Déconfiture de la quarantaine, par NAOMI HAL (26/06/2020)

Je ne vais pas passer par quatre chemins, Pierre. Tu sais que je t’aime, t’admire et te trouve beau même si tu es obèse, hypocondriaque et parfois puéril. J’aime tes travers, tes ratures, tes hontes que tu racontes sans tabou, j’aime les descriptions faites sur ce blog de ces orgies de bouffe que tu ingurgites sans scrupule, ces quantités astronomiques que tu avales pour tenter de combler tes manques, ce désir irrépressible, à mi-chemin entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, auquel tu cèdes si facilement. J’aime tes faiblesses et ce paradoxe qui fait qu’au coeur du désastre, tu restes un petit-bourgeois distingué qui privilégie le confit de canard au sandwich emballé, les bouteilles de vin rouge au coca, la berceuse d’une sonate au piano au brouhaha de la télé. Tu sais enchaîner les références rares en toute décontraction et même pas pour frimer, mais aussi décrire comme personne cette sensation d’être une grosse merde, que tous ceux qui valent le coup connaissent un jour. Je t’admire pour ta prétention à l’excès, ton intelligence, tes angoisses, ton humour.

Tout cela, tu le sais, je te l’ai déjà dit. En revanche, dès que tu commences à vanter les vertus du confinement, dès que tu commences à expliquer en quoi cette incarcération de force est une parenthèse enchantée, voire un cadeau du ciel – ce que tu t’es permis très souvent ces derniers mois – là, j’ai envie de t’encastrer dans le mur. Là tu m’énerves, mais tu m’énerves, vraiment. Paroxysme de l’égoïsme : tu en redemandes, tu aimerais que cette période se répète, s’étende à l’infini. Toi et ceux pour qui « l’enfer c’est les autres », ces privilégiés qui sont sortis du leur et qui, parfois, faussent les règles du jeu en avalant des antidépresseurs, ignorent ceux pour qui tout remonte à la surface.

Il est vrai que tu pratiquais le confinement avant toute le monde. Toi qui as su te construire un royaume intérieur, à l’abri du monde, dédié à tes béatitudes sacrificielles, comme tu dis, et tes jouissances en solo. Opéra, littérature, cinéma : le luxe n’a pas besoin de social. Et le tour de force est réussi, puisqu’on entre dans l’oeuvre et la vie de Pierre Cormary comme dans la chapelle Sixtine : le corps est immense, imposant, débordant, le cœur lui, est fin, distingué et même la grossièreté n’est jamais vulgaire. « Je vis pour le plaisir, la beauté », m’as-tu dit lors d’une énième conversation sur le sens de la vie. Oui, ça avait beaucoup plus de gueule que mon « je vis pour l’amour », une aspiration m’a toujours mené à la catastrophe. Vivre pour soi au fond, c’est le secret d’une vie heureuse. Encore faut-il le pouvoir.

Sache, mon Pierre, que si l’on devait faire le procès du confinement, tu me trouverais sur ta route et j’apporterai tous les arguments de ceux pour qui « l’enfer c’est soi » et qui, dans un schéma inverse, se rattachent à tout ce qui leur permet de fuir leur pire geôlier, c’est-à-dire eux-mêmes. J’apporterai tous les arguments de ceux qui sont facilement abattus par leurs obsessions et pour qui cette période fut désastreuse, des arguments auxquels tu as jusqu’ici toujours semblé imperméable. Pourtant, il me semble que toi aussi tu étais prédisposé à l’auto-flagellation : comme le mien, ton père n’a cessé de te dire que tu ne valais rien, que tu ne réussirais à rien et qu’il ne valait mieux pas essayer. Il est vrai que, comme tu me l’as rappelé souvent, vingt ans nous séparent et le temps apaise les tempêtes, cicatrise les blessures, panse les plaies. Peut-être, qui sait. En attendant je demande instamment aux cieux de ne pas vous écouter Pierre. On ne souhaite jamais l’enfer à son prochain.  

 

NAOMI HAL

 

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10:57 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : coronavirus, confinement, solitude, dépression, jouissance, orson welles, jeanne moreau, falstaff | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer