TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN ou Coupables et non coupables (10/06/2016)

 

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J’ai déjà dit ici tout le bien que je pensais de l’édition française, si longtemps attendue, en VOSTF, de l’intégrale Shakespeare produite par la BBC au début des années 80,  chef-d’œuvre télévisuel de tous les temps, événement DVD le plus important depuis l'invention du DVD, sept coffrets indispensables que devrait avoir chez lui tout honnête homme, et notamment en cette année 2016 qui fête, comme on sait, le quadricentenaire du plus grand écrivain de tous les temps. Prétexte pour voir et revoir Hamlet ou Othello mais aussi pour découvrir des pièces moins connues, notamment celles de la fin, dites souvent « désenchantées », douces-amères, et en même temps miraculeuses – au sens où soit un miracle intervient (Le conte d’hiver), soit une magie agit (La tempête), soit, et c’est peut-être le cas le plus intéressant, un personnage « supérieur », mystique ou médium, change la situation par sa foi, son amour et son intuition sexuelle.

Ce personnage d’obédience supérieure, à la force destinale unique, à  la volonté érotique sans pareille, c’est l’Hélène de Tout est bien qui finit bien (All’s well that ends well, 1602, BBC 1981), une des pièces les plus étranges, et les plus négligées, de Shakespeare et dont la BBC, via le grand metteur en scène australien, Elijah Moshinsky, a fait sans doute l’un de ses plus beaux téléfilms et que n’aurait pas renié un Peter Greenaway. Intérieurs à la Vermeer, situations à la Rembrandt, personnages à la Rubens, et non pas, mon dieu, pour faire dans le « culturel » mais pour rendre le ton de l’époque – et surtout pour donner une réalité, une beauté et une profondeur à une pièce qui sans cela serait à la limite de l’abstraction ou du proverbe, comme l’annonce son titre à la fois optimiste et inquiétant - et à l'image de cette réplique de la comtesse, la plus fameuse de la pièce :

« Quand j'ai dit "une mère", il m'a semblé que vous ayez vu un serpent.  »

 

 

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A mon hématologue de l'hôpital Necker, Johanna Montdésir.

 

Une femme, Hélène donc, orpheline qui a été recueillie par la comtesse de Roussillon, aime à la folie le fils de celle-ci, le très froid, léger et antipathique Bertrand. Celui-ci quitte la maisonnée et s’en va en France proposer ses services au roi qui se meurt. Hélène le suit et, arrivée en France, obtient que le roi la reçoive et accepte d’essayer sur lui de nouveaux soins qu’elle tient de son père, prodigieux médecin/magicien disparu depuis longtemps mais dont la renommée médicale est connue de tous. Si le roi périt, lui promet-elle, elle périra avec lui. S’il guérit, il lui donnera ce qu’elle voudra – en l’occurrence épouser le bellâtre Bertrand. Le traitement miraculeux fonctionne et voilà Hélène qui, parmi tous les courtisans convoqués par le roi, choisit celui qu'elle se promet depuis toujours, au grand dam de celui-ci qui n’en revient pas d’être forcé de se marier avec cette fille qu’il n'a jamais considéré que comme une sorte de « sœur » improbable que sa mère lui aurait donnée. Prétextant alors une mission royale en Italie, il la quitte aussitôt marié, sans avoir consommé le  mariage, sans même accepter de l'embrasser sur la bouche avant de partir, et file à Florence où il s’amourache d’une certaine Diana, fille du peuple. Déterminée et désirante, comme si elle savait que le destin allait lui donner raison, Hélène (qui se fait désormais passer pour morte aux yeux du monde) suit encore Bertrand à Florence et s’arrange pour rencontrer cette Diana et sa mère avec qui elle décide de monter un stratagème afin de coucher avec Bertrand quand lui aura l’impression de venir coucher avec Diana.  La nuit magique a lieu (sans que Bertrand ne reconnaisse Hélène), et le lendemain, Hélène peut dire à Diana et sa mère que « tout est bien qui finit bien », formule qu’elle répètera comme un mantra à plusieurs reprises jusqu’à la fin de la pièce. Celle-ci aurait pu au contraire se terminer très mal, car il ne suffit pas que les faits soient heureux pour que le dénouement le soit, il faut encore les révéler au monde, les faire comprendre à ceux qui qui sans cela pourraient vous condamner sans rémission et comme le roi a bien envie de le faire avec Bertrand et Diana quand il apprend ce qui s’est passé entre eux. Comme dans Roméo et Juliette, le malheur peut survenir du contretemps (le poison qui se dissout trop tôt, l’information qui arrive trop tard) auquel s’ajoute ici le malentendu le plus glauque. Comment comprendre en effet le sens des mystérieuses réponses que fait Diana au roi lorsque celui-ci lui demande, devant toute la cour réunie, qui elle est et si Bertrand est coupable d’avoir couché avec elle, alors qu’il était marié à une autre :

 

DIANA

Parce qu’il est coupable et non coupable.

Il sait que je ne suis plus vierge, et il le jurera.

Je peux jurer que  je suis vierge, et il ne le sait pas.

Grand roi, je ne suis pas une putain, sur ma vie.

Je suis une vierge ou je suis l’épouse de ce vieil homme.

 

LE ROI

Elle abuse de nos oreilles. Allez ! En prison.

 

DIANA

Tendre mère, faites venir ma caution.

(La veuve sort.)

Attendez, royal seigneur.

(…)

Ce seigneur qui m’a abusée comme il le sait lui-même,

Bien qu’il ne m’ait jamais fait de mal, ici, je l’acquitte.

Il sait lui-même qu’il a souillé mon lit.

Et au même moment il a fait un enfant à sa femme.

Toute morte qu’elle est, elle sent son bébé qui bouge.

Donc voici mon énigme : une morte est vivante.

Et maintenant, contemplez la solution.

(Entrent Hélène et la veuve.)

 

LE ROI

N’est-ce pas un sorcier

Qui fausse le véritable office de mes yeux ?

Ce que je vois est-il réel ?

 

HELENE

Non, mon bon seigneur,

Ce n’est que le fantôme d’une épouse que vous voyez,

Le titre et pas la chose même.

 

BERTRAND

Les deux, les deux. Oh ! Pardon !

 

HELENE

O mon bon seigneur, quand j’étais comme cette vierge,

Je vous ai trouvé merveilleusement tendre. Voici votre bague.

Et puis regardez, voici votre lettre. Elle dit :

“Quand de mon doigt vous obtiendrez cette bague

Et que vous serez enceinte de moi, etc“. Voilà qui est fait.

Voulez-vous être à moi, maintenant que vous êtes doublement gagné ?

 

BERTRAND

Si elle peut, mon suzerain, m’expliquer cela clairement,

Je l’aimerai chèrement, pour toujours chèrement.

(V-3)

 

Et là, Bertrand est sincère. Il s’est aperçu qu’il aimait Hélène en couchant avec elle et tout en croyant coucher avec une autre. De l’aveu même d’Hélène, il lui fut même « merveilleusement tendre ». L’orgasme anonyme a uni l’homme et la femme. Et cela, la femme le savait depuis toujours - le secret de la conjugalité ayant toujours résidé dans la luxure consentie et partagée.

 

HELENE

… O étranges hommes,

Qui peuvent tirer tant de plaisir de ce qu’ils détestent,

Quand la folle illusion de leurs désirs trompés

Rend la nuit noire encore plus noire ! Ainsi la luxure jouit

De l’objet qui lui répugne, en le prenant pour l’être absent.

(IV-4)

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Hélène, en tête de peloton des héroïnes shakespeariennes, maîtresses-femmes, dont nous n’avons pas l’équivalence dans notre théâtre bourgeois, qui mènent le jeu tragique (Lady Macbeth, Cordelia, Cléopâtre, Juliette à sa manière) ou comique (Rosalinde dans Comme il vous plaira, Portia dans Le marchand de Venise, les commères de Windsor), quoique toujours érotique, qui en savent plus que les hommes sur la marche du monde, peut-être parce qu’elles bénéficient de pouvoirs si intuitifs qu’ils en deviennent occultes, et qu'elles-mêmes sont toutes peu ou prou sorcières ou mystiques – alors que les hommes, misère, sont toujours en retard sur les désirs des femmes et les leurs de surcroît ! Hélène, ce serait l’autre fille de Prospero, ayant hérité du savoir et des pouvoirs de son père, et qui, comme lui, tend à guérir, prophétiser et surtout réconcilier. Sorte de déesse bienveillante et souveraine qui sait comment il faut faire tourner les choses (en l’occurrence les hommes) quand celles-ci (ceux-ci) tournent mal. Les sauver et les aimer malgré eux. Même une tête à claque comme Bertrand.

« Bertrand, écrit Fluchère, peut beau choisir le péché, mentir, tenter de forniquer, s’abîmer dans la bassesse de la calomnie, il ne nous convainc en tant que personnage que dans la mesure où nous consentons à voir en lui l’enjeu  d’une rude bataille entre la grâce et les divers entêtements du mal. »

 

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Entre hommes, en revanche, l’épreuve de la vérité est beaucoup plus rude. Hélène trompait Bertrand pour son bien et son plaisir – pour son bien par son plaisir. Bertrand trompera son vieux compagnon, Paroles, afin de voir clair en lui, et à travers lui, l’humanité réelle, fanfaronne, falsifiante, falstaffienne, qui l'a tant séduit jusqu'ici, et quitte à soumettre ce Falstaff du pauvre qu’est Paroles à un horrible simulacre d’enlèvement, de jugement et d’exécution en une scène qui est peut-être la plus cruellement déplaisante de Shakespeare, où l'on oblige le malheureux à trahir son camp.

« Il va si bien dans la bassesse que son extravagance le rachète », murmure un vieux Seigneur assistant aux aveux forcés de Paroles, prêt à tout pour sauver sa peau. Une fois libéré, et reconnaissant ses anciens amis qui lui ont fait ce coup tordu, celui-ci conclura, comme Falstaff, que l’honneur ne vaut pas la vie.

 

PAROLES

Pourtant je dis “merci“. Si mon cœur était fier,

Il se serait brisé. Capitaine je ne serais plus,

Mais je mangerai, boirai, dormirai aussi bien

Que capitaine au monde. La pauvre chose que je suis

Suffira à me faire vivre. Celui qui se sait fanfaron,

Qu’il craigne mon exemple ; car il vient un moment

Où tout fanfaron s’avère être un âne.

Rouille, épée, calmez-vous, rougeurs ; et toi, Paroles, vis

En sûreté dans la honte ; on a fait de toi un pitre, prospère en pitrerie.

Il y a place et moyens pour chacun tant qu’il vit.

Je vais les suivre. 

 (IV-3)

 

Consentir au désir pour vivre, comme Bertrand. Consentir à la honte pour survivre, comme Paroles. Quel genre de couple feront Bertrand et Hélène après tout ça ? Quel destin pour Paroles dont la parole est désormais atteinte ?

Tout est bien qui finit bien, certes, mais à quel prix ?

Non, la vérité est que, tous, nous sommes à la fois, « coupables et non coupables. »

 

 

 

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MESURE POUR MESURE ou La miséricorde infernale, le 22 juin 2016

20:02 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : shakespeare, elijah moshinsky, falstaff, paroles, bertrand, hélène | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer