée comme dans l'Ancien Régime, mais tolérée (au sens de "maison de tolérance"), que passent la liberté et la consolation individuelles. L'inégalité, c'est la chance de l'individu. C'est la raison pour laquelle le contrat social doit lui aussi, et absolument, avoir ses limites.
Constant, ici, est lumineux :
« Il y a au contraire une partie de l'existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit HORS DE TOUTE COMPETENCE SOCIALE. La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commencent l'indépendance et l'existence individuelles s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n'a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse.... Elle serait la nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime, qu'en n'en serait pas plus légitime. »
Jean-Jacques Rousseau lui-même, fou lucide, avait vu à quelles catastrophes sociales et politiques son Contrat social, « ce livre pour tous et pour personne », comme aurait pu dire l'autre, pouvait mener et avoué ne pas savoir « en quelles mains le loger ». Aux yeux de Constant, Rousseau a confessé là que son principe de souveraineté absolu était inapplicable, dangereux et faux. Sans bouches d'aération, d'échappatoires, d'oasis, le Contrat social est une sorte de Punishment park.
Au contraire, pour le libéral, toute société doit en effet contenir sa case vide, là où caprices et désirs ne sont plus concernés par la loi, là où a le droit de s'agiter un résidu de forces (comme par exemple aller aux putes sans que l'Etat ne vous traque.) A l'opposé du libéralisme, accusé de ne pas résoudre « tous les problèmes » (mais le libéralisme n'a, par définition, aucune propension à résoudre « tous les problèmes » - ce que ne comprend pas l'ami Francis M.) et de se fier à un laisser-aller opératoire, qu'on appellera bientôt en économie, la fameuse main invisible, le socialisme a pour ambition de les résoudre, « tous ces problèmes », et ce faisant en étendant la souveraineté à tous les domaines - y compris, donc, au putes. L'exigence étouffante du socialisme est que rien ne doit rester extérieur au social - y compris la libido. La gauche pour qui rien ne se situe "hors de toute compétence sociale". La gauche pour qui fondamentalement rien n'est intime.
Car en effet, l'extériorité à la souveraineté, à la légalité, à la politique, ce n'est rien d'autre que ce que l'on appelle l'intimité. Le socialisme veut contractualiser, institutionnaliser, légiférer l'intimité - autrement dit, la dissoudre. A l'inverse du libéralisme, philosophie garante de l'intime, de la nature heureuse cachée, qui tient à son quant à soi comme à la prunelle de ses yeux. Et de fait moderne puisque la modernité est aussi le moment du surgissement du privé contre le public. Les Anciens, rappelle Constant, trouvaient plus de jouissance dans leur existence publique que privée, les modernes préfèrent de plus en plus leur privé au public. Baise-t-on mieux à droite qu'à gauche ? Telle est la question.
(Et ce n'est pas une blague, chaque été, les journaux de gauche, Libé, Inrocks et co, sortent leur numéro "sexe" dans lequel toutes les libidos du monde sont investies politiquement, idéologiquement, sociétalement. On peut d'ailleurs les comprendre, mais jusqu'à un certain point, car ton cul, mon dieu, ton cul, c'est mon génie !]
3 - Scepticisme institutionnel.
La Révolution nous a dépucelés. Quoiqu'on pense d'elle, on ne pourra jamais plus revenir en arrière. Dans l'Histoire comme dans la vie, on ne se repucèle plus. Le « drame » de l'homme moderne est que désormais il connaît l'insincérité qui touche les croyances traditionnelles.
« Il peut bien se gonfler, s'échauffer, se convaincre même qu'il croit à la patrie, à la vertu, l'instant d'après il se regardera croyant, il se sentira ridicule et il tombera dans le doute. Le plus original et le plus précieux de l'analyse constantienne de la Révolution et de l'Empire résident dans cette mise à découvert de l'insincérité inévitable des passions modernes. »
Dès lors, la souveraineté devra s'adapter à ce nouvel état des choses plein de contradictions, de disparités, de versatilité - et de mollesse idéologique. Avec la démocratie libérale,
« LE GOUVERNEMENT REPRESENTATIF, C'EST LE SCEPTICISME DEVENU INSTITUTION.»
Les partis, tout furibards qu'ils puissent paraître, sont les premiers garants de ce scepticisme. La liberté d'expression est déjà le signe que toutes les expressions se valent. La liberté elle-même est en passe de devenir liberté d'indifférence. On respecte l'opinion de chacun parce que la vérité n'a plus aucun crédit (car la vérité, c'est le bûcher, on le répète à qui mieux mieux). Les croyances sont tolérées, esthétisées, mais privatisées. Il est clair que le libéralisme aboutit autant à l'autonomie de l'individu qu'à l'incroyance générale. On garde du religieux le pouvoir pratique, le "message" et on en fait une moraline socialisante.
Quant à la Réaction, elle n'est qu'un fake poétique. Les réacs ont beau fulminer, eux-mêmes ne croient plus à ce qu'ils disent. Font semblant. S'y croient. Même si les aléas de la politique peuvent faire qu'on se retrouve un jour avec un Charles X, le dernier Bourbon qui a cru qu'on était encore au XVII ème siècle, et qui n'a compris ni la Révolution, ni l'empire, ni même la restauration de Louis XVIII, la modernité l'a emporté sur l'ancien temps. Et tout ce qui tente de revenir à celui-ci est poétique et anachronique.
Ainsi, à propos de la Réaction,
« [Constant] montrera que cet ordre voulu serait d'autant plus oppressif que ceux qui le proposent ne le veulent pas vraiment, ne peuvent pas vraiment le vouloir, puisque, hommes modernes en dépit d'eux-mêmes, ils ont perdu l'innocence et la sincérité qui seules donnaient sens à l'entreprise de restaurer le catholicisme médiéval ou la cité antique. Son ironie dévoilera la contradiction intérieure de ces réactionnaires dont "les opinions sont empreintes des opinions qu'ils croient réfuter", qui "en se déclarant les champions des siècles antérieurs... sont, malgré eux, des hommes de notre siècle", qui, "n'ont, en conséquence, ni la conviction qui donne la force ni l'espoir qui assure le succès"».
Même Joseph de Maistre parlera, à sa plume défendante, la langue de son temps.
Le libéralisme a libéré l'homme mais l'a désenchanté. L'insincérité a contaminé tous les domaines, politiques, moraux - mais aussi existentiels, sentimentaux, amoureux. L'amour, lui aussi, est devenu un fake - un Adolphe. Place aux plaintes, aux angoisses, aux fantômes, aux sylphides. N'en déplaise à l'impossible Pascal Otav,
« pour Hugo, le romantisme, c'est tout simplement "le libéralisme en littérature"».
Dur.
TRES BEAU PORTRAIT DE BENJAMIN CONSTANT PAR BENOIT YVERT DANS LE POINT DU 01 / 11 / 2017
Nous « fêtons » le 250e anniversaire de la naissance de Benjamin Constant. Qui le sait ? Pas grand-monde, si on en juge par l'anonymat de cette célébration comparée à celle du 200e anniversaire de la mort de sa compagne, Germaine de Staël, disparue en juillet 1817. Par une ironie dont l'histoire est familière, la postérité réunit ceux que la vie a séparés, même si, comme d'habitude, la fille de Necker éclipse le fils de l'obscur Juste Constant. Alors que l'auteur de Corinne est intronisée dans La Pléiade, celui d'Adolphe doit se contenter d'une remise en vente d'une édition choisie de ses œuvres dans la prestigieuse collection et de la publication en Folio de ses Journaux intimes. Seule une exposition en Suisse remet à égalité ce couple légendaire à la fois par ses tourments et son importance dans l'histoire des idées.
Il y a un mystère Benjamin Constant. Si l'œuvre reste accessible – Philippe Raynaud et Marcel Gauchet ont publié il y a plusieurs années l'essentiel de ses écrits politiques –, l'homme n'intéresse guère. Il n'existe d'ailleurs aucune biographie de référence. Quand il est connu, il est plutôt méprisé, victime d'une légende noire qui ressasse son procès en opportunisme politique, en particulier son ralliement au Napoléon des Cent-Jours, dont il inspira le tournant libéral, ce qui ne l'empêcha pas de récolter l'opprobre des siens.
L'autre pièce du réquisitoire convoque justement les conditions de sa rupture avec Mme de Staël, qu'il abandonna après s'être marié en secret avec Charlotte de Hardenberg, alors que la malheureuse était en exil et en proie à la vindicte napoléonienne. Si Constant n'a pas le monopole de la lâcheté masculine, il a eu au moins le mérite de la mettre publiquement à plat, que ce soit de son vivant dans Adolphe ou pour la postérité via son Journal et de nombreuses lettres. Leur histoire est celle, si moderne, d'un couple fusionnel abîmé par le temps qui passe, d'un duo inégal entre une femme déjà célèbre et un homme qui aspire à le devenir, d'un choc entre deux personnalités trop différentes pour rester complémentaires ; Germaine dominatrice et mondaine, Benjamin plus introverti et rêvant d'une carrière politique à la hauteur de sa plume.
Ce rêve, qui fut aussi celui de Chateaubriand, Hugo et Tocqueville, part toujours en fumée. L'écrivain croit pouvoir inspirer le politique alors qu'il n'en est que la dupe. Constant le fut du Directoire puis du Napoléon de 1815, qui l'utilisèrent pour conforter leur légitimité sans jamais songer à lui confier des responsabilités. Comme si cela ne suffisait pas, il s'engagea toujours à contretemps. Il fut républicain quand plus personne ne l'était, s'opposa avec panache au Bonaparte triomphant du Consulat avant de rallier le revenant des Cent-Jours quelques semaines avant Waterloo. Durant la Restauration, il campa comme député et journaliste au sommet de l'opposition libérale, condamné à défendre ses idées sans pouvoir les traduire en actes. La révolution de 1830 consacra sa victoire, mais il mourut quelques mois après la fondation de la monarchie de Juillet, qui lui fit des funérailles nationales après avoir eu le bon goût de payer ses dettes.
Constant fut son meilleur procureur. Hanté par la mort, il chercha toute sa vie à échapper au fatalisme qui l'oppressait par des sensations fortes traduisant ses aspirations contradictoires, courant après la passion amoureuse tout en la fuyant dès qu'elle se concrétisait, rêvant de notoriété mais privilégiant l'exil intérieur, propre à l'écriture, louant la morale tout en étant un joueur compulsif mâtiné d'un amateur de bordels. Il se moquait de tout et de tous, à commencer par lui-même, donnant l'impression d'être un cynique désabusé doublé d'un roué peu fréquentable. Son journal compile à l'infini ses doutes et ses revirements, la haine de soi et le désir de parvenir : « Arriverai-je enfin ? » et surtout l'accablant « Servons la bonne cause et servons-nous ».
Cette unité, introuvable dans sa vie, il la forgea dans son œuvre et c'est elle qu'il faut relire. Constant fut d'abord, on ne le dit pas assez, un des meilleurs stylistes de la langue française, qu'il dépoussiéra des lourdeurs des Lumières sans tomber dans le pathos du premier romantisme. Phrases courtes, ciselées, sens de la formule, capacité de synthèse et d'analyse : il est le Mozart de la littérature politique, alliant la profondeur d'un Montesquieu à la verve d'un Rivarol, surclassant ses compagnons du groupe de Coppet, à commencer par son égérie.
Père du roman intimiste, historien des religions, il demeure surtout comme le maître d'école d'une liberté dont il montra la sacralité et fixa les contours. Non une liberté sans principes, fondée sur l'argent et l'égoïsme comme on la caricature sans la connaître. Mais la véritable liberté qui part de la sphère privée en s'arrêtant à celle d'autrui, liberté contenue par les mœurs, les lois et l'État tant qu'il reste dans son rôle défensif qui consiste à laisser faire sans tout laisser passer.
Un an avant sa mort, il dit l'essentiel dans Mélanges de littérature et de politique : « J'ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j'entends le triomphe de l'individualité, tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament d'asservir la majorité à la minorité. Le despotisme n'a aucun droit. La majorité a celui de contraindre la minorité à respecter l'ordre : mais tout ce qui ne trouble pas l'ordre, tout ce qui n'est qu'intérieur, comme l'opinion ; tout ce qui, dans la manifestation de l'opinion, ne nuit pas à autrui [...] tout ce qui, en fait d'industrie, laisse l'industrie rivale s'exercer librement, est individuel, et ne saurait être légitimement soumis au pouvoir social. »
Pour la garantir, Constant ne prône en aucun cas l'ablation mais la juste séparation des pouvoirs conjuguée avec leur équilibre. Dans cette optique, le régime importe peu, d'où son nomadisme assumé. Républicain de sentiments et bonapartiste de circonstance, Constant était royaliste d'inclination, l'hérédité garantissant mieux l'exécutif en l'inscrivant dans la durée tout en le hissant au-dessus des factions. En 1814, il stigmatise l'« esprit de conquête », nerf d'une usurpation napoléonienne fondée sur la guerre permanente. En 1819, il formule l'opposition appelée à devenir célèbre entre la liberté des Anciens, axée sur la participation à la cité, et celle des Modernes, reposant sur les jouissances privées. Enfin, il pose les jalons d'une lecture critique de la Révolution en séparant 1789 de sa dérive liberticide de 1793 ; stigmatisant la Convention jacobine pour avoir instauré la Terreur en usurpant l'introuvable souveraineté du peuple pour justifier l'injustifiable. Le drame français, martèle-t-il, vient de notre propension à sacraliser le pouvoir et, partant, de notre incapacité à le borner. « Au lieu de le détruire, ils [les Jacobins] n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau, ils l'ont considéré comme une conquête. »
Ainsi ouvre-t-il la voie à une école qui, de Tocqueville à François Furet, a su imposer sa vision – même si elle a reçu, et reçoit toujours, les foudres de la gauche radicale et de la droite ultra. Pays empreint d'héritage monarchique, la France chérit les sauveurs et pratique l'esprit d'absolu, préférant les idéologies à la libre confrontation des idées, bloquant les réformes pour mieux tomber en révolution. Elle préfère l'égalité à la liberté, conspue le bourgeois et taxe la modération de lâcheté. Constant a tout fait pour conjurer la guerre des deux France et ausculter le mal français. C'est son honneur. Ce fut son drame. L'Académie française le rejeta à plusieurs reprises, témoin du dédain dans lequel il était déjà tombé auprès de ses contemporains. La postérité n'a guère été plus indulgente. La gauche le stigmatisa à proportion de son sectarisme jacobin tandis que la droite hybride l'oublia, sauf quand elle eut épisodiquement besoin de revendiquer sa filiation libérale. Et pourtant, le maudit fut un prophète. Les trois dernières Républiques garantissent les libertés fondamentales dans le dialogue des pouvoirs. Qu'est-ce que le macronisme, sinon une même volonté de dépasser les vieilles fractures nationales pour épouser la modernité ; un bonapartisme libéral revisité ?
Dans le portrait aigre-doux qu'il lui avait consacré, le critique Émile Faguet insiste sur l'écart entre « un homme d'une rectitude merveilleuse de pensée et d'une extraordinaire incertitude de conduite », n'ayant jamais su ce qu'il voulait mais exactement ce qu'il pensait. Perdu au confluent de deux siècles, « Benjamin l'inconstant » mérite plus que jamais d'éclairer les incertitudes du nôtre.
A SUIVRE : FRANCOIS GUIZOT
14:32 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre manent, benjamin constant, libéralisme, révolution française, punishment park, les galettes de pont-aven | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer