Perspectivisme et pensées dures I - VIE ET VERITE (une lecture de Par-delà bien et mal, de Nietzsche.) (05/08/2016)

 

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A mon oncle Jean-Paul.

 

 

I - VIE ET VERITE (Chimio 5/16)

 

L'important, c'est la tonalité. La teinte personnelle. Qu'importe l'objectivité de la pensée pourvu que celle-ci nous fasse penser. On ne lit pas Nietzsche pour ce qu'il dit mais pour ce qu'il nous fait dire. Comme dirait Deleuze, impossible de lui faire un enfant dans le dos à celui-là, c'est lui qui nous en fait. C'est lui qui nous accouche ou qui nous encule (ah, la divine grossièreté deleuzienne !) Tant de gens qui ne comprennent rien à Nietzsche, ou, pire, qui n'en comprennent qu’une seule chose. Alors que pour le comprendre, le suivre, l'aimer, il faut toujours avoir en tête que chaque chose est aussi vraie que son contraire. Chaque chose va avec son contraire, c’est cela la réalité - la réalité, c’est-à-dire, ce qu’il faut approuver. Tout ce qui revient et qu'il faut vouloir comme au premier jour.

Pour cela, deviens ce que tu es. Sois ce que tu veux vraiment. Reviens à toi. La vérité se trouve non dans l'idée mais dans la personnalité. Ne subis pas le monde. Approprie-toi le monde. Fais que ce monde soit le tien. Habite-le. Ou mieux, fais-en ton théâtre. Sois-en un fragment heureux.

« Je ne veux extraire de chaque système que ce point qui est un fragment de personnalité et appartient à cette part d'irréfutable et d'indiscutable que l'histoire se doit de préserver »,

écrit-il au tout début de La philosophie à l'époque tragique des Grecs. Propos leibnizien s'il en est, car ce fragment de personnalité n'est rien d'autre que la partie claire que chacun de nous a sur le monde. Cette partie claire, c'est le corps. La grande raison du corps. La conscience du corps grâce à laquelle la majorité d'entre nous ne se suicide pas - car s' il n'y avait que l'âme pour nous guider, l'humanité aurait péri depuis longtemps. Tant qu'il y a du corps, il y a de la vie, du désir - de la possibilité. La vérité est que, même clonés, nos pores réclament du contact - comme le constate, à son corps défendant, le personnage de Daniel1, dans La Possibilité d’une île, le roman du très schopenhaurien Michel Houellebecq, nietzschéen malgré lui.

« La peau fragile, glabre, mal irriguée des humains ressentait affreusement le vide des caresses. Une meilleure circulation des vaisseaux sanguins cutanés, une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses de type L ont permis, dès les premières générations néohumaines, de diminuer les souffrances liées à l’absence de contact. Il reste que j’envisageais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant ».

Tout redupliqué qu'il est, Daniel1 veut la vie. Mais si lui la veut par défaut, le surhomme (ce que n’est assurément pas Houellebecq) est celui qui la veut par excès.

La surabondance de et dans l’existence, sans arrière-monde ni arrière-pensée, c’est peut-être cela, penser par-delà bien et mal.

 

nietzsche,michel houellebecq,2001 l'odyssée de l'espace1 - Perspectivisme.

La multiplication des points de vue. La conscience de cette multiplication, c’est ce qu’on appelle le perspectivisme – « condition fondamentale de toute vie » [1]. La voici, la grande, la belle, la définitive leçon de Nietzsche – celle qui fait que sur ce point, et quelles que soient les distances que nous prendrons plus tard avec lui (le grand rire dionysiaque, quelle farce affreuse !), nous resterons nietzschéens.

Quiconque limite la connaissance qu’il a d’une chose à sa propre perception peut être sûr qu’il ne la connaît pas. Quiconque ne voit pas que chaque chose est aussi vraie que son contraire ne voit rien. Ce qui est faux, ce n’est pas le contraire d’une chose, c’est ce qui la dessert, c’est ce qui lui donne une moindre valeur, c’est ce qui la rabaisse. Tout ce qui me rabaisse est faux. Tout ce qui m’élève est vrai. La joie m’élève, et c’est pour cela qu’elle est une perfection. La tristesse me rabaisse, et c’est pour cela qu’elle est une imperfection. Spinoza n’est jamais loin quand on parle de Nietzsche. Et ces deux-là emmerdent le relativisme, l'égalitarisme. Pire, ils emmerdent.... la justice !

Etre nietzschéen ? C’est avoir le sens des meilleures perspectives sur les choses – c’est-à-dire les points de vue les plus joyeux, les plus forts mais aussi les plus subtiles, les plus nuancés. Hélas, hélas ! La nuance est un enfer. La nuance fait dire deux choses en même temps : par exemple, que le christianisme a opprimé l’esprit pendant des millénaires, mais que ce faisant, il l’a aiguisé comme jamais ; ou que Wagner a rendu la musique malade, mais que cette maladie est la plus belle du monde ; ou que les femmes n’entendent rien à la philosophie, mais comme les philosophes n'entendent pas grand-chose aux femmes. 

Dans tous les cas, il faut tout prendre – même ce à quoi l’on s’attaque. Comme le dit Georges-Arthur Goldschmidt,

« il n’y a jamais chez Nietzsche le désir de voir disparaître ce à quoi il s’oppose : jamais il ne souhaite l’anéantissement de ce qu’il combat »[2].

C’est le combat qui, au contraire, fait voir les choses dans leur miroitement, leur complexité, leur noblesse. Attaquer quelque chose ou quelqu’un, c’est lui rendre hommage, c’est lui donner encore plus de force, c’est faire cas de lui. Si la vérité qu’on blesse meurt, eh bien, tant pis pour elle ! Cela signifie qu’elle n’était pas digne d’être une vérité. Voilà déjà un point antichrétien : toute vérité doit être forte ou n’être pas. Au diable les vérités fragiles, blessées, pleurnicheuses !

 

nietzsche, par-delà bien et mal, stanley kubrick, 2001, sur2 – Impureté des choses.

 « Il se pourrait même que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et vénérées tînt précisément au fait qu’elles s’apparentent, se mêlent et se confondent insidieusement avec des choses mauvaises et en apparence opposées, au fait que les unes et les autres sont peut-être de même nature »( Par-delà bien et mal, § 2).

L’impureté fondamentale des choses – déniée par la pureté des fondamentalistes, littéralistes, essentialistes. Ceux-là ne comprennent rien et sont les plus dangereux. La vérité est dans le mélange, le bariolé, l’envers et l’endroit, la saturnale. La vérité est une affaire kaléidoscopique. Tout ce qui existe est impur, car tout ce qui existe ne se limite pas à son essence. L’être pur est un mort-né. L’être réel (vivant !) est ce qui devient et ce qui revient sans cesse. Aucune philosophie moins essentialiste que la philosophie de Nietzsche. C'est pourquoi il faut passer sur son "racisme" de pacotille.

Pour vivre pleinement, il faut savoir jouer la vie dans tous ses aspects, comme le comédien joue le diable et le bon dieu. Alors, certes, la vie relève à la fois de la santé et de la maladie – mais l’important n’est pas d’être malade ou en bonne santé, l’important est de toujours garder le point de vue de la santé sur la maladie… et sur la santé. Tant de gens qui se trompent de point de vue sur leur état ! On peut être d’une faiblesse extraordinaire et le savoir – ce sera là notre force. On peut avoir toutes les tares de son époque et ne pas s’en féliciter (Houellebecq, encore). « Je suis un décadent et le contraire d’un décadent », disait Nietzsche de lui-même, dans Ecce Homo. Hélas ! Hélas ! Nous sommes à une époque qui ne se cesse de se féliciter de ses tares. A en croire les animateurs de notre monde (qu’ils soient de TF1 ou du Flore), il faudrait approuver tout ce qu’il y a en nous de décadent, de débile, d’ « humain trop humain ». En revanche, ce qui dépasse notre capacité d’approbation doit être exterminé – je veux dire : euthanasié, sans crier gare. Rappelez-vous, Chantal Sébire, avec sa tronche d’Eraserhead (une véritable « tête à effacer » en l’occurrence), qui, en mars dernier, réclama à toute la France qu’on lui organise sa mort en direct. Parce qu’elle était malade (mais soignable), il fallait qu’on la tue. Mais non, vieille, il fallait que tu te soignes et que tu te vives! Or, tu ne voulais pas te soigner. On en reparlera plus tard, avec Nabe.

La mort comme point de vue premier sur la vie, la maladie comme point de vue primordial sur la santé - c’est cela le sens de la culture contemporaine. Et c'est à cela que Nietzsche s'attaque.

Montaigne ne disait pas autre chose : « J'INTERPRETE TOUJOURS LA MORT PAR LA VIE » (Essais II - 11)

En attendant, rien de plus irritant que les esprits boiteux qui ne voient même plus qu’ils boitent. L’impureté qui ne sait même plus qu’elle en est une, c’est là notre problème. Car l’impureté, comme la faiblesse, comme la décadence, ne vaut que si l’on en est conscient – que si l’on en a soi la pureté nécessaire pour l’accueillir. A sa manière, le Christ énonçait la même vérité quand il disait que l’homme pur ne craint pas les éléments impurs. Nous post-modernes, c’est juste le contraire – nous sommes tellement impurs que nous ne supportons même plus les aliments purs. Un peu comme ces enfants obèses qui à force de se gaver de Mcdo ont perdu le goût des fruits et légumes.

Au fait, chez Nietzsche, la diététique, c’est de la philosophie. N'oubliez jamais ça.

 

nietzsche, par-delà bien et mal, stanley kubrick, 2001, sur3 – Puissances du faux

 « Nous ne voyons pas dans la fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ; c’est là, peut-être que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus indispensables à notre espèce, que l’homme ne pourrait pas vivre sans se rallier aux fictions de la logique (…) Car renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie même, équivaudrait à nier la vie » (§ 4).

Tout Nietzsche est dans cet aphorisme. La seule vérité qui vaille, c’est la vérité qui sert la vie. Le seul jugement valable, c’est le jugement qui donne de la valeur à la vie. Que nous importe qu’une idée soit vraie ou fausse du moment qu’elle préserve, élève et embellise la vie. Et puisque nous nous sommes aperçus que ce qui est faux rend justice à la vie plus souvent que ce qui est vrai, va pour les puissances du faux - et haro sur les vérités impuissantes, passives, morales. Sans faux, la mort !

Montaigne et Pascal ne disaient pas autre chose. Il n’y a rien de certain en ce monde – ni nos valeurs qui sont des préjugés, ni notre nature qui n’est qu’une coutume, ni notre libre arbitre qui n'est qu'une illusion nécessaire. Pour autant, gardons-nous bien de laisser ces secrets philosophiques filer dans la foule. Imaginez ce que ferait le peuple s’il apprenait que sa vérité n’est qu’une vérité sociale – donc, un beau mensonge ? Il pèterait les plombs, à coup sûr. Car le peuple ne peut vivre décemment dans le scepticisme. Il lui faut du solide (du sordide !), du concret, de l'excrément, du protestant ("chier dans son lit, il n'y a que ça de vrai", disait le bon Luther), des valeurs dont il ne puisse douter, comme le travail, la famille, ou la patrie. On ne peut le démoraliser sans courir les plus gros risques. Un troupeau que l’on rend fou est capable de tout – de faire une révolution, de brûler le Louvre [3], d'élire le pire d'entre eux. Un soupçon de scepticisme dans une tête de veau, et c’est le nihilisme assuré ! Non, non ! Il faut organiser la société en faisant en sorte que l’immense majorité vive humblement et travaille au service d’un ordre supérieur dont les fins lui sont inaccessibles quoique moralement séduisantes. La préservation de la haute culture contre la basse est à ce prix. Il faut protéger les forts des faibles - les fauves des microbes, le lion de la mouche du coche.

[MENSONGE = VIE --------------> VERITE = MORT.

Ce genre de déduction paraîtra puérile aux esprits sérieux. C'est pourtant celle que l'on retrouve chez Simone Weil au chapitre 3 de La pesanteur et la grâce, intitulé "Accepter le vide", et où on peut clairement lire la chose suivante :

"Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort."

Mais Dieu, alors, et qu'on dit si "vivant" ? Ce Dieu dont on nous dit qu'il vie, voie et vérité, où se retrouve-t-il ? C'est à ce moment là qu'il faudra parier. Non seulement sur lui, mais sur ses contradictions. Car si Dieu donne la vie, il est aussi celui qui la reprend. Avant de ressusciter, il faut mourir et mourir en croix. Le salut passe par la souffrance et la mort. La vérité, aussi. Et sans compter les lois, les commandements, les nombres, "la transcendance". Contre tout cela, Zarathoustra s'élève. La vraie vie est immanente. Et la seule vérité qui compte, c'est celle qui sert la vie. Si Dieu existe, alors lui aussi sert la vie - et sans condition, ni marchandage, ni morale.

Dieu sans loi. Dieu sans traitement Luduvico. Ce Dieu-là ne serait-il pas le diable ? Mais le diable est celui qui piège - proposant une vie de puissance qui se termine en enfer. Chez lui, la puissance est un pacte. Décidément, on ne sait plus à quel saint se vouer. Ni Dieu ni diable, alors ? Seulement, vie, vin et musique ? Dionysisme pur ? Mais est-ce possible ? Non, bien sûr.]

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur4 - Vie et vérité

- Mais quoi ? Nous ne sommes plus des enfants. Ou plutôt nous sommes les enfants des Lumières. Nous pensons que tout le monde a le droit à la haute culture ! Après tout, le Louvre n’a pas brûlé, et Nietzsche, qui était d’une sensibilité toute pathologique, s’est fait une crise de panique pour rien. Par ailleurs, ce n’est pas le scepticisme dont vous parlez qui sera susceptible de nous rendre fou. Au contraire ! Nous savons depuis belle lurette que Dieu est mort et que les idéaux sont des idoles. La transcendance, les belles formes, l’impératif catégorique, le meilleur des mondes, tout ça, c’est fini. Pourquoi donc nous cantonner encore aux puissances du faux ? Ne peut-on réellement choisir qu’entre illusion vitale ou vérité mortifère ? La vie est-elle à ce point l’ennemie de la vérité ? Voyons, voyons… A notre âge, tout cela n’est pas sérieux.

Le comble, c’est que Nietzsche, aussi, se pose ce problème – et de la manière la plus cruelle. Le philosophe, dit-il, doit avoir la probité intellectuelle d’aller creuser dans les vérités les plus insoutenables. Le philosophe doit risquer sa vie (mentale, affective, sociale) au nom de la vérité.

Elle est là, la contradiction insoluble du nietzschéisme – d’un côté, affirmer les puissances du faux, de l’autre, poser l’exigence de vérité. D’un côté, la béatitude vitale, de l’autre, « les dures pensées ». Relisez, l’un après l’autre, les aphorismes 24 et 39, de la deuxième partie intitulé « L’esprit libre », et frémissez… ! Il n’y pas meilleure tension pour l’esprit que cette double affirmation. Le premier affirme la falsification joyeuse des choses au nom de la préservation de l’innocence (et dont fait partie la science qui en ce sens nous induit en erreur, tout simplement parce que même la science aime la vie, et préfère le bonheur de vivre à la vérité terrifiante et mortifère). Le second met le paquet sur la lucidité terrible du philosophe qui, mille fois plus que le « scientifique », se doit d’éprouver ce qu’il y a de pire dans la connaissance.

Intenable, cette contradiction – sauf peut-être pour le Surhomme. Mais qu’est-ce que le Surhomme ?

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur5 – Suicide.

« La pensée du suicide est une puissante consolation : elle nous aide à passer maintes mauvaises nuits » (§ 157).

Nietzsche était-il nietzschéen ? L’on sait qu’en même temps qu’il faisait l’apologie de la vie et l’affirmation de toutes choses dans ses livres, il avouait dans sa correspondance son dégoût de l’existence. Ici, « j’ai horreur de la réalité », là, « je méprise la vie », là encore, « j’ai moi-même essayé de dire oui – hélas ! ». Si l’on ajoute à ces « aveux », certes faits dans les moments douloureux (et Dieu sait qu’ils ont été nombreux !), quelques réelles tentatives de suicide, l’on en conclura que Nietzsche s’est menti philosophiquement toute sa vie – ou pire, qu’il fut un maso acharné à penser contre lui-même. Mais penser contre soi-même, c’est précisément ce que l’on appelle penser ! C’est cette résistance philosophique à la tentation d’en finir qui fait la grandeur de sa vie et la noblesse de son œuvre. Et voilà déjà un indice pour la définition du Surhomme. Ne pas se laisser abattre, c’est déjà surhumain. Napoléon, modèle de surhomme s’il en est, et grande figure nietzschéenne, qui fut lui-même tenté de se tuer, finit par y renoncer, et écrivit que

« le suicide était une erreur de jugement ».

Euréka ! La voilà, la première opinion du Surhomme !

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur6 – Dureté

L’on dit souvent d’une personne dure qu’elle est dure avec les autres parce qu’elle est dure avec elle-même. On croit ainsi l’excuser, sinon lui rendre justice. « Quelle belle dureté est-ce la sienne ! Quelle honnêteté dans l’impitoyable ! Quel sens de la justice dans le supplice ! » En vérité, il n’y a pas plus salope qu’une personne dure. Car une personne « dure avec les autres parce qu’elle est dure avec elle-même » est une personne qui veut faire payer aux autres ce qu’elle a été obligée de souffrir toute sa vie – et que parfois, elle s’est infligée elle-même, par « goût de l’effort » ou du « mérite ».

Une personne dure veut faire plier l’insouciance, l’espièglerie, la joie de vivre de tous ceux et de toutes celles qui n’ont pas eu besoin de souffrir autant qu’elle pour pouvoir exister. Gare à vous qui vous baladez dans la vie, car vous serez bientôt dans le collimateur de celle qui s'est faite à la force de son poignet. Son ancienne misère, sociale, affective et existentielle, mêlée à sa volonté féroce d’en sortir, a fait d'elle une bête de combat à l’instinct de vengeance démesuré. Même si elle a pu accéder à la souveraineté du maître, elle garde toujours en elle la mentalité de l’esclave. Et si vous, par malheur, paresse ou dilettantisme, avez oublié d’être maître, l’ex-esclave qu’elle est, et qu’elle sera toujours, ne vous loupera pas. Préparez-vous à payer cher les privilèges de votre innocence. Vous ne savez pas comme elle a le pouvoir de rabaisser, elle qui ne pense et qui n’agit que dans la bassesse. Si vous n’avez pas l’habitude, le choc risque d’être très rude. Et c’est pourquoi vous devez lire Nietzsche : lui seul peut vous préparer à cette guerre ontologique (et non « biologique », o imbéciles !). Pendant des siècles, l’aristocratie régna sur la plèbe. Mais un jour, la plèbe se révolta et renversa l’aristocratie. Depuis, tout pue dans le monde. C’est que la plèbe gagne toujours, et pour toujours le saviez-vous ? Alors, si vous voulez, encore et malgré tout, garder votre jardin secret, loin de sa portée, apprenez avec Nietzsche à la... renifler !

 

 nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur7 – Plèbe d’en haut, plèbe d’en bas.

Sachons lire ! Quand on écrit « plèbe » ou « aristocratie », ce n’est pas de catégorie sociologique dont on parle, mais de catégorie philosophique. Le plébéien, ce n’est ni Thénardier ni un Rougon-Macquart, et encore moins le beur de nos « banlieues difficiles », c’est celui qui ne pense qu’à partir des bas instincts, qui ne perçoit la vie que selon le sexe et le sang, qui ne voit que l’animal en l’homme. Bourge ou prolo, le plébéien, c’est celui qui a une vision anale, c’est-à-dire raciale, du monde. Hitler, bien entendu.

Quant à l’aristocrate, ce n’est évidemment pas le détenteur d’une particule dont il s’agit, encore moins le puissant qui a des terres et des serfs, non, c’est juste l’être qui contemple le monde du haut de son esprit ; juste l’homme (qui peut être une femme, évidemment) doté d’une sensibilité désintéressée et qui est capable de pleurer en regardant un paysage ou en écoutant une sonate de Mozart. Politiquement, notre aristocrate est d’un scepticisme à toute épreuve. Personne de moins dupe que lui devant l’Histoire et de plus impassible face au maelstrom du social. C’est généralement un être pour qui la vie contemplative est mille fois plus intéressante que la vie active – contrairement au plébéien qui ne sait pas exister quand il ne travaille plus.

- Mais pourquoi puiser quand même dans le langage de la sociologie ? Pourquoi stigmatiser le peuple de ces mots méprisants : « plèbe », « troupeau », « meute », et au contraire utiliser le mot si douteux d’ « aristocrates » pour qualifier les êtres soi-disant supérieurs ? Et qu'est-ce cette façon de parler sans cesse d'infériorité ou de supériorité ? N'êtes-vous au final que des hypocrites du pouvoir doublés de fieffés réactionnaires ?

- Pire que ça, nous sommes… des généalogistes.

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur8 – « Herrschaftsgebilde »

L’un des concepts les plus forts de Nietzsche et qui signifie, à la lettre, « configuration de domination ». Plus simplement, on pourra parler de « bataille des instincts pour la hiérarchie ».

En nous, les instincts de domination se battent sans pitié. Chacun veut être au sommet de la hiérarchie, l’un par la gloire, l’autre par la puissance, le troisième par la morale (qui est un instinct de domination comme un autre, rappelons-le !) - quoique sans se présenter comme tel. Car le premier souci de l’instinct, c’est de faire oublier qu’il en est un. Le premier souci de l'instinct est de se faire passer pour une conscience - morale, sociale ou philosophique.

« Tout instinct aspire à la domination, et c’est en tant qu’instinct qu’il veut philosopher » (§ 6).

La victoire d’un instinct contre un autre, c’est ce que nous, les humains trop humains osons appeler notre libre arbitre.

« Libre arbitre, tel est le mot qui désigne ce complexe état d’euphorie du sujet voulant, qui commande et s’identifie à la fois avec l’exécuteur de l’action, qui goûte au plaisir de triompher des résistances, tout en estimant que c’est sa volonté qui les surmonte » (§ 19).

Et de fait, nous pensons de bonne foi qu’il suffit de vouloir pour agir. Nous sommes très fiers de croire qu’intention et acte s’identifient au faîte de notre volonté. Nous croyons durs comme fer que nous sommes la cause de nos actes – alors que nous en sommes, le plus souvent, que l’effet. Pour le philosophe aux « pensées dures », dire « je » veux, « je » pense, ou « je » sens, n’est qu’un pieux mensonge, sans doute le plus beau de la morale. Car la réalité, c’est que « ça » veux en moi, « ça » pense en moi, « ça » sent en moi. Le « je » n’est que le résultat du jeu de nos configurations dominatrices, le produit de notre instinct, le signe de notre vitalité. Notre « je » ressemble un peu à la classe dirigeante qui s’approprie sans complexe les succès de la collectivité. Nous attendons que nos instincts se tuent à la tâche, et quand à la fin, l’un surgit au dessus des autres, nous nous emparons de lui, et nous disons qu’il est le résultat de notre volonté consciente, de notre libre arbitre, de notre génie méritocrate – et, sans rire, nous l’appelons « sujet ».

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur9 – Bouffon sans vergogne

« L’étude de l’homme moyen » (§ 26).

Pour celui qui veut vraiment connaître l’humanité, il faut en passer par là. La tour d’ivoire, ça va un temps. Quoique la tour d’ivoire… Comme dit Flaubert parlant de la sienne, « une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler ». Alors, il faut y aller, un jour ou l’autre, dans le social, se mêler au troupeau, à la meute, écouter ce que disent les humains trop humains, mesquins, médiocres, simplets, idiots, barbares, grégaires, moraux, prendre des notes sur leur esprit de ressentiment, leur instinct de vengeance, leur culpabilité culpabilisante, et leur obsession de saper, saper, saper le moral des grands.

Si Zarathoustra a de la chance, il sera aidé par des « auxiliaires » qui lui simplifierons la tâche, notamment par ces philosophes qu’on nomme cyniques,

« ceux qui reconnaissent en eux la présence de la bête, de la vulgarité, de la « norme » et qui, par surcroît, mettent leur esprit et leur joie secrète à parler d’eux et de leurs semblables devant des témoins ; il arrive même qu’ils se vautrent dans des livres comme sur leur propre fumier. Le cynisme est la seule forme sous laquelle les âmes vulgaires accèdent à la probité » (§ 26).

Plus qu’à tout autre, il faut tendre l’oreille à ces « bouffons sans vergogne » ou à ces « satyres scientifiques » que sont souvent les grands écrivains. Eux en savent plus long sur la vie que tous les autres « vivants ».

- Attention à ne pas confondre vie et littérature tout de même !

- Mais la vraie vie est littérature, le saviez-vous ?

- Sophisme d’ado intello qui fait son Proust ! La vraie vie se passe bien de littérature.

- Imbécillité de parent d’élève ! Empêchez donc vos enfants de lire…. Puisque vous ne voulez pas qu’ils connaissent votre vie.

- A mes enfants, j’ai appris le sens du respect, le goût du mérite, l’importance de la responsabilité, et par-dessus-tout, l’humilité.

- Et l’excellence ? Et l’insouciance ? Et la hauteur de vue ?

- Foutaises d’enfants gâtés !

- C’est ce que je disais. Vous leur avez appris… la bassesse en toutes choses.

 

 

nietzsche,michel houellebecq,2001 l'odyssée de l'espace10 – Livres pour tous, livres pour personne.

Attention tout de même à ne pas étudier trop longtemps la bassesse. Vous pourriez y rester. Et votre cynisme pourrait bien se transformer en sensualisme grossier et en ploucaillerie autoritaire.  Votre oeuvre en serait polluée. Ce serait une oeuvre malade sur la maladie, aussi glauque que ce qu'elle veut soigner. Non plus Voyage au bout de la nuit, mais Bagatelles pour un massacre.

« Il est des livres qui ont une valeur opposée pour l’âme et la santé, selon qu’ils agissent sur une âme basse et une énergie défaillante ou au contraire sur une âme haute et une énergie vigoureuse ; dans le premier cas ce sont des livres dangereux, débilitants, dissolvants, dans l’autre d’exaltants appels qui provoquent les plus courageux dans le sens de leur courage. Les livres pour tout le monde sentent toujours mauvais ; une odeur de petites gens s’élèvent de leurs pages. Là où le peuple mange et boit, même là où il adore, l’air s’empuantit » (§ 30).

Mein Kampf,  le livre pour tous par excellence.

Ainsi parlait Zarathoustra, le livre pour personne par excellence – mais que trop de lecteurs lurent en leur temps, et malheureusement, dans le sens de Mein Kampf.

Et Wagner ? Et Beethoven ? La musique qui sert les anges et les bêtes.

Tout cela, c’est la faute à l’éducation démocratique. Mais peut-on éduquer, depuis le XIX ème siècle, autrement que démocratiquement ?

 

 

NOTES 

[1] Par-delà bien et mal, préface. Toutes les citations qui suivront seront tirées de cet ouvrage, et indiquées par le numéro de l’aphorisme dont elles sont extraites.

[2] Avant-propos au Nietzsche de Daniel Halévy, Grasset, Le livre de poche, p 28.

[3] En mai 1871, pendant la Commune de Paris, un bruit courut que les insurgés avaient mis le feu au musée du Louvre. Cette fausse rumeur épouvanta Nietzsche et lui donna la « preuve » que les masses, livrées à elles-mêmes, sont toujours prêtes à se venger de ce qu’il y a de plus haut et de plus noble dans leur civilisation – et de détruire les plus belles œuvres de l’histoire

 

(Vieille étude parue dans Les carnets de la philosophie, n°4 de juillet 2008,

puis sur ce blog en novembre 2008,

relue et corrigée et en totale affinité avec cette année chimique.)

 

 


A SUIVRE

 

nietzsche,par-delà bien et mal,stanley kubrick,2001,sur

10:16 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : nietzsche, michel houellebecq, 2001 l'odyssée de l'espace | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer