Chateaubriand / Crépu II - Grande jonction (28/11/2018)

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6 – Erreurs fondatrices ou l’Histoire de France

Il y a deux auteurs qui sont dans la lignée de Chateaubriand ou plutôt est-ce lui qui est dans la leur. Le premier est un homme d'église qui a prêché pour l'apaisement spirituel et le salut par la contemplation. Le second est un philosophe politique qui a proposé la séparation des pouvoirs et conçu la monarchie libérale. Tous les deux ont incarné cette tendance unique de notre culture, peut-être la plus belle, celle du dépassement des contraires, de la réconciliation des forces dans une synthèse supérieure, d'une sorte de Aufhebung à la française, mais qui n'a jamais réellement "pris" chez nous tant nous sommes radicaux, querelleurs, impossibles, totalitaires et inconséquents.

Fénelon - Montesquieu - Chateaubriand.

L'âme - La cité - Le style.

 

 

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Le premier, on le sait, a beaucoup influencé notre vicomte, celui-ci l'ayant même mis en scène dans ses Natchez.

« Fénelon permet de réaliser des points d'équilibre, non des totalités comme chez Bossuet. Cette forme d'élégance spirituelle dont Fénelon est absolument le seul à posséder le brevet, Chateaubriand en fera son propre centre de gravité sans cesser pour autant de rester, stylistiquement, un ancien élève de Voltaire, comme l'on dit d'un ancien élève des jésuites. » Penser comme Fénelon, écrire comme Voltaire - c'est possible.

Du second, on a dit que Chateaubriand aurait pu continuer le boulot. Le problème, c'est que l'Histoire ne l'a pas voulu – « comme s'il était inadmissible qu'un nouveau Montesquieu entre en lice. »  Pourtant, La Monarchie selon la Charte avait été mise noire sur blanc et ne demandait qu'à servir. Mais cette Restauration-là, trop subtile, synthétique, souveraine, casse les couilles des restaurateurs en place, Louis XVIII le premier. Au lieu d'un grand processus politique, nous avons « des épisodes de théâtre » : les échanges improbables avec le roi, les promesses en l'air, les conversations soi-disant visionnaires. En vérité, Louis XVIII sait trop la médiocrité de l'époque pour que la vision du vicomte ait une chance d'aboutir. Et puis, on n'est pas en Amérique ni en Angleterre où peut-être Chateaubriand aurait eu plus de chance. La France est devenue, depuis 89, peut-être même avant, sûrement avant, un pays idéologique et le pire qui soit. On connaît la définition tradi de l'idéologie - système appliqué sur le réel. On peut en donner une autre – sensibilité trop grande au temps (passé, présent ou à venir), insensibilité aux événements. Ainsi Maistre qui est un athée de l'événement et un mystique de la Providence... punitive. Tout ce qui va contre nous est de notre faute. Mais qui est ce « nous » ? Qui sont ces « vrais français » dont la droite se gargarise ? N’ont-ils jamais existé ? Le peuple n’est-il pas autre chose de la « multitude » agissante, pour reprendre le mot scandaleux de Spinoza ?

Quant à la France… N’a-t-elle jamais fait que des erreurs fondatrices ?

« Depuis quand la France est-elle malade d'elle-même à force de surdité ? Une des réponses possibles est : depuis la révocation de l'Edit de Nantes. Moment de prodigieuse imbécillité détruisant pour jamais, au nom de l'absolutisme, la chance historique d'une France qui ne verra jamais le jour et dont on ne finit pas de payer le prix encore aujourd'hui. Ou bien au moment de la condamnation par Rome des thèses de Fénelon sur le pur amour, brisant pour jamais la chance d'un équilibre entre l'ordre de la politique et celui de la mystique. »

Unité impossible. Réconciliation haïe. Equilibre toujours moqué par les purs et durs. Haro sur les modérés, les mous, les tièdes – libéraux centristes, mystiques apaisés, enfants de Montesquieu et de Fénelon, au pilori !

On comprend pourquoi Chateaubriand a fini par se lasser de la France - et pire à s'en amuser, devenant ce jean-foutre qui se fout de l'esprit de sérieux et qui a toujours raison contre son camp. Quand on s'est soi-même exclu du dispositif, on paraît instable. « Dans son Journal, Stendhal le surprend dans une librairie, petit homme vif, ne tenant pas en place. »

 

Gabriel Nerciat - Oui, oui, mais enfin il faut à la fois rendre justice à la Restauration (elle ne se borne pas aux dernières années ultramontaines de Charles X ou à la Chambre plus royaliste que le roi, et c'est elle en réalité, bien plus que la IIIe République, qui a inventé et expérimenté les grands principes de la démocratie parlementaire à la française - que retrouvera De Gaulle en temps voulu), et à l'inverse il ne faut pas trop idéaliser non plus l'héritage politique de Montesquieu. Si René peut partiellement lui être apparié, c'est justement parce que l'auteur de L'Esprit des lois était comme lui une sorte de patricien rebelle, mais beaucoup plus proche en fait de La Boétie que de son neveu Tocqueville : le modèle de Montesquieu est moins l'Angleterre de son temps, contrairement à ce que prétendent la plupart des livres de philosophie politique de la rue Saint Guillaume, que la République aristocratique (et conquérante) de Venise aux XV ou XVIe siècles. C'est un homme du passé, pas du tout un homme de l'avenir. Quant à l'histoire de la révocation de l'Edit de Nantes, j'y vois encore un autre poncif du juste milieu : outre qu'elle n'a pas eu les conséquences économiques désastreuses qu'on lui prête (c'est déjà le type de bobard qu'on retrouve aujourd'hui avec les commentaires continentaux sur le Brexit) et pour aussi cruelle et stupide qu'elle ait pu être dans les faits, c'est elle, au contraire, qui a réconcilié partiellement la nation avec son roi vieillissant et de plus en plus impopulaire ; la plupart des historiens aujourd'hui en conviennent. C'est amusant d'ailleurs de voir ici Crépu reprendre en fait, sans doute à son insu et en la retournant, une thèse d'origine maurrassienne (l'origine de la Révolution, pour l'auteur de L'Enquête sur la monarchie, ce sont les huguenots - et pas les Juifs). Mais évidemment, si l'on part du principe post-soixante-huitard selon lequel le peuple n'est rien d'autre qu'un mythe fasciste, on se condamne à un certain révisionnisme appliqué à l'histoire de France - qui n'a rien à envier, je le crains, à ceux de Mélenchon ou des éternels hébertistes. Mais comme vous le disiez, mes préventions à l'égard de Crépu m'égarent peut-être.

Pierre Cormary - Eh eh Gabriel, vous voyez que vous aussi, vous recherchez là "le juste milieu" entre Montesquieu (surestimé, selon vous) et Louis XVIII (sous-estimé), et je vous suis autant sur le modèle vénitien XVIème siècle qui anime le premier que sur le côté "labo moderne" que fut la Restauration période Louis XVIII. N'empêche que celle-ci parut justement très médiocre aux critiques de l'époque (dont vous auriez fait partie, non ?   )

Il est toujours plus facile de se positionner une fois l'histoire faite que pendant qu'elle se fait - le comble étant qu'on juge souvent son présent de manière hautaine et en fonction d'un passé jugé toujours plus grand alors qu'on aurait été impitoyable avec ce passé si on en avait été. Mais c'est à mon tour de glisser dans le procès d'intention.

Sur la révocation de l'Edit de Nantes, il est clair que ce fut une connerie et même une saloperie (et j'aime bcp Louis XIV, hein ?), prétexte à une mauvaise réconciliation, non pas tant celle de la nation avec elle-même que de la nation avec son roi impopulaire (qui d'ailleurs ne dura pas) et contre des soi-disant ennemis - même si Maurras a raison sur ce point : la Révolution trouve ses prémisses dans le protestantisme et pas du tout dans le judaïsme, et qu'elle est quelque part une revanche contre cette révocation.

Gabriel Nerciat - Oui, vous avez sans doute raison, Pierre : on est toujours excessivement injuste envers le présent, surtout lorsqu'on a l'instinct d'un conservateur, parce qu'il y a une certaine facilité rétrospective à comparer une époque contemporaine que l'on ne connaît que partiellement à un passé que l'on sait fini et que l'on reconstitue inadéquatement et/ou idéalement en fonction du recul du temps qui s'est écoulé. Peut-être qu'un jour après tout je regretterai Macron, comme Macron aujourd'hui me ferait presque regretter Sarkozy et Chirac - contre lesquels, la plupart du temps, je n'avais pas de mots assez durs lorsqu'ils étaient au pouvoir (ou feignaient d'y être). Mais n'empêche ; c'est aussi une façon de ne pas demeurer l'esclave ou l'obligé des médiocrités de son temps. Louis XVIII, en fait, a surtout été critiqué ou méprisé parce qu'il était revenu au pouvoir en 1815 "dans les fourgons de l'étranger", qu'il succédait à Napoléon et que, comment dire, son physique ne le servait pas vraiment. Mais je ne suis pas du tout certain qu'il ait été si impopulaire que cela, du moins dans les milieux de la petite et moyenne bourgeoisie catholique des provinces demeurées de culture royaliste ; il ne faut pas se laisser abuser rétrospectivement dans l'autre sens, par les clameurs des ultras (ou plus tard de Léon Bloy). Et même Charles X, au début de son règne, portait beau (il faut se souvenir des premiers poèmes enthousiastes du jeune Victor Hugo qui assista à son sacre). Pour ce que Maurras dit du protestantisme, évidemment qu'il y a une part de vérité (encore qu'il mésestime gravement le rôle des jansénistes dans les Parlements - que Taine, qu'il connaissait pourtant très bien, avait parfaitement analysée), mais ce n'est voir vraiment qu'une petite partie des choses. Dans l'ancienne France, il y avait une religion royale, liée aux figures de Clovis et de saint Louis, qui n'avait pas d'équivalent en Angleterre ou en Espagne, et qui avait précédé l'avènement de l'absolutisme comme celui du protestantisme. Le divorce entre une partie de la France et ses rois, c'est d'abord la conséquence de l'obsolescence d'un mythe. La force de la Révolution française, c'est qu'elle va opposer à ce mythe déclinant un autre qui deviendra beaucoup plus actif et mobilisateur - celui de la nation gauloise opprimée par les féodaux germaniques, en retournant contre l'aristocratie et le clergé le "contre-mythe" de Boulainvilliers (qui fascinera encore Michel Foucault, soit dit en passant, dans les années 1970). Chateaubriand connaît trop bien les passions religieuses et la matière des mythes pour croire qu'un mythe dont la prégnance est passé puisse être artificiellement ressuscité, surtout après les deux décennies de gloire européenne et sanglante que Napoléon avait suscitées après les échecs répétés de Louis XV (ce que le positiviste Maurras sera inapte à comprendre vraiment).

 

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 7 - Chateaubriand, grande jonction

Las ! Pas plus que Chateaubriand n'a réussi à imposer ses vues, nous n’avons un regard de lui. Vous imaginez si ça avait été le cas ? On aurait la photo de quelqu'un, né sous l'Ancien Régime, qui a vu la Révolution, survécu à la Terreur, croisé Napoléon et George Washington et assisté à quatre-vingt ans d'histoire en direct en plus d'être l'un des rares de son temps à nous deviner. « Tout, chez Chateaubriand, tend la main à notre présent. Il serait donc normal, logique, qu'un point de jonction optique s'établisse entre lui et nous. C'était jouable. »

Chateaubriand ou la jonction. Non pas le centre mou du juste milieu, cher Gabriel Nerciat, mais bien la jonction. « Chateaubriand, dans un parfait timing générationnel, occupe le lieu géométrique du transit révolutionnaire qui sépare le vieux monde du nouveau. Qui occupe ce lieu, il lui incombe de l'écrire. C'est toute l'aventure de François-René : l'écriture récapitulatrice d'un drame fondateur, l'histoire d'une désunion vouée à la recherche de son chiffre initial perdu. »

Ecrire la rupture des temps. Et c'est pourquoi, selon le mot de Julien Gracq, « dès qu'il paraît, il est seul. » Seul au centre de tout. Seul comme un revenant qui vient d'ailleurs et qui va éternellement (au moins jusqu'à nos jours). Le comte de Saint-Germain, c'est lui !

Après tout, il aurait pu se suicider - comme sa soeur. Ou faire que ses personnages se suicident. Mais René, contrairement à Werther, ne se suicide pas. René (re-né!) résiste à la rupture des temps. Et c'est pourquoi Crépu a raison d'insister sur la vitalité du vicomte. Chateaubriand est un grand vivant, autant qu'un grand voyant, qui passe son temps à parler de la mort, mais non pour s'y complaire, pour la retarder au maximum. Ce n'est pas parce que notre monde s'écroule que l'on va s'écrouler avec lui. Bien au contraire, on va le traverser. On va le sublimer. On va même s'en amuser. Et surtout, on va l'écrire.

Au diable les théodicées maistrienne et marxiste ! Au diable les deuils passés et à venir !

« On peut dire de ce point de vue que les Mémoires sont l'expérience d'un deuil retourné, à l'antipode de la mélancolie morbide dont on les affuble en permanence, exactement comme on refuse à Dante, après l'Enfer, la possibilité du Paradis. »

Serons-nous vulgaires jusqu'à dire que Chateaubriand fut un homme qui poursuivit le bonheur jusqu'au bout et en donna ? Bien sûr, nous le serons. Le bonheur est plus important que la vérité, qu'il se trouve dans l'amour ou le souvenir.

 

Gabriel Nerciat - Oui, tout cela est très vrai, Pierre ; mais en fait, ce que Crépu et vous dites de René, on peut le dire de la plupart des Romantiques, qui, à l'exception des tôt ou tard venus (Keats, Chopin, Baudelaire, Brahms), furent des hommes et des créateurs d'une incroyable énergie et d'un considérable appétit de vivre. Vous parlez de Werther, mais Werther, c'est le jeune Goethe - et Goethe non plus ne s'est pas tué (Napoléon, d'ailleurs, ne s'y est pas trompé, qui disait que ce livre était l'un des plus énergiques et vitalisant qu'il avait pu lire). L'erreur, c'est justement de croire que la passion du deuil, du temps perdu et que l'on ne retrouvera pas, est la même chose que la mélancolie (ou la dépression, comme on dit maintenant). La dépression, au contraire, c'est pour Philippe Labro ou Emmanuel Carrère ; ce n'est pas pour René ou pour Berlioz, encore moins pour Proust ou pour Giono. Goethe, d'ailleurs, était désespéré de mourir lorsque vint son agonie : comme Ulysse, il voulait farouchement rester parmi les mortels ; il a hurlé pendant trois jours entiers dans son lit avant de rendre son dernier souffle. Car la mort et la vie ne s'excluent pas, elles se fécondent, et peut-être qu'en effet, authentique vicomte de Saint Germain, Chateaubriand est celui qui le démontre le mieux (mais tous les grands créateurs au fond le savent bien, même lorsqu'ils en meurent tels Van Gogh ou Nicolas de Staël). La vraie jonction que Chateaubriand réalise, dès le Génie du christianisme, n'est pas entre le nouveau monde et l'ancien, mais entre le tombeau et la jeunesse pérenne de toute création esthétique. C'est cette part de paganisme maintenu jusque dans le coeur vivant de son christianisme qui forme le substrat de son génie (comme chez Péguy, d'ailleurs, à qui Crépu l'opposait, je crois, très superficiellement, dans l'un de vos statuts précédents). Car le vrai secret du bonheur, peut-être, c'est qu'il est le propre des individus qui ont suffisamment de force d'âme pour ne pas le rechercher.

Pierre Cormary - Le bonheur comme force d'âme, la joie comme force majeure dirait mon cher Clément Rosset. Mille fois d'accord. Ceux qui "recherchent" le bonheur ne le trouvent jamais.

Mais cela voudrait-il dire que tout dépend du caractère, donc de la grâce ? D'où vient qu'un tel est une nature malheureuse et qu'un autre est d'une nature heureuse ?

On n'en sortira jamais.

Marc Rolland - Dans le genre vertige du temps, vous pouvez écouter la voix de Von Moltke sur un cylindre - lui qui est né en la dernière année du XVIIIe siècle. Le temps venant à grands pas, je suis parfois sidéré de me rappeler que j'ai discuté plus d'une fois avec Ernst Jünger - qui était resté tout au long de sa vie un homme du XVIIIe.

 Pierre Cormary - Sans oublier Edouard-Léon et son "Au clair de la lune" - https://www.youtube.com/watch?v=dcMIOiO9uUI

 Marc Rolland - Si vous avez l'occasion d'écouter la voix de Bismarck sur cylindre, le chancelier se montre facétieux - il récite la vieille chanson anglaise 'In Old Colonial Times' (dont l'air s'entend parfois lors des 'Secrets de l'Histoire') puis... la Marseillaise !!!!!

 Pierre Cormary - Dans le genre, n'oublions pas l'excellent Monsieur Huet http://theconversation.com/lhistoire-meconnue-du-premier...

 Pierre Cormary - Quant à Bismark chantant la Marseillaise - https://www.youtube.com/watch?v=czko31-6O8I

 (Sinon, extraordinaire en effet que vous ayez pu dialoguer avec Ernst.)

 

 

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8 – Sel et sucre

« Ce que j'ai voulu donner à sec, lui l'a trempé dans le sucre », écrivait Bonald à propos du Génie du christianisme, ce livre qu'on se croit toujours obligé de qualifier « d'un autre temps ». Tout ce que l'on a dit sur Chateaubriand « mauvais théologien », « chrétien de circonstance, plus poète que chrétien d'ailleurs », et sur son livre, « propagande Dziga Vertov » et « féérie de patronage », dont le succès ne s'explique que parce que l'époque était justement déchristianisée et que celui-ci apparaissait comme une forme d'exception paradoxale. « S'il y a une preuve de l'incrédulité d'un siècle, c'est un pareil livre en faveur de la religion », écrit le baron de Frémilly, cité par Crépu.

Plus grave, ce sont les chrétiens durs à cuire eux-mêmes qui ont conspué le christianisme du Génie - trop glamour, trop enchanté, trop culturel aussi, rien à voir avec Tertullien, Pascal... ou Simone Weil. Ok, les gars, il faut souffrir, il n'y a que ça qui vous intéresse. Derrière tout ça, on se demande s'il y a autre chose - une sorte de refus d'un christianisme populaire, un dégoût devant un catholicisme heureux et un ressentiment devant Chateaubriand, « le dernier catholique heureux » ? Ils vous provoquent des aigreurs ? Tant mieux.

D'autres, comme Sainte-Beuve, tenteront de s'en tirer en expliquant qu'avec le Génie, Chateaubriand a voulu « venger le XVIIème siècle ». Possible. « Ce que venge surtout Chateaubriand, écrit Crépu, c'est l'esprit de continuité que la Révolution a brisé. Esprit de continuité qui enchaîne les siècles et les traditions : c'est dans la langue d'Homère et de Virgile que les Pères ont expliqué la Foi. ». Capital, ça. On écrit le nouveau monde dans la langue de l'ancien (Chateaubriand écrit le XIX ème dans la langue XVIII ème) ou le contraire, on écrit l'ancien monde dans la langue du nouveau (Maistre parlant le Voltaire - lui aussi -  mais pour nous expliquer le temps d'avant Voltaire.)

Quoi qu'il en soit, le public de l'époque ne s'y est pas trompé. Le Génie réhabilitait le sentiment religieux, la poésie de l'Evangile, l'émotion pastorale – « ce que [ne vit pas] Mme de Staël qui travaille sur les mêmes hypothèses mais d'une façon trop abstraite : comment articuler une discours religieux adapté au moderne ? Comment définir une sorte de religion républicaine ? Programmes de colloque à Science-Po, on ne remplit pas l'Olympia avec ça, ni les travées de Notre-Dame. »

Pour autant, le succès du livre ne change pas vraiment les choses. Quelque chose a vraiment changé en France depuis la Révolution. Quelque chose qui touche au fondement a été atteint. « Les messes ont beau avoir repris du service, on pense un peu à autre chose. A quoi ? Mystère. Les sphinx et les griffons du Consulat pourraient répondre... Ce qu'ils gardent en silence, en réalité, c'est un effondrement de caractère métaphysique dont nul, excepté Joseph de Maistre, n'est véritablement conscient. » C’est là où la Terreur a gagné pour toujours.  « Le vieux socle judéo-chrétien où s'arc-boutaient depuis Capet les royautés successives » a été ébranlé. Sacre de Napoléon puis plus tard Restauration n'y feront rien. Dieu est bien mort en France en 1793. Le « retour du religieux », du moins du chrétien, n'est, hier comme aujourd'hui, qu'une impression.

 

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9 – Du peintre au musicien

Avec Les Martyrs (1809), Chateaubriand écrit son dernier livre « classique ». A partir de Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), il passe à autre chose. Une forme de littérature à la fois plus directe (Crépu le compare à Hemingway) et surtout plus musicale, c'est-à-dire jouant avec le temps. Aux tableaux un peu guindés à la Poussin de ses premiers livres, il passe aux récits fulgurants et aux mémoires symphoniques où le rythme et l'éternité sont tout. On aimerait dire que de peintre, il se fait musicien.

Est-ce là qu'il devient proprement « romantique » au sens inquiétant où Maurras l'entend - c'est-à-dire ce moment où l'auteur de René va dérégler l'esprit classique français ? Emporter la raison cartésienne ? Importer le Sturm und Drang dans nos beaux jardins chiants ? Et pire que tout, devenir « anarchiste » en politique - Maurras allant voir même en lui « un protestant honteux » mais cachant son jeu derrière « la pourpre de Rome » ? En tous cas, un traitre à son camp. Maurras le déteste tellement qu'il le compare à Néron et Sade ! Ce qui est vraiment hors sujet : Chateaubriand n'est ni Flaubert ni Baudelaire et n'a pas de « trouble sadien ». En vérité, rien de morbide en lui - et il faut être un fanatique du ressentiment romantique comme Maurras pour oser ce genre de choses. Encore une fois, ce qu'on ne supporte pas chez Chateaubriand, c'est son sens du bonheur - et, oserais-je le dire, son romantisme équilibré, sa mélancolie heureuse. Et quelqu'un qui n'a jamais laissé sa tête dominer son coeur (comme tous les gens vraiment sensés.)

 

A SUIVRE

 

11:00 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel crépu, fénelon, montesquieu, madame de stael, le souvenir du monde, essai sur chateaubriand | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer