Suite Sollers IX - Le Nouveau, 2019 - Et vogue le navire (04/11/2019)
Déplaisons.
Disons du bien de Sollers, ce Monsieur Teste de notre époque, joueur, rieur, parisien, vénitien, classique moderne, actuel inactuel, curieux solitaire, centraliste mystérieux, spécialiste de tout, variant sur tout, s’embrouillant parfois les ficelles, tombant dans des pièges qu’il a lui-même tissés, pas si malin qu’il ne le croit, homme enfant qui se croit renard dans son parc, mais toujours plein d’élan, d’allant, vraiment doué pour la joie et le bonheur et auteur d’une œuvre qu’on dit salonnarde, vulgaire, élitiste, inutile, alors qu’elle est vivace, stimulante et généreuse. En vérité, il est beaucoup plus risqué d’avouer qu’on aime Sollers plutôt que le contraire. Mais sans doute parce que le paradis est insupportable aux damnés. Et tout Sollers est un paradis, une reprise allègre de l’être, un renouveau permanent. Et qui ici commence comme dans Les Oiseaux d’Hitchcock (lui qui n’aime pas le cinéma !), la mouette qui fonce droit sur lui, s’écarte au dernier moment et passe au-dessus de sa tête. « Aucune agressivité, juste un signal. » Lequel ? Eh bien, que « les jours se mêlent dans un ordre plus audacieux » (Hölderlin). Que les souvenirs affluent. Que les fantômes reviennent, comme dans Hamlet dont il sera beaucoup question.
Manet - En bateau (1874)
Henri, l’arrière-grand-père-maternel, le navigateur qui ressemble à Édouard Manet et dont le bateau s’appelait Le Nouveau ; sa femme Edna, l’irlandaise, qui sourit sur les photos alors que les femmes, en général, font la gueule, avec parfois, « une flamme de méchanceté lucide ». Mais aussi Louis, le fils d’Henri et d’Edna, le grand-père maternel, escrimeur célèbre dans toute l’Europe, qui a transmis sa passion à l’une de ses filles, Lena, la mère de l’auteur pas peu fier de descendre d’une telle lignée. « Voilà ce qui coule dans mes veines : la marine, l’Irlande, les fleurets mouchetés. On ne tue pas, on touche. On n’espère rien, on navigue. Les femmes sont en général des étrangères parfaitement intégrées ».
Sa mère a beaucoup de livres et sans doute lui permet-on de fouiner dans ceux-ci autant qu’il veut. « Je dois tout à la bibliothèque de Lena ». Il doit tout à sa mère de toute façon, y compris le rapport à la mort. Devant le cadavre de son grand-père, alors qu’il n’a que dix ans, elle lui dit : « Tu vois, la mort ce n’est rien » – le contraire de la mère de Freud qui persuade son fils qu’il est « redevable d’une mort à la nature » en se frottant les mains pour lui montrer les pellicules d’épiderme qui tombent. Endetter l’enfant de sa naissance mortelle ou l’innocenter, deux méthodes maternelles. De toute façon, on le sait depuis longtemps, « le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort » etc.
« De la mauvaise mère progressiste à la mauvaise mère tradi, il n’y a qu’un pas que l’homme qui aimait les mères fait sans complexes»
Le pire, c’est la mère féministe qui détruit ses petits d’homme – telle Anne Hathaway, la femme de Shakespeare, avec leur fils Hamnet, qu’elle bat, punit et contredit sans cesse, montant ses sœurs contre lui. « Maman est ultra-féministe : elle déblatère sans arrêt contre les hommes et trouve injuste que les filles et les femmes n’aient pas été dotées par Dieu d’un organe viril. » Le petit garçon, rieur, joyeux et plus intelligent que ses mère et sœurs exaspérées, meurt à onze ans et son père lui offre un monument littéraire, Hamlet, ne pardonnant pas à sa femme de n’avoir pas aimé leur fils, sinon de l’avoir laissé mourir. Le « let » d’Hamlet, « Let be », laissons être, laissons aller. « I am what I am-let », je suis qui je suis, laissez-moi être. De la mauvaise mère progressiste à la mauvaise mère tradi, il n’y a qu’un pas que l’homme qui aimait les mères fait sans complexes – et de rappeler qu’il y a cinquante mille excisions par an dans la France d’aujourd’hui. Sales traditions d’ailleurs. Mauvais dieux archaïques. Lui a toujours préféré le doux néant au divin cruel. « Nothing brings me all things » (« Le néant m’apporte tout »), comme dit Timon d’Athènes en qui il se projette un instant. Sa manie de vouloir jouer tous les rôles. Dans Beauté, il s’imaginait en Zeus et Apollon, dans Médium, en Saint-Simon. Dans Mouvement, il s’hegelianisait. Ici, il incarne tous les personnages de Shakespeare et dans un théâtre qu’il appelle Le Nouveau. Le multivers sollersien que tant de gens ne comprennent pas. Son catholicisme barré, athée, ou, comme il le dit à propos de Shakespeare, « en crise moléculaire ».
Antoine Rivalz, La mort de Cléopâtre, aux alentours de 1715
Il est vrai que la question catholique touche toute la famille. « Edna a été une catholique distante, Henri un voyageur magicien, Louis un libre penseur sportif, Lena une catholique humoristique, Pierre, son mari, un athée discret. Leur art de vivre aura été indiscutable : le vin, Montaigne, Montesquieu, les livres, la navigation, l’épée, la voile. »
Contre toute attente, Sollers, c’est famille je vous aime – avec sa part d’inceste nécessaire et délicieuse. « La légende, à mon sujet, comporte le mot forceps. Je n’étais pas pressé de sortir du ventre de ma belle brune, rieuse et veloutée, Lena, mais c’est peut-être elle qui voulait me garder en elle (enfin un garçon après deux filles.) Le fœtus que j’étais a entendu la voix et les rires de sa mère. Lena m’a donné tendrement son sein gauche à sucer mais il faut croire que je lui en ai voulu de ses arrière-pensées puisque j’ai été un aspic venimeux en déclenchant rapidement un cancer de ce sein qu’il a fallu opérer et supprimer de son corps. Du coup, la voilà Amazone. Pour la fille d’un escrimeur propriétaire de chevaux de course, voilà un destin. » Se faire le serpent de sa Cléopâtre de mère, quelle bonne idée. Antoine et Cléopâtre est sa pièce préférée, d’ailleurs.
Quelqu’un comprend-il encore une tragédie ? Il faut un fait divers pour que les gens sortent de leur bulle transhumaine, asexuelle, égalitaire, mariage pour tous et pour personne, familles recomposées et décomposées, triomphe de « l’antique Église homosexuelle » d’un côté et terrorisme religieux de l’autre et qui fait que le monde appartient aujourd’hui moins aux femmes qu’aux désintégrés et aux intégristes, c’est-à-dire à la vraie mort (à laquelle a quand même largement participé Mao, l’infâme timonier qu’il ne peut s’empêcher de saluer encore une fois – et même s’il se rattrape sur Judas le socialiste qui veut vendre l’onction de Béthanie pour les pauvres au lieu d’en parfumer les pieds du Christ - dieu de droite s’il en est.)
Manet, Sur la plage (1873)
Comme toujours avec Sollers, l’enfer, c’est le social – et chacun de ses livres est un manuel de survie. Son indulgence coupable qui rend fous les clercs, les radicaux, les juges. « Vous ne jugez pas, vous diagnostiquez, avec circonstances atténuantes ». Qui n’oublie jamais que la vie n’est pas tenable sans illusion. « Vous n’aimez que la vérité, mais, en tant qu’être humain, vous avez besoin d’illusion. Choisissez celle que vous voulez, et tenez-vous-y fermement. Vous savez qu’elle est fausse, mais vous décidez, héroïquement, qu’elle est vraie quand même. Ça vous coûtera cher, mais le dieu nouveau aura les moyens de vous satisfaire. L’illusion augmente votre vitesse, affine vos réflexes, évite la dépression, sert la vérité malgré elle. C’est une source d’énergie, et elle peut s’appeler amour, gloire, prière. Ne changez surtout pas d’illusion, suivez son sillage. Elle vous conduira où vous êtes, étonnante navigation. »
Au large, donc, avec les mouettes – et la femme aimée, partenaire d’illusion s’il en est. Loin des idéologies, des généralités, des procédures, de la moraline, de la Société, et qui, « c’est très beau, n’en finit pas de se suicider ». On vous reprochera toujours ces échappées. Tant pis, tant mieux, « vous allez beaucoup trop vite pour être cadré. Tantôt onde, tantôt particule, votre logique échappe aux radars. » Normal, c’est vous le médium, le mouvement, le centre – et le toujours nouveau qui rend heureux.
Philippe Sollers, Le Nouveau, Gallimard 2019, 144 pages, 14 euros.
07:57 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sollers, le nouveau, la revue des deux mondes, shakespeare | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer