Le dernier espoir de Nietzsche (15/08/2016)

 

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 Mihi ipsi scripsi.

 

 

En écoutant Carmen (Abbado, 1978), Tristan et Isolde (Kleiber, 1982), puis Au temps de Holberg, de Grieg - musiques nietzschéenne s'il en est. 

En parcourant mes notes du Nietzsche, de Lou Andréas-Salomé, un livre de 1932 qui remet les choses en place par rapport aux lectures "politiques" de Nietzsche.

En reprenant le titre de son introduction  par Jacques Benoist-Méchin, "le dernier espoir de Nietzsche".

En posant les problèmes dans leur radicalité existentielle. Enfin, à mon niveau.

1 / Vie ou vérité ?

C'est-à-dire mensonge ou mort ?

Car si "la vérité est du côté de la mort", comme dit Simone Weil au chapitre 3 de La pesanteur et la grâce, est-ce à dire que le mensonge serait du côté de la vie ? Que pour vivre, il faudrait (se) mentir ? Et que tout ce qui sert ce mensonge, les fameuses "illusions vitales", est bon à prendre ? En vérité, c'est une fois qu'on les a prises qu'on a alors envie (oui, envie) de se retourne vers la vérité - la mort. Car il faut beaucoup de vie et de force pour affronter la vérité/la mort. En ce sens, Simone Weil était nietzschéenne - je veux dire, une grande vivante.

Mettre les forces nietzschéennes au service de Dieu (ou "le mal", si tant est que la force soit un mal, au service du bien - ce que j'appelle "faire son Merlin"). Personne, au fond, ne renonce ni à la vie ni à la vérité - ni au bonheur ni à la souffrance. Tout est question de configuration, de domination - de "configuration de domination", "Hersschaftegebilde", le mot le plus important de la philosophie nietzschéenne. Qu'est-ce qui va dominer en en cet instant ? Quel sera mon Arché du jour,  de l'année - de ma vie ? Pour moi comme pour tout le monde, je crois, la vie tout le temps, la vérité de temps en temps. La vérité quand je suis dispo. Pour le reste, ivresse et musique.

2 / Ma configuration

Puis-je tenir en moi Nietzsche et Simone Weil ? Montaigne et Pascal ? Falstaff et Job ? Dionysos et le Christ ? Pourquoi le Christ me refuserait-il Dionysos, Falstaff, Montaigne et Nietzsche ? Pourquoi devrais-je renoncer aux forces - aux couleurs - qui sont en moi ? Pourquoi la lumière annulerait-elle les couleurs ? Je crois précisément le contraire - que la lumière permet, affirme, approuve les couleurs.

Si le Christ est la lumière, alors Dionysos et les autres sont des couleurs. Et toutes les couleurs sont belles, bonnes et vraies.

(Théorie des couleurs. Tentation goethéenne)

 

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1882 - l'année Lou.

Femmes aimées. Lou. Cosima. Les Ariane de Nietzsche. Mais Cosima était au minotaure. Et Lou ne pouvait décemment se marier avec ce type bizarre - Nietzsche ayant demandé sa main par l'intermédiaire de Paul Rée. Qu'importe si la demande tourne court et qu'on lui fait croire que l'occasion de le faire ne s'est pas présentée (!!!),  il amène Lou à Triebschen, là même où il vécut des jours inoubliables avec Cosima et Wagner. Et au bord du lac où ce dernier composa la scène des adieux de Wotan de la Walkyrie, il dessine, du bout de sa canne, le cercle de feu de la scène. Dans le genre "reprise kierkegaardienne", on ne fait pas mieux.

Quelque temps plus tard, à Tautenburg, il lui révèle son idée du Retour Eternel.

« Qu'arriverait-il si, de jour ou de nuit un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes retraites, et te disait : "Cette vie, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n'y aura en elle rien de nouveau, au contraire. Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l'infiniment grand et l'infiniment petit de ta vie, reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera toujours retourné de nouveau, - et toi avec lui, poussière des poussières ". Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu l'instant prodigieux où tu lui répondrais : " Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu parole plus divine. » (Le Gai Savoir, Livre IV, § 341)

Lou est bouleversée mais ne comprend pas trop. En quoi cette pensée serait-elle féconde ? A quoi bon revivre éternellement ce qu'on a vécu - surtout les chagrins et des deuils ? Sisyphe comme horizon de l'existence ? Aussi ragoûtant que l'enfer chrétien.

A moins, à moins qu'entre temps quelque chose ne se soit passée... Que ces choses qui reviennent, on puisse, justement parce qu'elles reviennent, les surmonter. Dans ce cas, le Retour Eternel serait moins un retour qu'une prise de conscience - une sorte de "born again". Perso, j'ai souvent rêvé de revivre ma vie depuis le début mais en le sachant. En y renaissant conscient, c'est-à-dire susceptible de changer la donne. De ne pas être surpris et vaincu par la vie. D'attendre de pied ferme le retour des épreuves et, contrairement "à la dernière fois", de les vaincre comme un chef, au moins de les parer. Le Retour Eternel serait alors une manière de revivre mieux - d'être soi en mieux.

En ce sens, le Retour Eternel aurait beaucoup à voir avec la reprise de Kierkegaard. Reprendre. Revivre. Rejouer - et cette fois-ci, gagner.

Lou écrit deux poèmes à Friedrich : A la douleur et Prière à la vie dans lesquels elle entérine, à sa manière, ce fameux Retour éternel.

Ainsi dans le premier poème, l'affirmation de l'idée que la douleur n'est là que pour affermir l'âme :

«La vie sans toi, certes, elle serait belle,
Mais toi aussi, douleur, mérites qu'on te vive
Non, tu n'es pas un fantôme de la nuit,
Tu viens rappeler à l'âme qu'elle est forte. »

Et dans le second, l'amour de la vie jusque dans la lutte, les flammes, les tortures :

« De toute ma vigueur, je prétends t'étreindre ;
Laisse les flammes embraser mon esprit
Dans la fournaise de la lutte ;
Laisse-moi découvrir le mot de l'énigme.
Oui, prends-moi dans tes bras
Pour que je vive des milliers d'années à penser !
S'il ne te reste plus de bonheur à donner -
Et bien je me contente encore de tes tortures.»

On comprend que Nietzsche ait flashé sur elle. « Cette jeune fille a le regard perçant d'un aigle et le courage d'un lion », écrira-t-il d'elle à Peter Gast dans une lettre datée du 13 juillet 1882. 

 

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Bien sûr, quand il apprend quelques jours plus tard qu'elle s'est agenouillée aux pieds de Wagner, lors de la première de Parsifal à Bayreuth (26 juillet 1882), il renie son aigle :

« Un oiseau a traversé mon ciel et ce n'était pas un aigle ! » (lettre à Peter Gast, 03 août 1882)

Nietzsche, éternel cocu de Wagner !

Les choses s'enveniment. Lisbeth, l'infâme soeur de Nietzsche charge Lou de tous les péchés du monde (dont ses origines juives) et Franziska, leur mère, chez qui il est venu chercher du "réconfort", lui reproche d'avoir des relations avec une fille de dix-huit ans plus jeune que lui. Nietzsche, ulcéré, "répond" à sa mère. Celle-ci le maudit. Il quitte la maison familiale, retourne à Leipzig, s'enferme dans la solitude et la dépression, écrit Le Gai savoir. Des amis à lui, les Overbeck, tentent de le réconcilier avec Lou, lui faisant remarquer que si elle a cédé (musicalement) à Wagner, lui aussi le fit en d'autres temps, et avec quelle allégeance ! Il est obligé de le reconnaitre et s'apprête à revoir Lou. Il lui envoie son Gai savoir dédicacé. Tout semble reprendre.

Mais soeur et mère ne désarment pas et continuent de démolir Lou, sachant bien que leurs coups porteront dans l'esprit vulnérable de leur fils et frère. Un cauchemar qu'il fait le pousse à aller, avec Lou, consulter.... un occultiste. On ne sait ce qui se passa chez ce dernier, mais il semble que tous les voiles se déchirent. Nietzsche réitère sa demande en mariage. Lou recule. Nietzsche lui fait une scène invraisemblable, lui reprochant de ne pas le vénérer assez et d'être pauvre « en admiration et délicatesse. » Séparation définitive début novembre. Et effondrement du philosophe. Trois tentatives de suicide au chloral. Ne lui restent plus que les promenades autour du golfe de Gènes, les feux en forêt, puis Nice, Zarathoustra, Carmen, les contradictions insolubles, l'enfermement dans le Retour éternel, la folie, la mort.

« Ah Lou ! Ma Lou adorée ! » 

 

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1 – Sa personnalité

«  Qu'est-ce qui fait donc la valeur de ses pensées si ce n'est ni leur originalité théorique, ni ce qui, en elles, peut être confirmé ou réfuté par le raisonnement ? C'est leur dynamisme », écrit Lou Salomé au tout début de son essai sur Nietzsche.

Dynamisme de la multiplicité.

Pour faire vivre un point de vue, il faut le contredire par un autre. Pas de vie des idées, ni de vie tout court, sans polémos. Il n’y a donc pas lieu d’être logique mais vivant. Une lecture logique de Nietzsche serait catastrophique. Nietzsche tend tous ses arcs à la fois et laissent partir ses flèches dans toutes les directions. Celles-ci se croisent, se dévient et même se fendent. Certaines allument des feux, d'autres des contre-feux. On frôle parfois le pire. Mais  voilà, il ne faut pas se laisser avoir par le pire chez Nietzsche, c'est le secret. Le pire, il faut l'intégrer au meilleur.

Il faut surtout considérer le pire non comme une volonté politique mais comme une vérité psychologique. Quand Nietzsche écrit qu'il faut tuer les faibles, les malades et les débiles, il entend les tuer en soi. Il entend mettre fin à la faiblesse, à la maladie et à la débilité qui le menacent, lui. Un peu comme on dit "putain de connard que je suis !"

 

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La féminité de Nietzsche. Son élégance. Sa belle humeur. Son rire léger. Ses mains fines dont il disait lui-même qu’elles trahissaient son génie. Ses oreilles faites « pour entendre des choses inouïes ». Son regard « tourné vers le dedans, mais en même temps, [semblant errer à l'infini] ». Sa grande politesse. Ses masques.

« La médiocrité est le plus heureux des masques qu'un esprit supérieur puisse adopter, parce que la majorité des gens, c'est-à-dire les médiocres, ne soupçonnent pas qu'il y a là un travestissement : et pourtant s'il le revêt en leur présence, c'est pour ne pas les irriter, oui, c'est même souvent par compassion et par bonté. » (Le voyageur et son ombre & 175.)

Les masques que l’on porte pour épargner les cons. S’ils savaient comment on les protège.

Sa cruauté.

Oui, mais encore une fois, une cruauté purement épistémologique et qui n'a rien à voir avec la cruauté politique, juridique ou pénale. La cruauté comme révélateur de vérité, ni plus ni moins - comme un artiste peut l'être dans son oeuvre : Le Caravage, Dostoïevski, Stravinski. C'est l'Histoire qui produit la cruauté. La civilisation. Les valeurs. La morale. Les gens. Le philosophe n'est là que pour constater la montagne de cadavres qu'il y a derrière toute institution, Etat, conquête, progrès. Et les braves gens qui confondent tout accusent ce dernier d'être cruel alors que ce sont bien souvent eux qui le sont - et avec une innocence qui donne envie de vomir. Les mêmes gens qui vont assister au supplice de Damiens ne pourraient supporter une ligne de Sade. Ce qu'ils approuvent dans le réel, ils le réprouvent dans sa représentation. Ils manquent de conscience, d'esprit.

« L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie. » (Zarathoustra, II-33)

 S'inciser soi-même plutôt que les autres, voilà qui est nietzschéen (et chrétien, tiens !).

« Ce penseur n’a pas besoin de personne pour le réfuter ; il s’en charge lui-même. » (Le voyageur et son ombre, & 249).

Nietzsche, réfutateur de lui-même. Il fouille dans tous les sens, creuse toutes les perspectives, déséquilibre tout – tout en affirmant par ailleurs un idéal d’équilibre. Dionysos organisé par Apollon.

On oublie trop souvent Apollon.

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Son infidélité héroïque - « La fidélité que la plupart des individus gardent envers leurs propres convictions est remplacée chez lui par une infidélité héroïque qui lui commande de sacrifier à tout instant les idées qui lui sont plus chères. »

Aimer ses ennemis.

« Ne passe jamais sous silence, ne te dissimule jamais ce que l’on peut penser contre tes propres pensées. Jure-le solennellement ! C’est le premier acte de loyauté que tu dois à ta pensée. Pars chaque jour en campagne contre toi-même. Une victoire, une forteresse conquise, ne sont plus alors ton affaire, mais celle de la Vérité ; et même ta défaite n’est plus ton affaire. » (Aurore, & 370 "COMMENT UN PENSEUR DOIT AIMER SON ENNEMI.)

Nietzsche, chrétien ?

[Bien sûr, on pourra toujours objecter à tout ça que l'apologie de la contradiction n'est chez Nietzsche, comme chez tout un chacun, qu'une belle posture rhétorique qui ne tient pas la route devant la vraie contradiction, les vraies objections - par exemple, marxistes. Nietzsche se fout du social, de l'économique, de la misère ouvrière ou de la condition des enfants mineurs. Enfermé dans son Olympe, il feint de se contredire entre deux dieux ou trois déesses, mais à aucun moment, il n'intègre le point de vue des révolutionnaires ou des anarchistes de son époque qui lui font plus horreur que n'importe quel curé. Bref, Nietzsche, question contradiction, c'est du vent...]

Mon aphorisme préféré :

« Tant que la vie monte, instinct et bonheur ne font qu’un. » (Crépuscule, le problème de Socrate, & 11)

 Et c'est lorsque la vie baisse, non pas à cause de la maladie ou de la vieillesse, mais à cause de la morale dépressive ou de l'aigreur de la quarantaine, quand on a tout raté, que les instincts mauvais remontent contre les bons et que le bonheur n'est plus qu'un souvenir. Même pas un souvenir, d'ailleurs, non, une chose qu'on renie. " - Tu étais heureux à ce moment-là, rappelle-toi. - C'est pas vrai, je faisais semblant !! Je n'ai jamais été heureux, jamais ! A cause de qui ? A cause de toi !" 

Alors, l'harmonie ?

Ici, Nietzsche varie. C'est pourtant le point capital de sa philosophie - l'instinct où tout peut basculer, soit dans l'extase, soit dans la fêlure.

On pourrait croire que l'auteur de La naissance de la tragédie et de Aurore soit sensible à l'harmonie, la réconciliation des contraires - et qui n'est qu'une forme raffinée, intellectuelle de l'Amour. Mais non, hélas. L’harmonie n’est bonne que pour les bons comme Goethe. Aux autres, elle est décadence. Nietzsche refuse ce qui pourrait le sauver. Car la multiplicité et le chaos, c'est bien beau, mais on ne peut vivre sans unité, ordre, harmonie, rythme – musique véritable. On ne peut affirmer la vie sans affirmer l'unité à laquelle la vie aspire. Apollon, encore. 

Si Nietzsche n'avait pas oublié Apollon, il ne serait pas mort fou.

Nous ne finirons pas comme lui. Nous serons des nietzschéens apolliniens.

Pauvre Nietzsche quand même ! Quel diable l'a fait oublier que lui aussi affirmait l'unité - et dans notre aphorisme préféré, encore  ? « Tant que la vie monte, instinct et bonheur ne font qu'UN. »

Porter en soi le chaos pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante, sa phrase célèbre (Zarathoustra, I-5). Mille fois oui ! Mais l'en soi suppose l'harmonie ; l'étoile, l'unité ; la danse, la discipline. 

L'ordre est besoin de l'âme.

Apollon est un besoin de l'âme.

Ce qui aura manqué à Nietzsche, c'est Montaigne. Nietzsche surexcite, Montaigne apaise. En octobre, Montaigne.

Car la pensée qui recherche la souffrance pour s'endurcir, l'excès de bonheur qui entraîne le malheur, le sacrifice sans transcendance, tout cela l'aura conduit à l'écartèlement intérieur. A moi qui n'en demande pas tant, l'excès de bonheur me va comme un gant. Ma vulgarité bien connue, sans doute.

Nietzsche, l'écartelé contre le crucifié.

Son masochisme bien pire que le chrétien. Car le divin sans divin, ça ne marche jamais (Bataille, Artaud...).

« Extase de feu et intelligence de glace », écrit Lou Salomé, page 46. Enfer dans les deux cas.

Ce qui a manqué à Nietzsche, c'est une femme. Car une femme peut être nietzschéenne sans se perdre. En elle, le sens de la terre (qui est une notion capitale de Nietzsche - la limite au perspectivisme) est ancré bien plus qu'en l'homme. Et Nietzsche a eu cette femme. Cette Ariane. Elle s'appelait Lou Salomé. Et il l'a perdue.

Et il s'est perdu.

 

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 2 – Ses métamorphoses

L'apophatisme nietzschéen.

Les choses chrétiennes qui rendent antichrétien et les choses antichrétiennes qui rendent chrétien.

Nietzsche ne m'a jamais paru un danger pour le christianisme (il n'a jamais compris ça, Mathieu G.) Au contraire, je trouve que nul plus que lui n'aura fait pour le christianisme.

« Au cours d'une conversation où nous parlions de ses métamorphoses, Nietzsche déclara un jour en plaisantant à moitié : "Oui, c'est ainsi que la course commence, et elle se poursuit jusqu'où ? Où court-on quand toute la route a été parcourue ? Qu'advient-il quand toutes les combinaisons sont épuisées ? Ne devrait-on pas revenir à la foi ? Peut-être à la foi catholique ?" Et il dévoila l'arrière-pensée qui lui avait dicté cette remarque en ajoutant d'une voix grave : "En tous cas l'achèvement du cercle est infiniment plus probable que le retour à l'immobilité." »

Achever n'est donc pas revenir. Le cercle est un mobile. Il faut dont comprendre le Retour Eternel comme un mouvement qui revient mais qui avance - ou mieux, qui fait avancer. Quand tout est revenu, nous ne sommes plus au même point. Voilà qui est capital - et exaltant. Ce qui revient me fait progresser. Ce qui revient m'épouse ou me permet de l'épouser. Ce qui revient me rend plus fort.

Le retour éternel comme ce qui ressource.

Un peu comme un "redoublement" à l'école ou un retour à Sainte-Maxime.

Et puis, "retour" est un mot joyeux, alors que "départ" est sinistre.

Euphorie du revenir. Horreur du partir.

Voilà, pas plus compliqué que ça, le Retour Eternel.

 

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Riches imperfections.

« Un trait caractéristique des ouvrages de Nietzsche, c’est que même les erreurs et les imperfections qu’ils contiennent ouvrent une infinité de perspectives nouvelles, et accroissent la richesse et la valeur générale de son œuvre, même si elles en diminuent la portée scientifique. » (p 140)

Perfection de l'écriture nietzchéenne.

D'ailleurs, qu'est-ce que bien écrire pour Nietzsche ?

 

L'ECOLE DU STYLE

1. Ce qui importe le plus c'est la vie : le style doit vivre.

2. Le style doit être approprié à ta personne, en fonction d'une personne déterminée à qui tu cherches à communiquer ta pensée (loi de la double relation).

3. Avant de prendre la plume, il faut savoir exactement comment on exprimerait de vive voix ce que l'on a à dire. Écrire ne doit être qu'une imitation.

4. L'écrivain est loin de posséder tous les moyens de l'orateur. Il doit donc s'inspirer d'une forme de discours très expressive. Son reflet écrit semblera de toute façon beaucoup plus terne que son modèle.

5 La richesse de vie se traduit par la richesse des gestes. Il faut apprendre à tout considérer comme un geste : la longueur et la césure des phrases, la ponctuation, les respirations ; enfin le choix des mots et la succession des arguments.

6. Gare à la période ! Seuls y ont droit ceux qui ont un souffle très long en parlant. Chez la plupart, la période n'est qu'une affectation.

7. Le style doit montrer que l'on croit en ses pensées, pas seulement qu'on les pense, mais qu'on les sent.

8. Plus est abstraite la vérité que l'on veut enseigner et plus il importe de faire converger vers elle tous les sens du lecteur.

9. Le tact du bon prosateur, dans le choix de ses moyens, consiste à s'approcher de la poésie jusqu'à la frôler, mais sans jamais franchir la limite qui l'en sépare.

10. Il n'est ni sage ni habile de priver le lecteur de ses réfutations les plus faciles ; il est très sage et très habile, en revanche, de lui laisser le soin de formuler par lui-même le dernier mot de notre sagesse.

 

 

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3 -Son système.

Qui en est moins un, au sens philosophique du terme, qu'un organisme vivant, un système nerveux, ou même un morceau de musique, un tableau.

D'où le fait que chez lui, les différences peuvent apparaître comme autant de contradictions, d'erreurs et de dérapages, alors qu'elles ne sont que des dissonances, des conflits de couleurs et de lumière, voire des changements de registre sans crier gare - des perspectives.

Là-dessus, Lou Salomé est formelle :

« Il est inutile de suivre Nietzsche dans tous ses commentaires et dans son interprétation parfois spécieuse de l’histoire, parce que la vraie signification de ses théories se trouve ailleurs que là où on la cherche éventuellement. Poussée par son besoin  de généraliser, et par le désir de fonder ses hypothèses sur des bases scientifiques, Nietzsche a voulu contraindre l’histoire à lui apporter la confirmation de problèmes dont la nature était, en réalité, d’ordre psychologique. C’est pourquoi il est si regrettable de voir l’originalité de ses raisonnements, méconnue et passée sous silence, par ceux qui soulignent d’une façon exagérée, leur rigueur scientifique. Procéder ainsi, c’est aborder sa philosophie par le mauvais côté. Si l’on veut pénétrer au cœur de ses doctrines, il ne faut pas étudier ses hypothèses – et surtout celles-là – sous un angle théorique. Le problème capital, pour Nietzsche, n’était pas d’exposer l’histoire de l’âme de l’humanité, mais l’histoire de son âme à lui, considérée en tant qu’âme de l’humanité. Par contraste avec la discipline rigoureuse qu'il s'était imposée, lors de ses premiers travaux philologiques, et à laquelle il était resté fidèle dans son interprétation positiviste de l'histoire et de la philosophie, l’esprit de recherche et d’objectivité scientifique ne joue plus aucun rôle, à présent, en face de ses intuitions et de ses éclairs de génie ; il ne pouvait du reste aucunement en jouer, puisque Nietzsche était dans l’impossibilité de travailler de façon scientifique. C'est pourquoi nous pouvons appliquer à toutes les études, qu'il veut entreprendre à présent, ces mots du Gai savoir : "Nous ne demeurons jamais qu'en notre seule compagnie.", même lorsque nous croyons accueillir des choses étrangères : "tout ce qui me ressemble, dans la nature, comme dans l'histoire, me parle, me loue, me pousse en avant, me console : le reste je ne l'entends pas, ou je m'empresse de l'oublier". "Limites de notre ouïe : on n'entend que les questions auxquelles on est en mesure de trouver une réponse." » ( p 223)

Au diable, donc, l'objectivité, la scientificité,  et surtout la politique. Contrairement à ce que me soutenait un jour JYP, on ne peut lire Nietzsche comme on lit Rousseau, Marx - ou même Machiavel, Hobbes ou Montesquieu.  Nulle rigueur scientifique dans le Zarathoustra ou L'Antéchrist et encore moins moins de "programme politique", contrairement à ce que l'on trouve bel et bien dans les écrits des susnommés et qui sont les vrais penseurs politiques, ce que Nietzsche n'a jamais été sauf aux yeux de ce qui ne l'aiment pas. Il suffit pourtant de lire une page de Nietzsche, puis une page de Marx ou de Rousseau pour se rendre immédiatement compte que le ton (la musique) de celui-ci et de ceux-là n'est pas du tout, mais vraiment pas du tout, le même - qu'il n'y a pas chez le premier ce sérieux historique, ce souci épistémologique, ces complications socio-économiques que l'on trouve chez ses confrères. Chez ceux-là, nous sommes dans la réalité concrète à laquelle se mêle une volonté de réforme ou de révolution alors que chez celui-ci, nous restons dans la pure métaphysique dont la seule volonté est d'approuver ce qui est. 

La volonté de puissance et le Retour éternel comme possibilités d'une métaphysique de l'approbation, je l'avais soutenu ça, une fois, en UV de Licence de philo, à l'université de Nice, en juin 1992. J'avais même eu 16/20 avec Clément Rosset alors que j'aurais eu un gros zéro avec JYP.

Alors, bien sûr, Nietzsche a pu "influencer" le nazisme, mais de manière purement esthétique, "poétique", "alcoolique", "pathologique" - je veux dire pas sérieuse, pas politique, pas marxiste. Les communismes du XX ème siècle pouvaient se réclamer à juste titre du marxo-léninisme, comme Robespierre pouvait se considérer digne héritier de Jean-Jacques Rousseau. Mais le nazi qui se réclame de Nietzsche, c'est un peu comme Charles Manson qui se réclame des Beatles. Ou Amedy Coulibaly qui arbore Hygiène de l'assassin, d'Amélie Nothomb dans sa misérable "vidéo de revendication". Ca n'a qu'une valeur psychopathologique mais ça ne vaut rien sur le plan pénal. Nietzsche est une pathologie du nazisme. Alors que le goulag est la vérité du communisme.

Quant au Surhomme...

« On l’a accusé, bien à tort, d’avoir donné à son surhomme, les traits d’un monstre immoral, d’un César Borgia, plutôt que d’un Jésus. En réalité, le « monstre » n’est aucunement le modèle du surhomme, mais son socle ; il représente, en quelque sorte, le bloc de granit non dégrossi, dont il s’agit de tirer une statue divine. Et cette statue divine de l’idéal surhumain n’est pas seulement – dans sa nature comme dans son essence – différente du monstre : elle est exactement son contraire. » (p 234)

Savoir d'où nous venons. Prendre conscience de nos archaïsmes. Intégrer notre barbarie, nos tares, nos vices. Les sublimer en forces vives. Faire surgir de notre merde notre être. Balancer notre inhumanité dans la surhumanité. Le Surhomme est cette alchimie -

« un César avec l'âme du Christ » (Fragments Posthumes, X, 27),

ou encore, comme dit Lou Salomé,  « une oeuvre d'art de l'homme. »

C'est beau mais est-ce crédible ?

Lou est lucide. Il y a là-dedans quelque chose qui ne relève que d'un « phénomène esthétique » - une dissolution de l'éthique « dans une sorte d'esthétique religieuse [où] la doctrine du bien [est] rendue possible par la divinité du beau. »

Nietzsche lui-même le décrit comme tel :

« Dans cet état on enrichit tout de sa propre plénitude, ce que l'on voit, ce que l'on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. l'homme ainsi conditionné, transforme les choses jusqu'à ce qu'elles reflètent sa puissance - jusqu'à ce qu'elles deviennent des reflets de sa perfection... Cette transformation forcée en ce qui ce qui est parfait, c'est l'art. » (Crépuscule des Idoles, IX - 9).

L'art, l'art.. Ok, mais dans ce cas, nous retombons dans la belle illusion, l'illusion vitale, l'image, l'opéra, le cinéma, Wagner, Kubrick. Et cet immense peintre, d'ailleurs d'obédience nietzschéenne, que fut Rothko. Mais tout le monde ne peut pas être Rothko. Aucun homme, aucune femme, ne peut se contenter d'une eschatologie purement artistique - et qui, on le sent bien, n'est qu'une forme suprême de décadence. « All work and no play makes Jack a dull boy ». Travail sans loisir rend Jack triste sire. Et conduit à la folie.

 

 

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Elle est là, l'impasse de Nietzsche. Son impossibilité. Son sacrifice.

Et Lou Salomé le sait mieux que personne.

« Ici nous touchons à la fin. L'évolution de Nietzsche est achevée. La passion inextinguible qui animait son esprit a fini par le dévorer, et se résorbe en en elle-même. Pour nous, simples spectateurs, des ténèbres impénétrables le dérobent à nos regards ; il est entré dans un univers régi par des expériences strictement individuelles, au seuil duquel doivent s'arrêter les pensées qui l'on escorté jusqu'ici. Un silence bouleversant, se referme sur sa tête. Il ne suffit pas de dire que nous ne pouvons pas le suivre dans son ultime métamorphose, accomplie au prix du sacrifice total de lui-même. NOUS NE DEVONS PAS LE SUIVRE. »

Echec du nietzschéisme, donc. Mais échec grandiose, sublime, don quichottesque qui nous apprend comme nul autre sur nos nos aspirations, nos idéaux, nos limites, nos péchés - notre chute, enfin. Icare. Promethée. Crise de foie.

Tout n'est que question de diététique.

Et de grand écart.

 

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 Joyeuse Assomption à toutes et tous !

 

 

ARCHIVES :

- Nice, Nietzsche, la cravache, l'arc-en-ciel (22/09/2005)

- Nietzsche, vie et vérité (27/09/2005).

10:49 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nietzsche, lou andréas-salomé, jacques benoist-méchin, goethe, rothko | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer