IV - Conte d'hiver (la question du choix) (05/03/2016)

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5 - Le mouvement de la foi.

Job est ridicule au jugement de l'éthique - et Abraham criminel. Rejeter la responsabilité de ses malheurs sur Dieu est puéril, expliquer que l'on va sacrifier son enfant au nom de Dieu, terroriste. Il n'y a pas plus anti-mystique que l'éthique. Non seulement l'éthique ne secourt jamais personne mais encore martyrise-t-ellle quiconque qui a failli. L'éthique ne s'en laisse compter ni par le scandale ni par la folie qu'est le christianisme. L'éthique ne comprend pas très bien ce Jésus qui se fait crucifier pour sauver les hommes de leurs propres péchés. Et avouons que nous non plus. On tente d'être chrétien, on échoue à chaque fois - car tous, nous sommes à plus ou moins de degré « possédés » par l'éthique.

« Oui, je ne puis accomplir ce mouvement [de la foi], geint Kierkegaard (et nous avec lui). Dès que j'essaye, la tête me tourne et je cours me réfugier dans l'amertume de la résignation »,

ou encore

« accomplir le dernier, le paradoxal mouvement de la foi, m'est tout simplement impossible. »

C'est cela, être chrétien - sentir que c'est impossible de l'être vraiment ! La grandeur horrible de Kierkegaard est d'avoir osé le dire aux chrétiens. Tu fais semblant de croire. Tu ne crois pas vraiment. Tu es toujours aussi moral et d'ailleurs aussi pécheur. Quoique tu ne voies pas bien ton péché primordial qui est de croire que tu es un bon chrétien. Etre chrétien, à la lettre, signifie savoir qu'on ne peut être un bon chrétien. Etre chrétien, c'est essayer tous les jours de l'être. Horrible, l'individu qui se croit chrétien parce qu'il est vertueux ! Car le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi (Kierkegaard).... et la haine de la foi, à un certain moment, c'est la vertu (ça, c'est de moi.)

Devant cela, le philosophe éclate d'un rire moral et rationnel.

« Il est hors de doute que Socrate eût dirigé les flèches empoisonnées de son ironie et de ses sarcasmes contre Job et ses folles revendications, et plus encore contre Abraham qui se précipita les yeux fermés dans l'Absurde ».

Et bien, riez, philosophes, vous n'êtes bons qu'à ça de toutes façons.  Deleuze n'a-t-il pas dit que si un jour la philosophie devait mourir, ce serait de rire ? Contre la raison et le Cogito, Pascal avait parié sur l'existence de Dieu et la possibilité du salut. Contre la dialectique et l'Esprit, Kierkegaard osera le saut de la foi. Exactement comme Indiana Jones à la fin de La dernière croisade. Riez, vous dis-je !

Nous, nous essayons de sauver Abraham.

« Admettons qu'Isaac ait été réellement sacrifié, Abraham croyait ! Il ne croyait pas qu'il deviendrait heureux un jour dans un autre monde. Non, il le serait ici dans ce monde. Dieu pouvait lui donner un autre Isaac, Il pouvait ressusciter le fils égorgé ! Abraham croyait en vertu de l'absurde : pour lui, les calculs humains n'existaient plus depuis longtemps. Et afin d'écarter le moindre doute sur sa façon de comprendre la foi d'Abraham et le sens de son acte, Kierkegaard rapproche sa propre cause de celle d'Abraham. Il ne le fait, ni ouvertement, ni directement, cela va de soi. Nous savons déjà que les hommes ne parlent jamais ouvertement de ce genre de choses, Kierkegaard encore moins que quiconque : c'est justement pour cela qu'il inventa sa théorie de l'expression indirecte. A l'occasion, entre autres, il est capable, il est vrai de nous dire : chacun décide par lui-même et pour lui-même ce qu'il doit comprendre par Isaac. »

 

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A chacun son Isaac. A chacun sa Régine. Je vais tuer Isaac mais Dieu me le rendra (ou m'empêchera au dernier moment). Je ne peux aimer Régine (je ne peux aimer aucune fille) mais Dieu, à qui rien n'est impossible, me permettra de l'aimer. La foi, c'est le désir d'être repris en Dieu. Jusqu'ici tout allait mal, à cet instant qui va arriver, tout va changer. Ma vie est dans cet espérance folle que tout change. La Félicie du Conte d'hiver de Rohmer ne raisonnait pas autrement : même si elle ne retrouve jamais Charles, l'homme de sa vie rencontré un été sur la plage, et accessoirement, père de sa petite fille, elle met toute sa vie en cet espoir absurde de le retrouver, en le rencontrant par hasard dans Paris - et cela donne un sens à sa vie. Tant de gens qui vivent sans avoir trouvé le sens de leur vie. Se résigner, c'est mourir. Mieux vaut vivre dans l'espérance que survivre dans le désespoir. L'ESPERANCE EST UNE VIE QUI EN VAUT BIEN D'AUTRES, dit en substance Félicie. Mille fois oui.

« Ecoute maman, il n'y a pas de bon ni de mauvais choix. Ce qu'il faut, c'est que la question du choix ne se pose pas », dit-elle encore. Dix mille fois, oui.

 

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6 - La foi et le péché.

La foi veut que le fini soit infini ; l'impossible, possible ; la mort, résurrection, l'impuissance, baise.

« Job exige la restauration du passé, Abraham demande son Isaac, le pauvre adolescent veut la princesse. Que l'éthique brandisse ses foudres et ses anathèmes, que Socrate ironise tant qu'il lui plaira et prouve “qu'une passion infinie pour le fini recèle une contradiction“, ni Job, ni Abraham, ni Kierkegaard ne s'en soucient. A l'indignation, ils répondent par la colère et s'il le faut, leurs sarcasmes surpasseront même ceux de Socrate. Mais l'éthique n'est pas seule : derrière ses moqueries et son indignation se tient la Nécessité. Elle est invisible. Elle ne discute pas, ne raille pas, ne réprimande pas. On ne peut même pas indiquer où elle se trouve ; on dirait qu'elle n'est nulle part. Muette et insensible, elle se contente de frapper l'homme sans défense. »

Celui-ci a devant lui la trinité infernale : Raison / Ethique / Nécessité. Contre elle, il opposera l’espérance, la foi, la charité. En langage kierkegaardien, il demandera une reprise de l’être. Une reprise divine de l’être. Une reprise qui ne durerait qu'un instant (d’espérance, de foi et de charité) contre l’éternité qui dévore tout mais qui le chamboulerait pour toute sa vie. Après tout, la Vierge a pu être vierge un instant.

L’absurde biblique contre la raison grecque et la philosophie spéculative : tout se joue là.

« D'après Hegel, l'homme pense mal s'il ne s'abandonne pas entièrement à l'objet et y ajoute la moindre parcelle de lui-même : l'homme est obligé d'accepter l'être tel qu'il lui a été donné, car tout ce qui est donné, ou, comme il préfère s'exprimer, tout ce qui est réel est raisonnable. »

Contre cette sagesse millénaire qui remonte à Platon et va jusqu'à Hegel en passant par Spinoza, Kierkegaard pense férocement le contraire :

« Kierkegaard apprit autre chose de Job : l'homme pense mal s'il accepte ce qui lui a été donné, aussi affreux soit-il, comme une chose définitive, irrémédiable, à tout jamais irrévocable. Il comprend parfaitement qu'opposer Job à Hegel, Abraham à Socrate est le plus grand scandale et la pire des folies aux yeux de la conscience quotidienne. »

 

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Les irréconciliables sont désormais en scène : d'un côté la philosophie rationnelle qui spécule; de l'autre, la philosophie existentielle qui clame. D'un côté, l'objectivité mortifère qui aboutit au scepticisme total ; de l'autre, la subjectivité passionnée qui peut aboutir à la béatitude éternelle. D'un côté, la raison rassurante qui rend tout nécessaire et légitime ; de l'autre, la Résurrection qui provoque les lois de la nature et les dogmes de la raison. Néanmoins, c'est la première qui séduira toujours le penseur sérieux. Difficile, impossible même de résister à la philosophie objective qui se présente toujours comme assurance tout risque. Par ailleurs, comment suivre Kierkegaard jusqu'au bout quand il dit que pour acquérir la foi, il faut renoncer à la raison ?

« La foi signifie précisément : perdre la raison pour obtenir Dieu. »

Mais à celui qui a perdu la raison lui sera rendu mille raisons autrement plus sublimes de vivre. Encore une fois, à Dieu tout est possible.

« Si quelqu'un perd connaissance, on court chercher de l'eau, de l'eau de Cologne, des gouttes d'Hoffmann. Mais si quelqu'un sombre dans le désespoir on s'écrie : "du possible ! du possible ! sans le possible, pas de salut !“ »

Et sans possibilité de salut, impossible de supporter le quotidien, le médiocrité, et par-dessus tout cette impuissance qui « transformait en ombre la femme aimée lorsqu'il la touchait ».

Mais encore une fois, rien n'est sûr. Surtout pas la foi. Et encore moins l'amour. Dieu ne se donne qu'à l'amour, écrit Bernanos. Mais qui se donne vraiment à l'amour ? Pas l'auteur du Séducteur, en tous cas...

« Si j'avais eu la foi, je n'aurais pas quitté Régine »,

répète douloureusement Sören. Si j'avais eu la foi, Dieu m'aurait tout rendu, l'amour et la virilité. Si j'avais eu la foi, j'aurais eu une bite fonctionnelle....

Le drame de Kierkegaard, c'est qu'il ne réussit pas à devenir ce chevalier de la foi et ne voulut jamais devenir celui de la résignation. A la fois incapable du saut dans le stade suprême, le religieux, et refusant de toutes ses forces de rester dans celui, précédent, de l'éthique. Condamné à rester au seuil d'un amour qu'il n'atteindra jamais et derrière celui d'une haine qui le tenaillera de plus en plus (car au bout du compte, la raison, c'est la haine) et à laquelle il tentera de résister de toutes ses forces. Pour lui, le miracle n'aura pas lieu.

 

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08:35 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eric rohmer, conte d'hiver, question de choix, liberté, miracle | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer