Perspectivisme et pensées dures II - PACTE FAUSTIEN (06/08/2016)

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11 – Pacte faustien.

« Hé quoi, cela ne signifie-t-il pas, pour parler vulgairement, que vous réfutez Dieu, mais non le diable ? » Au contraire ! Au contraire, mes amis ! Et qui diable vous force à parler vulgairement ! – » (§ 37).

Nietzsche aurait-il réfuté le diable… ou fait un pacte avec lui ? Bien que les questions théologiques n’aient plus cours à notre époque (ce qui est bien dommage, car elles résoudraient nombre de problèmes politiques, sociaux et privés), on peut se demander si tout le drame moral et philosophique de Nietzsche ne réside pas dans une tentation maligne. Les biographes s’accordent à dire qu’il fut toute sa vie obsédé par les choses lucifériennes, l’enfer, la damnation, l’antéchrist. Enfant, il prétendait que la Trinité ne regroupait pas le Père, le Fils et le Saint Esprit, mais le Père, le fils… et le Diable ! C’est que Satan, saint Satan, donc, devait être celui qui réconcilierait la vie avec elle-même. Et Dieu ne serait vraiment glorieux que lorsqu’il aurait réintégré l’enfer à son paradis – c’est-à-dire lorsqu’il aurait cessé de couper la réalité en deux, et que l’affirmation (divine) de la vie serait totale. Non plus, donc, "vie et vérité", mais "vie et totalité".

Après tout, le diable fait partie des plans de Dieu (relire Job). Dans le Faust de Goethe, que Nietzsche devait connaître par cœur (mais que bizarrement, il cite peu, sans doute pour se préserver d’une source trop évidente), on le voit même chargé de mission par le Seigneur. Ce dernier trouve en effet que l’homme a trop tendance à paresser, et qu’il lui faut de temps en temps un aiguillon pour le pousser à l’action. Le diable est cet aiguillon idéal :

« Le courage de l’homme est prompt à s’assagir,

Il aime le repos, la paresse éternelle...

Je lui ai donc donné ce compagnon fidèle,

Le Diable, qui l’agite et le force d’agir. » [1]

L’action comme volonté divine et comme instinct diabolique, on ne fait pas plus syncrétique !

 

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Mais c’est Thomas Mann qui, dans le Docteur Faustus, va pousser le plus loin l’auscultation des relations du philosophe avec le diable, et mettre celles-ci en écho avec l’histoire de l’Allemagne pré-nazie. Cette biographie imaginaire d’un musicien génial et révolutionnaire, Adrian Leverkühn (dans lequel, et à juste titre, Schoenberg se reconnaîtra), emprunte donc autant à la propre biographie de Nietzsche (avec notamment le fameux, quoique toujours imprécis, épisode du bordel dans lequel Nietzsche aurait contracté, volontairement ?, la syphilis), qu’à la situation intellectuelle et politique de l’Allemagne des années vingt.

A cette époque, l’antihumanisme (incarné dans le roman par l’étonnant personnage de Breisacher, réactionnaire halluciné qui trouve que la décadence commence dans la Bible à partir du livre de Salomon, et dans la musique... à partir de Bach !) fait des ravages, et l’on en vient à se demander si la barbarie « saine » ne vaudrait pas mieux que la culture « malsaine ». En même temps, l’art devient le lieu de toutes les tentations surhumaines -

« Je ne voudrais pas entendre une œuvre de toi d’une inspiration humaine »,

dit le narrateur à Adrian[2], la même chose qu’aurait pu dire, sans doute, Peter Gast à Nietzsche. Hélas, hélas ! L’inspiration inhumaine n’est pas seulement d’ordre esthétique. Pendant que Leverkühn crée une musique au-delà du bien et du mal, certaines forces négatives s’organisent autour d’un agitateur politique inspiré autant par les écrits de Nietzsche que par le svastika indien.

Bien entendu, Mann ne dit pas que Nietzsche « aurait voulu » Hitler. Mais en faisant du premier le symbole d’un artiste pactisant avec le diable et du second celui qui entraîne son pays en enfer, il met en scène les correspondances évidentes qui existent entre la Volonté de Puissance affirmée par le philosophe et le Triomphe de la Volonté prôné par le dictateur (et illustré par la très nazie et très nietzschéenne Léni Riefenstahl).

Là-dessus, il faut être précis. Nietzsche aurait abhorré le nazisme s’il l’avait connu. L’on sait qu’il avait déjà honte que son œuvre soit récupérée par les antisémites de son époque et de son milieu - mais que le nietzschéisme, même honnête, même relu sans les falsifications honteuses que lui fit subir sa sœur Elizabeth, n’ait pas eu un lien spirituel avec le nazisme est une erreur de jugement patent, et la preuve d’une extraordinaire mauvaise foi, dans lesquelles sont tombés la plupart des « nietzschéens » depuis soixante ans. Comme le dit René Girard (un nom qui fera que les nietzschéens cesseront aussitôt la lecture de cet article), on ne compte plus « les montagnes de sophismes » qu’ont accumulé ces derniers pour disculper leur penseur chéri de toute responsabilité dans la monstruosité gammée du siècle dernier. Sacrés intellectuels qui ne voient jamais que « les philosophes, pour leur malheur, ne sont pas les seuls au monde », et que « d’authentiques forcenés les entourent et leur jouent parfois le pire tour qu’on puisse leur jouer, ils les prennent au mot »[3].

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Nietzsche pris au mot ? C’est précisément la ruse du diable que de toujours réaliser à la lettre ce qui a été dit, demandé ou souhaité. C’est exaucer la littéralité du souhait hors de l’esprit où il a été conçu, et le faire tomber dans la barbarie – car le littéral, c’est le barbare, comme dit Adorno. Hélas, hélas ! Il suffit d’ouvrir un livre de Nietzsche, presqu’à n’importe quelle page, pour se rendre compte que s’il y a une essence spirituelle du nazisme, c’est bien dans son œuvre qu’on la trouve. Dans son apologie acharnée de la force contre la faiblesse (et que l’on ne peut se contenter de lire « symboliquement »), dans son antichristianisme obsessionnel, et dans ce qu’il faut bien reconnaître son antihumanisme « néo »-présocratique, sinon néo-païen, Nietzsche, tout philosémite qu’il fût par ailleurs, tout méprisant qu’il fût des nationalismes et de l’étatisme (« l’état, le plus froid des monstres froids »), tout antiallemand qu’il se définît, Nietzsche, l’anti-grégaire, l’anti-plébéien, l’anti-antisémite, ne vit pas, ne voulut pas voir, que dans son affirmation hallucinée du dionysiaque, il n’y avait rien d’autre qu’une exaltation du grégaire, une apologie de la plèbe, une célébration délirante du sacrifice humain.

Dionysos, en effet, c’est la dithyrambe du bouc émissaire immolé à la joie mauvaise de la foule, c’est le lynchage festif qui met en transe tout le monde, c’est l’holocauste voulu et organisé par le troupeau pour son soi-disant bien.

Dionysos, c'est la chienlit qui fait un feu de joie autour du pendu, du roué ou de l'écartelé. Ou qui bande à la bombe atomique.

 

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Que le dionysisme fut une religion de carnage, et que le christianisme fut celle qui mit fin à ce carnage, c’est exactement ce que constate Nietzsche, mais en prenant, malheureusement, le point de vue du carnage :

 « L’individu a été si bien précieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l’espèce – elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s’intitule christianisme veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié. »[4]

Le dionysiaque comme retour éternel du mythe sanglant, comme expression satanique du dernier des hommes, comme triomphe de l’idéal plébéien contre l’idéal aristocratique - tel nous apparaît désormais la vérité de ce concept foireux, criminel et imbécile, et que d’aucuns continuent à célébrer sans se rendre compte qu’ils célèbrent là ce que l’on appela naguère la solution finale.

Qu’est-ce donc que le nietzschéisme, cette philosophie si fulgurante dans son aspect esthétique, si stimulante dans son aspect critique, mais si délirante sur le plan ethnologique ? Qu’est-ce donc que cette pensée qui détruit les idoles à coups de marteau et qui reconstruit la pire ? Cette volonté de vie qui au bout du compte affirme la mort ?

Qu'est-ce donc que le nietzschéisme sinon ce pacte faustien où croyant parier sur le Suhomme le philosophe aboutit au dernier des hommes ?

 

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12 – Folie.

Dès lors, comment continuer notre étude après ce que l’on vient de découvrir ? Non pas le Nietzsche « nazi » qui n’existe pas mais le Nietzsche « dionysiaque » qui a pu inspirer, malgré lui, le nazisme ; le Nietzsche qui s’est atrocement trompé sur son concept ultime ; le Nietzsche qui voulait approuver la vie jusque dans la mort et qui n’a fait que célébrer la mort (et la pire qui soit – celle du sacrifice d’autrui).

René Girard n’est pas le seul à nous avoir sorti de notre sommeil dogmatique nietzschéen. Il y aussi Chesterton pour qui Nietzsche était l’incarnation de cette modernité démente - qui n’a plus aucun sens de l’orthodoxie, ni d’ailleurs plus de sens du tout. « Si Nietzsche n'avait pas sombré dans l'imbécillité, c'est le nietzschéisme qui y eût sombré lui-même », écrit ce dernier dans Orthodoxie. Certes, Nietzsche sombra dans la folie moins à cause de sa philosophie qu’à cause de sa syphilis mal soignée, mais il n’en reste pas moins que ce fut grâce à cette folie que sa philosophie fut préservée. N’avait-il pas écrit un jour dans ses carnets : « envoyez-moi la folie, habitants des cieux ; la folie pour qu’enfin je croie en moi ! ». Hélas, hélas ! Comme le dit encore Chesterton, il n’y a que le dément qui croit en lui.

Et dès lors voici notre généalogiste aligner les conneries les unes après les autres :

« Aussi longtemps que tu sentiras les étoiles « au-dessus » de toi, tu ne possèderas pas le regard de la connaissance »(§ 71).

- Mais quel plaisir de sentir les étoiles au-dessus de soi ! Et quelle piteuse connaissance que la tienne qui foule les étoiles ! Pauvre de toi, génial Nietzsche ! Ou finiras-tu, perdu dans ton labyrinthe - ayant perdu le fil d'Ariane ?

 

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« Celui qui se méprise se prise de tout de même de se mépriser » (§ 78).

Oui, voilà. Orgueil, mépris - fier ressentiment. Voilà où tu en es. Si tu n'avais pas renié ta féminité, aussi ? Si tu avais accepté d'être aimé.

L’homme, certainement, adore se mépriser… mais pas la femme. La femme ne tire aucune grandeur des sentiments négatifs. Elle est trop univoquement dans la vie pour ça. L'homme aime la mort, la femme aime la vie.

« Fuck » , dans la bouche d'une femme, ça veut dire "God" (et non pas "death" comme chez le mec....).

 

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13 – Amour.

« Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà bien et mal » (§ 153).

Que ne t'es-tu accompli en amour ! Toute ta pensée en aurait été plus vivable - et plus accomplie ! Aimant et aimé, tu aurais pu évité la récupération odieuse de ton oeuvre, et toi-même, tu aurais évité la folie. Car la seule chose au monde qui peut s’aventurer par-delà bien et mal, qui peut tenir toutes les contradictions furieuses, c’est en effet l’amour. « Aime et fais ce que tu veux », clamait saint Augustin - une autre forme de surhumanité, et tellement plus érogène que tes cimes alcyoniennes.

Mais le contact avec l’éternel féminin. L'impossible. La timidité poussée à son comble. Lou Salomé. Le baiser unique sur le Monte Sacro ? Elle-même avouera à la fin de sa vie qu’elle ne se rappelait plus si elle t'avait embrassé ou non. Et toi, tu auras sombré dans la solitude terrifiante. Le lit vide. Les masturbations à répétition (dénoncées par Wagner !). Comme Retour Eternel, on fait mieux. Les hurlements muets que l’on pousse sur son oreiller. Tristesse sans fin des vies sans femme.

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14 - La chambre de Goethe

Alors, le refuge dans l'esprit.

Dans Goethe.

Voilà qu’il se promet dans ses carnets de « surmonter effectivement le pessimisme, et enfin, un regard goethéen plein d’amour et de bonne volonté » (posthumes d’automne 1887-mars 1888).

Un an avant son effondrement mental, Nietzsche redeviendra goethéen – mais non plus le Goethe du pacte faustien, mais le Goethe de la réconciliation souveraine avec le monde, le Goethe de la sagesse de l’amour, le Goethe de Marguerite qui fait que Faust va au paradis.

Grâce à Dieu, le pacte faustien se termine bien. Ou plutôt se rompt. Faust avait donné son âme au diable mais son coeur à Marguerite - et c'est le coeur qui l'a emporté. Nietzsche a-t-il sauvé son âme grâce à Goethe - quitte à en sacrifier sa santé mentale ?

Je ne connais pas assez Goethe, il faudrait que je le lise.

Je me suis toujours dit qu'il était la solution. La bonne issue de Nietzsche.

Là où aboutit Bowman à la fin de 2001.

Dans la chambre de Goethe.

 

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15 – Oisiveté.

« Les races laborieuses s’accommodent mal de l’oisiveté » (§ 189).

Retour au Nietzsche flamboyant, impitoyable mais lucide, et qui découvre des « vérités dures ».

L’oisiveté, signe d’élection aristocratique ? Evidemment ! Et c’est la raison pour laquelle le plébéien est si bosseur. On l’a tellement dressé pendant des siècles à l’esclavage que cesser ses activités, même le dimanche, lui est un supplice. Au serf, il faut de l’agitation continuelle, des « choses à faire » - et que celles-ci relèvent toutes d’une pénibilité bien sentie, qu’elles le fassent suer, sinon, ça ne compte pas pour lui. Il a besoin de souffrir ne serait-ce que pour se plaindre – son sentiment d’existence à lui. Conseillez-lui de laisser ses tâches de côté et de s’installer dans un canapé avec un bon livre ou un bon disque, et vous aurez l’impression de l’insulter. Rester des heures en compagnie de Goethe ou de Mozart, c’est ce que précisément il ne sait pas faire - et pire, c’est ce qu’il ne veut pas faire. D’ailleurs, il suffit qu’il ait le pouvoir (dans sa famille, dans son boulot, dans son église) pour que personne ne puisse s’attarder sur le canapé sans culpabiliser. Pas question que les autres souffrent moins que lui ! Combien d’esclaves se sont transmis le goût de l’esclavage ! Le goût de la morale !

« Toutes ces morales qui se proposent de faire le « bonheur » de l’individu, comme on dit, qu’offrent-elles sinon des compromis avec le danger qui menace la personne de l’intérieur ; des recettes contre ses passions, ses bons et ses mauvais penchants, dans la mesure où ils aspirent à dominer et à régner sur la conscience ; des petites et grandes roueries, des artifices, qui dégagent un relent de pharmacie domestique et de sagesse de bonne femme ? Toutes présentent des formes baroques et déraisonnables, parce qu’elles s’adressent à « tout le monde », parce qu’elles généralisent là où on n’a pas le droit de généraliser… » (§ 198)

 

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16 - Femme et fouet.

Mauvais fouet de l'homme. Bon fouet de la femme.

A une femme, rencontrée dans un de ces hôtels méditerranéens qu’il avait l’habitude de fréquenter et qui venait de lui dire que si elle et ses amies refusaient de lire ses livres, c’est parce qu’il avait écrit dans l’un d’eux : « si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet », Nietzsche, éploré, lui prenant ses mains dans les siennes, lui répondit que ce n’était pas ainsi qu’il fallait l’entendre… Eh quoi ? Le fouet que l’homme emporte chez les femmes ne serait pas pour elles mais… pour lui ? Passons, passons !

 

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 17- Métissage

« L’homme d’une époque de dissolution qui mélange toutes les races, l’homme qui recèle dans son corps l’héritage d’une ascendance composite, autrement dit des instincts et des jugements de valeur contradictoire, sinon plus, lesquels s’affrontent entre eux et le laissent rarement en repos, cet homme des civilisations tardives et de la clarté déclinante sera en gros un individu plutôt débile ; son vœu le plus profond sera de mettre fin une bonne fois à la guerre qu’il est lui-même…

(…)

Lorsque, au contraire, les oppositions et les conflits agissent sur de tels individus comme un aiguillon de plus, comme une incitation à vivre davantage, lorsque, d’autre part, ils ont hérité et cultivé en eux, à côté de leurs instincts vigoureux et irréconciliables, une authentique maîtrise dans l’art de se combattre, donc de se dominer et de ruser avec eux-mêmes, alors on voit paraître ces hommes fascinants, insaisissables, insondables, ces êtres nés pour vaincre et pour séduire dont Alcibiade et César constituent les plus belles expressions » (§ 200).

Lequel serons-nous ? Tout s’évalue dans cette guerre de soi contre soi. Le métissage peut nous donner beaucoup de force, à condition qu'on soit prêt à l'accepter. Mais sommes-nous encore forts ? Le métissage est pour les forts.

 

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 18 - Science et normativité

La science et sa dégoûtante vision plébéienne du monde.

La science et son arrogante autonomie anti-métaphysique.

La science – lieu des vérités qui ne dérangent personne et qui, au contraire, sont faites « pour tous ».

La science – lieu de la moyenne des choses et du normatif.

La science - qui préfère la généralité plutôt que l’exception, la majorité plutôt que l’excellence.

La science – qui, contrairement à la philosophie, protège les faibles (les plus nombreux) des forts (les plus rares). Il était normal qu’elle devienne la seule « théorie de la connaissance » de l’époque démocratique.

La science ou la meute en épistémologie.

« Comparé au génie, à l’être qui engendre ou qui enfante – ces deux mots pris dans leur acceptation la plus haute -, le savant, l’homme de science moyen, tient toujours quelque peu de la vieille fille : comme elle il ignore ces deux fonctions suprêmes de l’être humain » (§ 206).

Et de fait, le scientifique arbore la perception du monde la plus restrictive, l’angle le plus terne, c’est-à-dire le plus conforme à la moyenne des choses. Aucune perspective réelle, joyeuse, drolatique en lui, sinon le renforcement perpétuel de la normativité. Ce qui ne l’empêche nullement de scruter chez les autres ce qui ne va pas – normativement parlant.

« Comme on peut s’y attendre (…), [le scientifique] regorge d’envies mesquines, il a un œil de lynx pour les tares des natures qu’il ne peut prétendre égaler ».

Il a ce que Bernanos appellera « la cruelle perspicacité du rustre », qui détecte avec une justesse sans pareille les anomalies de l’être qui lui est supérieur, et qui met un point d’honneur à traîner tout ce qui le dépasse devant son tribunal de l’objectivité - inférieure.

« Ce qui subsiste en lui [à l’homme supérieur] de personnel lui paraît fortuit, souvent arbitraire, plus souvent encore importun, tant il s’est fait le lieu de passage, le reflet d’être et d’événements étrangers » (§ 207).

A la grande santé de ce dernier, le scientifique oppose sa petite santé primaire faite de calculs et d’intérêts (car l’objectivité n’est qu’un intérêt sublimé).

« Chez lui, la « nature » et le « naturel » se sont réfugiés dans son « totalisme » serein ».

Abjecte jouissance de l’esprit objectif qui ne cherche qu’à mettre à mort toutes les jouissances de la subjectivité ! Adepte d’une réalité neutralisée jusqu’au néant, le scientifique ne connaît ni l’amour ni la haine, du moins

« au sens où l’entendent Dieu, les femmes ou les bêtes ».

A sa manière, le scientifique voit aussi les choses « au-delà du bien et du mal », mais cet « au-delà » n’est pas celui de l’affirmation d’une vie surabondante et joueuse, mais bien celui d’un nivellement absolu des valeurs et qui ne relève de rien d’autre que d’une haine non avouée de la vie.

Le nazisme, comme le communisme, ne pouvaient être que scientifiques.

 

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19 - Antisémitisme

Nous l’avons dit, est plébéien celui qui pense la vie seulement selon le sexe et le sang, celui qui, tant qu’on ne lui a pas précisé l’identité sexuelle et raciale d’une personne, ne sait pas quoi en penser. Son drame secret, c’est de regretter de ne pas être un sang pur, lui qui n’est, la plupart du temps, qu’un épais sang mêlé. Or, lorsqu’il s’aperçoit que seuls les Juifs sont de sang pur (ou présumé tel),  il a un coup de sang qui, la plupart du temps, ne va plus cesser le reste de sa vie. Il devient alors antisémite.

L’antisémitisme – ce que Nietzsche méprisait par-dessus-tout. C’est que l’antisémitisme était la synthèse consanguine de ce qu’il combattait : une philosophie de frustrés et d’hommes du ressentiment, un symptôme de haine de soi (typique de tant de « goys »), une preuve de bêtise immense et infinie, enfin, une réaction d’esclaves révoltés contre la seule aristocratie qui nous reste en Europe. Car,

« les Juifs constituent sans aucun doute la race la plus forte, la plus résistante et la plus dure qui existe actuellement en Europe ; ils savent s’imposer même dans les conditions les plus dures (mieux même que dans des conditions favorables) grâce à de mystérieuses vertus qu’on voudrait maintenant qualifier de vices, grâce surtout à une foi décidée qui n’a pas à éprouver de honte en présence des « idées modernes » (§ 251).

Et d’en conclure que ce n’est pas les Juifs qu’il faudrait expulser de l’Europe, mais « les braillards antisémites ». L’on sait, hélas, que ce sont ces derniers qui finiront, quelques années plus tard, à prendre le pouvoir.

Hitler, dernier des derniers des hommes - c’est ce qu’il faut toujours garder à l’esprit.

 

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20 - Principe de cruauté

« Presque tout ce que nous nommons "civilisation supérieure" repose sur sur la spiritualisation et l'approfondissement de la cruauté : telle est ma thèse. Cette "bête féroce" n'a pas du tout été abattue, elle vit, elle prospère, elle s'est seulement divinisée ». (& 229)

Tragédie grecque, croix chrétienne,  théâtre japonais, bûcher et corrida espagnols, aspirations révolutionnaires de l'ouvrier des faubourgs parisiens, ferveur bayreuthienne - tout ce qui a enivré l'humanité, pour le pire et le meilleur, est toujours venue de cette cruauté archaïque et transcendée - et que l'on peut appeler Dionysos, mais aussi Circé, saint Paul, Newton, Wagner, et même Marx pourquoi pas (Nietzsche ne le cite jamais mais semble y penser). Les origines de la culture sont bien là : dans le sang et sa jouissance. Ce qui nous anéantit nous fait jouir. Notre grande invention spirituelle, c'est la négation, puis la négation de la négation, Hegel, etc. Europe ! Occident ! Rome et Jérusalem !

CAR L'ESPRIT VEUT TOUT ET SON CONTRAIRE.  L'esprit aspire en même temps à la connaissance et à l'apparence. A la science et au spectacle. Au marteau et au masque. Déconstruire des idoles pour en construire d'autres.  Pour cela, compter sur la « cruauté de la conscience intellectuelle et du goût » (& 230). Du goût supérieur, aristocratique, instinctif, évidemment, et non de celui de notre époque scientifique, égalitaire et "culturelle" dont l'obsession est de traquer le négatif, dévaloriser la souffrance (la croix !), moraliser l'instinct - et sans doute provoquer encore plus de mal que les anciens maux. La cruauté de César et d'Alexandre ne sera pas celle de Lénine et de Hitler - et sans doute le beau et noble mot de "cruauté" ne pourra aller à ces derniers. Voilà ce qu'il nous est aujourd'hui sans doute impossible de comprendre. Que les grands conquérants d'antan, les créateurs de civilisation, les merveilleux "grands hommes", tout couverts de sangs et de cadavres qu'ils étaient, n'ont rien à voir avec nos exterminateurs contemporains, rebuts d'humanité pétris par le ressentiment, la vengeance et le nihilisme, qu'ils soient sous-hommes nazis, anti-hommes communistes, scorpions islamistes. Tout paraît beau, grand et noble à côté d'eux - même nos anciennes horreurs. Eux, même le mal, ils le font mal.

 

nietzsche,thomas mann,docteur folamourADDENDUM - Le monde de Chantal Sébire vu par le très nietzschéen et très catholique Marc-Edouard Nabe.

L’obsession de notre monde ? Abolir le négatif. En finir avec toutes les souffrances – et donc en finir avec la vie qui va avec. Bien avant Philippe Muray, Nietzsche stigmatisa cette manie de l’époque (qui plus que la sienne est la nôtre) à faire du bien-être le terme de toute morale, et à se débarrasser à tout prix du tragique. Hélas, hélas ! Supprimer la souffrance, c’est supprimer l’unique cause qui fait que l’homme peut se dépasser. C’est rapetisser celui-ci au-dessous de lui-même. C’est en faire un monstre compréhensible que l’on ne peut plus ni relever quand il désespère, ni rabaisser quand il est trop content de lui.

A propos de monstre…

Dans son tract génial, paru en mai dernier, sur Chantal Sébire, et intitulé « Le ridicule tue », Marc-Edouard Nabe défrisa les consciences modernes en stigmatisant la tentation de celles-ci, heureusement avortée, d’instituer l’euthanasie comme désir légitime de tout un chacun, et devant être subventionné, sinon acclamé, par la société. Ce qu’elle nous a emmerdé ce printemps « la batracienne en souffrance » avec son discours tout fait sur le suicide assisté comme nouveau droit de l’homme !

« Pour Chantal, la « fin de vie » n’est pas assez légiférée en France. Qu’est-ce que c’est que cette manie de vouloir toujours être encadré par la loi ? Pour chaque moment de sa vie, l’homme du XXIe siècle a besoin qu’on lui donne la permission de le vivre. Même pour mourir il ne veut pas être hors la loi. »

Chantal voulait mourir – mais à condition que cela ne soit pas de son fait. Ce qu’elle voulait, la difforme sous influence, c’était une mort festive, plébiscitée, subventionnée, médiatisée - une mort spectacle.

« Madame Sébire veut faire de sa mort une cérémonie, au milieu de tous les siens, comme la Vierge Marie en dormition entourée de ses apôtres. D’abord une teuf pré-euthanasie toute la nuit, champagne et cotillons, danse des canards, et puis à l’aube, épuisée de rire et de bonheur, elle se ferait piquer par son toubib. Aïe et adios ! Une piqûre douce comme un baiser, de ceux qui transforment un crapaud en princesse charmante, car c’est comme ça qu’elle se voit, Chantal, morte : ressuscitée en quelque sorte, comme au bon vieux temps d’avant son cancer ! Oui, mais ça ne marche pas comme ça, la vie, Chantal... Encore moins la mort ! Tant qu’il y a de la vie il y a du désespoir. Personne au fond ne veut mourir, pas même Chantal. Se balader dans tous les médias comme une Miss France à l’envers est une façon de se raccrocher à la vie, de repousser finalement cette stupide évidence qu’elle s’est, ou qu’on lui a plutôt, mise dans la tête : qu’elle doit disparaître parce que trop moche et « incurable ». Évidemment, elle refuse qu’on l’opère, et soigne son cancer du nez à coup d’Aspégic ! Tu m’étonnes qu’elle souffre ! »

Elle souffre et elle veut mourir, alors qu’elle pourrait simplement vouloir la cessation de sa souffrance et continuer à vivre. Mais non ! Pas de ça mes gaillards ! Chantal est une dure qui ne fait pas de compromis. Les soins, c’est pour les chochottes. Elle, elle veut tout ou rien ! Donc la mort. Et « la racaille antimétaphysique », soit toute la société du spectacle, d’embrasser les noces funèbres de Chantal.

« Le seul geste d’humanité, maintenant, c’est d’assassiner quelqu’un qui souffre ! »

Car il n’est pas question qu’elle-même le fasse ! Le scandale Sébire, ce n’est pas une pauvre femme qui souffre le martyr toute la journée (d’ailleurs, elle ne souffrait pas tout le temps : des reportages télé nous la montraient en train de vaquer à ses occupations, faire la cuisine pour ses enfants, regarder la télé où elle devenait la nouvelle star, et répondre par téléphone à toutes les questions des journalistes avec une énergie qui force l’admiration), et qui ne peut se donner la mort elle-même, c’est une procédurière impitoyable qui demande que la société prenne en charge ce qu’elle se répugne à faire. Or, comme le dit Nabe, violemment inspiré :

« Est-ce bien catholique ? Vouloir maîtriser sa mort alors que c’est le job de Dieu. Même le suicide est encore une volonté divine, car c’est Dieu qui a inoculé dans l’âme du suicidaire la force (ou la faiblesse, on peut en discuter) de vouloir se tuer soi-même. Dans l’euthanasie, c’est le médecin (misérable ersatz de Dieu !) qui administre dans le simple corps du patient une vulgaire dose de poison mortel. Dans un cas, la personne est consciente tout en dépendant d’une force qui la dépasse; dans l’autre, elle se croit consciente parce qu’elle remet, pour ne pas dire trahit, son destin entre les mains d’autres hommes qui l’ont influencée. Ils l’assistent pour l’assassiner. C’est de l’assassistance ! »

Ce qu’il faut comprendre, c’est que :

« Le suicide fait encore partie de la vie, pas l’euthanasie qui fait partie de la mort ».

Sauf que Chantal Sébire est contre le suicide mais pour l’euthanasie ! Et d’ailleurs, après sa mort :

« Les pro-euthanasie reprochent maintenant à ceux qui ont refusé à Chantal le droit de mourir de l’avoir assassinée! En refusant de l’assassiner, ils l’auraient incitée au suicide ! Ça devient le pire des crimes de ne pas vouloir tuer son prochain ! ».

Grâce à Dieu, elle aura fini par renoncer à ses prétentions juridico-médiatiques et se sera suicidée comme une grande – retrouvant ainsi, au dernier moment, sa dignité.

« Le dernier jour de l’hiver, toute seule dans son salon, Chantal Sébire s’est couchée par terre, au milieu de ses fauteuils et de son divan qu’elle avait emmaillotés de housses comme des fantômes, pour éviter qu’ils ne s’abîment, avec le temps. »

Quant à Nabe, grâce lui soit rendue d’avoir eu cette « dure pensée » - généreuse en diable ![5]. Un de ces jours, il faudra aller lui acheter un de ses caleçons pour le remercier d'avoir été l'écrivain qu'il fût et qu'il devrait être toujours. Nous n'avons jamais douté de ce sale con.



[1] Goethe, Faust I, traduction Malaplate, GF, page 34.

[2] Thomas Mann, Le docteur Faustus, Albin Michel, p 466

[3] René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, biblio essais, Le Livre de Poche, p 227.

[4] Nietzsche, Œuvres complètes, vol. XIV : Fragments posthumes début 1888 – janvier 1889, Gallimard, 1977, p 224-225.

[5] On peut lire ce texte dans son intégralité sur le site de Nabe : http://marc.edouard.nabe.free.fr/Accueil.html

 

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09:51 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : nietzsche, thomas mann, docteur folamour, chantal sébire, nabe, goethe | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer