XI - De l'arbitraire divin (19/03/2016)
19 - La liberté.
La liberté, ce n'est pas la possibilité (indigne) de choisir entre le bien et le mal, mais celle, exclusive, de faire le bien. Est libre celui qui fait le bien - et aliéné, celui qui fait le mal. Le mal comme renoncement primal à la liberté. Ici, Kierkegaard s'emballe comme saint Augustin : sois libre, et fais le bien ; aime, et fais ce que tu veux ; le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi - ok, ok. La foi n'a nul besoin de raison et de loi - absolument ! La foi est lumière après les ténèbres de la loi et de la raison - tu l'as dit, bouffi.
M'ouais... Tout cela est bien difficile. Car enfin, qui a la foi au sens kierkegaardien ? Qui est libre au sens kierkegaardien ? On en vient à regretter l'éthico-religieux d'un coup. Pas étonnant qu'Adam et Eve aient choisi l'arbre de la connaissance à l'arbre de vie - le savoir (du bien et du mal - donc, la possibilité du mal) à l'innocence, le néant dialectique à l'être pur, le logos au Valde bonum. Ceci, il ne faut jamais l'oublier : l'homme a voulu fuir le jardin d'Eden, fuir son état d'innocence, fuir l'infiniment bon - et d'une certaine façon, fuir la liberté. Car l'Eden était la liberté réalisée, positive, la liberté en bien. Mais l'homme a préféré se retrouver dans un état d'avant la liberté divine - où sa seule et minable liberté à lui serait celle d'une alternative entre le bien et le mal. L'homme a volontairement chuté - un peu comme l'enfant fait délibérément une bêtise pour voir comment ses parents réagiront, quitte à connaître punitions et pleurs.
« Les hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont heureux », disait Dostoïevski. Les hommes se sont trouvés plus intéressants d'être malheureux plutôt que d'être heureux. La béatitude les a ennuyés tout de suite. Mieux valait le souci, l'angoisse, le désespoir - autant de choses qui forcent à aller de l'avant, à construire, à se construire. Et parfois, à faire sortir Dieu de ses gonds, comme Job. Ou comme moi Kierkegaard avec Job. Ou comme moi avec Kierkegaard. Il faut dialoguer avec les grands hommes, ils sont là pour ça. Et dès qu'on écrit, on se retrouve avec eux. « Les prophètes sont nos collègues », me répète souvent Aurora quand je perds courage.
En fait, et Kierkegaard est obligé de le reconnaître, l'homme innocent était un homme incomplet. L'homme corrompu est un homme complet. On comprend la colère de Dieu. Comment ? Dieu donne tout à l'homme et l'homme refuse ce tout et va se faire voir ailleurs ? L'homme choisit son quant à soi plutôt que la lumière éternelle ? L'homme préfère se corrompre dans sa petite existence à lui tout seul, au risque de la mort, plutôt que jouir pour l'éternité de la seule vie divine ? Au début, Dieu fulmine et fout raclée sur raclée à l'homme (déluge, Babel, Sodome et Gomorrhe, Pharaon, Dalila) mais il finit par se calmer et décide de comprendre cet homme qu'il a créé et qui l'a fuit. Dieu décide même de se faire homme lui-même pour comprendre l'homme. Alors que l'homme renonce à Dieu, Dieu ne renonce pas à l'homme. Il se fait Fils pour cela. Fils de l'Homme. Là, impossible de ne pas lui tirer son chapeau.
Par l'incarnation, Dieu se révèle en effet bien plus qu'une loi abstraite ou qu'une organisation sans faille. Dieu est bien autre chose qu'une « raison supérieure ». S'il crée des ordres (de la nature, de la charité, du temps), il fait aussi des miracles qui contreviennent à ses ordres. Dieu se contredit de temps en temps par amour pour nous. Dieu, autrement dit, est ARBITRAIRE. Dieu est l'arbitraire pur - et l'arbitraire pur, c'est le possible.
C'est Duns Scot qui, le premier, osa ce mot d' « arbitraire » et avec celui-ci rendit à Dieu son scandale et sa folie. Mais c'est Pierre Damien, au XI ème siècle, qui s'éleva, « avec un courage qui nous étonne », précise Chestov, contre la récupération rationnelle de l'Ecriture et la nécessité toute antique d'admettre que Dieu a des limites. Non, Dieu ne peut avoir de limites - y compris dans les lois qu'il a lui-même instituées. Dieu peut changer l'heure et le fonctionnement de son horloge si ça lui chante. Dieu peut rectifier le tir comme on peut rectifier un texte Facebook. Devant Dieu, toute nécessité se révèle un néant. Et Dieu l'a prouvé au moins trois fois : avec Abraham en lui retenant le bras, avec Job en lui rendant ses biens, avec son Fils en le ressuscitant (et sans compter les innombrables miracles que ce dernier a fait, bien entendu...).
Bref, Dieu est arbitraire total, possible total, liberté totale.
« En se décidant à proclamer qu'à Dieu tout est possible, Kierkegaard s'écarta de la grand'route suivie par l'humanité pensante, par l'humanité chrétienne même. »
Le vrai chrétien n'est plus le chevalier de la résignation mais bien le chevalier de la foi, celui qui sait que tout est révélation, miracle, grâce.
Certes, l'homme ne renoncera jamais complètement à la raison et à la vertu. En tous cas, l'homme de nos contrées, celui qui est le produit d'Athènes et de Jérusalem - de la vérité rationnelle et de la vérité révélée. Mais l'homme sentira qu'il n'y a pas que son destin écrit d'avance. Que tout est possible à Dieu - donc, que tout est possible pour lui.
Tiens, demain, c'est le "Printemps républicain" à la Bellevilloise. J'y serai. Comme quoi, à Dieu tout est possible.
Rue Boyer, j'y crois pas...
20 - Dieu et la vérité contraignante.
« A Dieu, tout est possible. Cette pensée est ma devise dans le sens le plus profond de ce mot, elle a pris pour moi une importance que je n'aurais jamais pu supposer » (Kierkegaard).
« La liberté, c'est de pouvoir faire sans contrainte ce qui doit être fait. » (le prof de physique-chimie de Raphaël Juldé dans les années 80).
Je ne sais plus dans quel livre de philo pour enfants, on racontait l'histoire suivante : à celui qui nie la liberté, il suffit de le battre pour qu'il dise « arrête » et reconnaisse dès lors que sa liberté existe, ainsi que celle de son bourreau. Le problème avec cette histoire est que si le mec est faible, on pourrait alors le battre juste pour lui faire dire le contraire. Sous les coups, le mec risquerait de dire « ok, la liberté existe et deux plus deux égalent quatre », mais tout autant que : « ok, la liberté n'existe pas et deux plus deux égalent cinq ». On lui aurait prouvé, et surtout on se serait prouvé que ce n'est pas tant la liberté qui existe que le rapport de forces. Dans 1984, Orwell a bien montré ça. La salle 101 fait de vous ce qu'on veut et c'est ce qu'ont oublié les moraux qui croient que la liberté est libre.
A Dieu, veut-on croire, tout est possible. Mais n'y a-t-il pas des vérités qui existent hors de lui, qui ne peuvent s'annuler, tels, justement, l'algèbre, la géométrie, la matière, le temps - mais aussi le Cogito ("car même si je me trompe, ce je qui dit je ne se trompe pas sur son je", etc) ? Le Dieu révélé n'est-il pas contraint, comme tout un chacun, par les vérités non révélées ? On pourra alors s'en sortir en arguant qu'il n'y a pas de vérité non révélée, que tout vient de Dieu, et que Dieu peut faire qu'une chose qui a été faite ne le soit plus. Mais c'est compliqué. Car s'il peut faire qu'une chose ne soit pas arrivée dans le monde, il abolit le monde. Il change de monde. Mais dans ce monde-ci, il ne peut etc.
L'autre problème insoluble, c'est la création : comment Dieu a-t-il pu créer un monde si parfait avec un serpent dedans ? Comment, surtout, l'homme a-t-il pu choisir de suivre le serpent plutôt que la perfection ? La perfection lui semblait-elle si totalitaire, si prévisible, si ennuyeuse que cela ? Répétons-le ad nauseam, quitte à passer pour un zélateur de la salle 101 : l'homme a préféré consciemment et volontairement le néant au bon dieu. Il y avait quelque chose de pourri au royaume du Valde bonum.
Dès lors, les complications se multiplient sans fin : si Dieu savait que l'homme allait volontairement chuter, pourquoi l'avoir créé ainsi ? La liberté n'est-elle pas le risque de l'enfer ? La liberté peut-elle aller de pair avec l'amour ? A moins que l'amour ne gagne à la fin et ne récupère tout le monde ? La seule théodicée valable serait donc celle de Michel Polnareff ? Tous au paradis, même les damnés ?
Voici donc l'alternative :
- Soit l'on accepte que Dieu et la vérité ne se confondent pas toujours, et dans ce cas, il est impossible d'éviter l'éthico-religieux - mais après tout, pourquoi pas ? Bien / mal, faute / punition, ignorance / savoir, cela donne du sens à la vie.
- Soit l'on croit dur comme fer que Dieu contient toutes les vérités, et dans ce cas, l'Apocatastase, chère à Jean Durtal, est possible. Mais c'est absurde.
Absurde et peu probable - vu que l'homme a déjà choisi de goûter à l'arbre de la connaissance du bien et du mal. L'homme a assumé sa part diabolique (ou prométhéenne, ou dionysiaque, comme on voudra) et n'est pas prêt d'y renoncer. Parce que la vérité contraignante est malgré tout bien plus vivable que vivre avec un dieu qui ne contraint à rien sinon à être libre malgré soi. Parce que la contrainte nous permet de faire des choses - et que l'on s'ennuyait ferme au jardin d'Eden où tout était déjà fait, trop bien fait, et sans nous. Parce que la relativité, l'Histoire, la politique, les arts et le fouet, c'est trop bon. Parce qu'on finira tous en enfer et que Dieu se retrouvera bien seul dans son paradis. A moins qu'il ne nous sauve tous à la fin et nous ramène à lui. Un peu comme Prospero qui, à la fin de La tempête, pardonne autant aux repentis qu'aux non repentis. Parce que de deux choses l'une : soit la justice prime sur l'amour, et dans ce cas, adieu, Dieu ! Soit l'amour prime sur la justice, et alors, traskaïa !
Parce que l'amour n'est pas juste. Et c'est pourquoi il ne faut jamais être injuste avec lui.
07:57 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : duns scot, the social network, rooney mara, david fincher | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer