La Comédie des erreurs - Faux-semblants (15/11/2020)
Pièce de jeunesse, « expérimentale » s’il en est, conçue comme une « gymnastique de l’esprit », à l’intrigue faussement obscure (deux paires de jumeaux homonymes qui ne se connaissent pas sèment la pagaille à Ephèse), usant d’une rhétorique de catéchisme sur le mode des questions/réponses (la même que reprendra Joyce dans l’avant-dernier chapitre d’Ulysse), et qu’un critique antédiluvien, Jacob Isaacs, qualifia d’« exercice d’archéologie dramatique », La Comédie des erreurs, première comédie de Shakespeare, est surtout celle qui contient toutes les autres : elle commence par le récit d’une Tempête, raconte la séparation d’une famille (comme dans Périclès), met en scène un marchand condamné à mort pour dette (comme dans Le Marchand de Venise), contient sa Mégère apprivoisée (avec le personnage d’Adriana), se termine avec le retour d’une mère miraculée et miraculeuse (comme dans Le Conte d’hiver), le tout à travers une impossible histoire de jumeaux (comme dans La Nuit des rois), c’est-à-dire une histoire de même, de mime et de diable. Car le mime, c’est le diable et c’est pourquoi l’on assistera à une tentative d’exorcisme à l’acte IV dans une scène hautement burlesque
Si, comme l’a développé René Girard dans Les Feux de l’envie, tout le théâtre de Shakespeare tourne autour de la rivalité mimétique, alors La Comédie des erreurs développe celle-ci à l'état chimiquement pur et de fait trouve sa véritable valeur, très grande à mon avis, de pièce à programme, burlesque et hautement symbolique et à laquelle la merveilleuse production BBC de Shaun Sutton (1983), avec Michael Kitchen dans le rôle des deux Antipholus et Roger Daltrey (oui, celui des Who !) dans celui des deux Dromion, a rendu justice. L’un des sommets de la série.
Tout n’est en effet que méprises, malentendus, ébahissements jusqu’au risque de la folie et de l'emprisonnement sinon de la violence et de la mort, dans cette histoire improbable mais terriblement significative sur le plan métaphysique où, comme le dit Henri Fluchère, « à chaque coin du décor, l’Erreur guette les personnages ». Car au-delà des chassés-croisés des personnages qui se croisent sans cesse sans jamais se reconnaitre et qui donnent à la pièce une irréalité dramatique qui fait son charme, La Comédie des erreurs ne met rien en moins en scène que les troubles de l’identité, le tragique des malentendus, l’impossible communication des uns avec les autres. Qui n’a jamais souffert de ne pas être compris (notamment au sein de sa famille) ou pire d'être nié dans ce qu'il avait de plus vrai et de plus authentique ? Qui n’a pas cru devenir fou en constatant qu’il était invisible auprès de ses proches ou vu de manière déformée par ceux-ci (un peu comme dans La Moustache, d’Emmanuel Carrère, auteur d’ailleurs traversé par cette thématique des doubles des inversions) ? Qui n’a pas subi ce que l’on pourrait appeler « une injustice ontologique » où tout ce que vous faites et êtes se retourne contre vous ? C’est cela le vrai sujet de La Comédie des erreurs, pièce qui par ailleurs est l’une des rares de Shakespeare à respecter les trois unités de temps, de lieu et d’action – et comme s’il fallait avoir le cadre le plus serré possible pour mener à bien la grande confusion identitaire.
« Je suis en ce monde comme une goutte d’eau qui cherche une autre goutte dans l’Océan », dit Antipholus de Syracuse à la recherche de son frère jumeau, Antipholus d’Ephèse, lui-même marié à Adriana et sur laquelle va bientôt tomber le premier, estomaqué qu’elle le prenne pour son mari (comme dans le mythe d’Amphitryon auquel la pièce fait évidemment référence), et décidant d’en profiter.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE – C'est moi qu'elle prend pour thème de ses invocations ! Quoi ! L'aurais-je épousé en rêve ? Où serais-je endormi à présent et songerais-je que j'entends tout ceci ? Quelle erreur égare nos oreilles et nos yeux ? Jusqu’à ce que j'aie éclairci cette incertitude, je me prêter à l'illusion qui s'offre.
Une illusion certes avantageuse au risque que sa raison vacille :
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE – Suis-je sur terre, au ciel ou en enfer, endormi ou éveillé, fou ou dans mon bon sens ? Connu d'elles et méconnaissable pour moi même ! Je dirai comme elles, j'irai jusqu'au bout, et je me laisserais aller à toute aventure dans ce brouillard.
Les identités que l’on se vole sans le savoir ou en le sachant. Le rêve mimétique qui peut se transformer en cauchemar… ou en coups – ceux que reçoit en rafale le pauvre Dromion d’Ephèse, serviteur d’Antipholus d’Ephèse et d’Adriana et qui ne sait plus comment se protéger entre sa mégère de maîtresse et son nouveau (et faux) maître plus brutal que l'ancien sinon en raisonnant comme tant de personnages de valets :
DROMON D’EPHÈSE – Le chapon brûle, le cochon tombe de la broche. L’horloge a frappé douze coups, et ma maîtresse en a frappé un… sur ma joue. Elle s’est échauffée ainsi parce que le dîner a refroidi ; le dîner à refroidi parce que vous ne rentrez pas ; vous ne rentrez pas parce que vous n'avez pas d'appétit ; vous n'avez pas d'appétit parce que vous avez déjeuné ; mais nous, qui savons par expérience ce que c'est que jeûner et prier, nous faisons pénitence aujourd'hui par votre faute.
Et un peu plus loin :
« Vous me chassez d’ici, lui me chasse de là-bas ; si je reste à ce service-là, au moins recouvrez-moi de cuir. »
Quand vérité et fausseté aboutissent aux mêmes douleurs. Quand les situations sont doublées et même quadruplées et se contredisent ou s'annulent avec une symétrie diabolique. Quand la symétrie mène le monde et provoque sa ruine. Car la symétrie mène toujours à la folie (ou y vient, c’est selon), comme la mêmeté est synonyme de mort (se rappeler le Monsieur Klein du Losey). C’est dans l’altérité reconnue comme telle que l’on trouve et prouve son existence et sa présence au monde et c’est dans la dissymétrie assumée que l’on pense. La dissymétrie, c'est-à-dire le tiers, l'impair, la distinction, tout ce qui empêche le double, le pair, l'indistinction – même si vivre dans l’autre ou à la place d'un autre peut être tentant quoique très dangereux (Emmanuel Carrère encore, dans La Classe de neige, L’Adversaire, Limonov, D'autres vies que la mienne).
Et comme rien n'est simple, le même conduit à la mort mais aussi à l’amour. Mari et femme ne ferons qu’une seule et même chair, dit l'Evangile – et quand l’un trompera l’autre, celui-ci en sera affecté. Si l’époux se renie, son épouse est reniée à travers lui.
ADRIANA – Comment se fait-il que tu te renies ainsi toi-même ? Je dis toi-même, puisque tu me renies, moi qui, inséparable de toi, confondue avec toi, suis plus que la meilleure portion de ton cher être. (…) J'ai sur moi la tâche de l'adultère ! La fange de la luxure est mêlée à mon sang ! Car, si tous deux nous ne sommes qu'un, et si tu es infidèle, j'ai dans les veines le poison de ta chair, et je suis prostituée par ta contagion.
Dans cette pièce toute « mécanique » et artificielle, d’ailleurs celle des hommes, une autre pièce s’écrit, celle du drame conjugal, féminin et féministe. Si la comédie des erreurs est masculine, la tragédie de la vérité est féminine. Et si les femmes deviennent hystériques, la faute en revient toujours aux hommes.
ADRIANA – Il faut qu’il accorde à ses mignonnes la faveur de sa compagnie, tandis qu’à la maison, je suis affamée d’un regard aimable. L'âge brutal a-t-il enlevé les séductions de la beauté à mon pauvre visage ? Eh bien, c'est lui qui l'a ravagée. Ma conversation est-elle ennuyeuse, mon esprit stérile ? Si je n'ai plus la parole vive et piquante, c'est que son insensibilité, plus dure que le marbre, l’a émoussée. Est-ce par leurs parures éclatantes qu’elles amorcent mes affections ? Ce n'est pas ma faute ; il est le maître de ma fortune. Quelle ruine y a-t-il en moi qui n'ait été ruinée par lui ? si je suis défigurée, c'est lui qui en est la cause. Un regard radieux de lui réparerait bien vite ma beauté délabrée. Mais lui, cher indocile, il a brisé la palissade et cherche peinture ailleurs ; et moi, pauvrette, je ne suis plus que son mannequin.
Encore que les femmes puissent aussi tourmenter les hommes à leur façon et comme à la fin de la pièce le blâme l’abbesse à Adriana qui avoue passer son temps à reprendre son mari.
ADRIANA – C'était le thème de tous nos entretiens ; au lit, j'insistais tant qu'il ne dormait pas ; à table, j'insistais tant qu'il ne mangeait pas. Dans le tête-à-tête, c'était le sujet de toutes mes paroles ; en compagnie, j'y faisais souvent allusion ; toujours je lui disais que c'était vilain, que c'était mal.
L’ABBESSE – Et de là vient que l'homme est devenu fou. Les venimeuses clameurs d'une femme jalouse sont un poison plus mortel que la morsure d'un chien enragé. Il est clair que tes injures ont empêché son sommeil ; et de là vient que sa tête est en délire. Tu dis que ses repas étaient assaisonnés de reproches ; des repas troublés font de mauvaises digestions, d’où naît le feu ardent de la fièvre ; et qu'est-ce que la fièvre sinon un accès de démence ? Tu dis que ses plaisirs étaient troublés par tes récriminations : la douce distraction interdite, que survient il ? Une morose et sombre mélancolie, parente du sinistre et inconsolable désespoir, et à ses talons, un immense cortège pestilentiel de blêmes désordres ennemis de la vie. Être troublé dans ses repas, dans ses plaisirs, dans le repos réparateur de la vie ! Il y a là de quoi rendre fou un homme ou une bête. En conséquence, donc, ce sont tes accès de jalousie qui ont enlevé à ton mari l'usage de la raison.
Dans La Comédie des erreurs, chacun fait tort à l’autre, consciemment ou inconsciemment, moralement ou malicieusement. Le proche devient un reproche. Le miroir, un repoussoir. L’autre, un même peu amène. Antipholus de Syracuse a cru pouvoir s’amuser avec la femme de son frère (mais dont il ignorait qu’elle l’était), il finit par douter de la situation, voire de l’ambiance qui règne dans cette ville « gouvernée par des sorcières » et qu’il veut quitter au plus vite. Grâce à Dieu, représentée ici par l’abbesse, la symétrie sera brisée, la mêmeté différenciée, l’identité remise à chacun et tout finira bien. L’erreur était le fait de la parité, la vérité est celui de l’impair. Parité et pureté du diable. Imparité et impureté de Dieu.
A suivre Les Deux gentilhommes de Vérone - L'impromptu dramatique
08:06 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : shakespeare, rené girard, feux de l'envie, même, autre, identité, faux-semblants | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer
Commentaires
pierre, je ne comprends pas bien où vous voulez en venir avec cet article.
il faut dire que je n'ai jamais lu girard, ni la pièce dont il est question.
ceci dit, les 2 dernières phrases me semblent éminemment fantaisistes et réversibles.
Écrit par : denis_h | 16/11/2020