Misère du marxisme I (20/01/2009)

etienne balibar,marxisme,marx,philosophie,stirner[Cet article, ancien post de 2006, revu et augmenté, a été publié dans Les Carnets de la philosophie de décembre 2008. De nouveau corrigé, il apparaît ici dans sa version définitive.]

(Je m'inspire ici, et exclusivement, du solide petit essai d'Etienne Balibar (le père de Jeanne) intitulé La philosophie de Marx, collection Repères, Editions La découverte. Pourquoi ce choix ? Parce que c'est l'un des travaux les plus récents sur le marxisme et les plus reconnus par les marxistes eux-mêmes. On peut donc y gambader à son aise, autant pour comprendre philosophiquement la doctrine capitale des temps modernes que pour se donner le droit de voir en elle la pire erreur fondatrice de la pensée occidentale et la plus belle machine à tuer du siècle dernier...)

 

1 - Philosophie marxiste ou philosophie de Marx ?

Avec Marx,  « Un événement irréversible s'est produit ». Quelque chose que la philosophie ne pardonna jamais autant qu'elle ne put réfuter - car on ne compte pas les « tentatives acharnées de neutralisation » que le marxisme suscita et qui n'eurent jamais gain de cause. Pour la première fois de son histoire, la philosophie dut admettre qu'elle n'était qu'une interprétation  (...bourgeoise) du monde, une théorie impuissante, quoique satisfaite d'elle-même, se contentant de légitimer le « réel » - lui-même réduit aux moyens de production -, un garde-fou de ses intérêts et de ses profits, nommés abusivement concepts et idées.

Que le social pulvérise le théorique, que le réel apparaisse non plus comme un état de choses intangible mais comme une production de la classe dominante, que la matière elle-même soit le lieu dialectique de la lutte des forces en présence, que la contemplation cède enfin à l'action comme l'aristocrate cède au prolétaire, voilà ce qui ébranla la pensée occidentale classique. Loin de tout Logos ou de toute Aléthéia, le rapport social constituait désormais, et définitivement, le nouvel Arché. Le marxisme, c'était cette « non-philosophie », ou plus exactement cette « antiphilosophie », qui forçait la philosophie à reconnaître qu'elle n'était qu'un agrégat ploutocratique et conformiste, un contrat social pour riches, un discours de la méthode pour assurer ses rentes. Personne, ni hier ni aujourd'hui, ne put sérieusement le nier. Pire : la grande culture dont nous étions, nous les possédants et les instruits, si fiers, apparaîtrait enfin comme ce qu’elle est - le produit vaguement sublimé de notre classe dominante. Ne soyons plus hypocrites, éructaient les fanatiques de la révolution. La plupart des penseurs ou des artistes avaient beau vilipender notre société, ils n'en faisaient pas moins partie de celle-ci Ce que nous appelions les plus sublimes oeuvres de l'esprit n’étaient jamais que les (ré)créations de corps à l'abri. Et l'art, un sport de riche qui se faisait passer pour de la beauté éternelle, une propriété privée dont on faisait croire qu'elle appartenait à « l'humanité ». Eh bien, pour la première fois dans « l'Histoire » de l'humanité, on se mettrait vraiment du côté de cette  humanité et on lui permettrait d'avoir une histoire. Et pour cela, on renverserait concrètement le soi-disant « ordre du monde », ou la sacro-sainte permanence des choses. Les bourgeois avaient fait de la réalité leur propriété privée, nous commencerions donc par abolir celle-ci et nous verrions tout de suite que leur « ordre naturel » n'était que le produit de leur désir social... Avec nous, l'être authentique devrait se passer de l'avoir. Et tant pis si cela les épouvanterait, les pauvres choux :

« Vous êtes épouvantés parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais dans votre société actuelle, la propriété est abolie par les neuf dixièmes de ses membres. C'est précisément parce qu'elle n'existe pas pour les neuf dixièmes qu'elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une propriété qui ne peut se constituer sans priver l'immense majorité de la société de toute propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. Et en effet, c'est bien là notre intention »,

lit-on dans le Manifeste du Parti communiste, l’essai le plus sanglant de tous les temps.

Le problème avec les spectres, c'est qu'on est souvent les seuls à les voir. Alors, on est obligé de s'aider de draps et de ficelles pour que tout le monde en voit un au moins  une fois dans sa vie. Mais même cela ne marche pas. Pauvre Karl ! L'histoire n'eut cesse de contrarier ses prévisions, et cela dès son vivant. Echec des révolutions de 1848, échec de la Commune de Paris en 1871... Pire : ralliement d'une partie des socialistes français au bonapartisme, et surtout « passivité des ouvriers » devant le coup d'état. Salauds de pauvres qui plongèrent Marx dans la dépression et sonnèrent comme « un rappel à l'ordre du mauvais côté de l'histoire ». L'histoire plus imprévisible que dialectique, le peuple plus conservateur que révolutionnaire - et même plus petit bourgeois que prolétaire - la révolution trahie par ceux-là mêmes qui auraient pu y trouver leur  bonheur... L'humanité était décidément désespérante.

« La guerre européenne, écrit Balibar, va contre la représentation que Marx s'était faite des forces directrices et des conflits fondamentaux de la politique. Elle relativise la lutte des classes au profit, au moins apparent, d'autres intérêts et d'autres passions. L'éclatement de la révolution prolétarienne en France (et non en Angleterre) va contre le schéma "logique" d'une crise issue de l'accumulation capitaliste elle-même. »

Ce que Marx et ses sbires ne comprirent pas, outre le caractère hasardeux, capricieux, enfantin de l'Histoire, est que la lutte des classes, apparemment effective, ne fut jamais qu'une occurrence de la lutte des passions. Tout comme le « désir » d'égalité et de justice, qu’il considérait comme le plus essentiel des désirs humains, ne fut jamais qu'un désir parmi d'autres. Que l'humanité choisisse contre elle-même l'irrationnel et l'injuste, c'est-à-dire la liberté, c'est ce contre lequel Marx aura buté toute sa vie. Mais Marx, obsédé d'égalité, ne se soucia-t-il jamais de liberté ? Que le socialisme cohabite avec le capitalisme et que la classe moyenne soit le résultat de cette cohabitation constitua le véritable devenir de nos sociétés. Marx, qui ne prévit pas l'avènement de cette classe moyenne et qui n'eut jamais de critique assez dure contre les socialistes non-révolutionnaires (« ces brebis qui se prennent et qu'on prend pour des loups », écrit-il rageusement dans L'idéologie allemande), se trompa donc doublement. Aveuglé par la seule réalité matérielle, il ne vit pas que celle-ci, pas plus que la lutte des classes, ne suffit à comprendre le réel. Encore aujourd'hui, l'erreur absolue des marxistes est de croire que seuls le matériel et le rationnel constituent tout le réel. Or, il suffit de faire un petit tour anthropologique pour se rendre compte qu'ils n'en constituent qu'un degré. Loin de moi l'idée de faire la promotion de l'irrationnel et de l'anarchie (je veux dire : de l'injustice - car l'anarchie, c'est l'injustice, tout comme le désordre  est ce qui,  au bout du compte, profite toujours aux puissants), mais il s'agit simplement de constater qu'aucun homme ne s'est jamais défini comme Marx définit l'Homme. Aucun prolétaire ne s'est jamais considéré comme Marx l’a considéré. D'ailleurs, on cherche encore le prolétaire qui connaît ou qui utilise ce terme quand il parle de lui. Marx réduit l'existence au social comme un hygiéniste réduit la vie à la santé, mais aucun pauvre et aucun malade n'ont une représentation purement sociale ou médicale de leur existence. Le médecin est là pour me soigner, non pour donner un sens à ma vie - et c'est mon affaire si je continue à fumer ou à boire. Le socialiste est là pour rendre ma subsistance un peu moins dure, mais à la condition sine qua non qu'il ne touche pas à mon existence. Ce que le justicier fanatique ne comprendra jamais, c’est que mes désirs sont plus sacrés que mes besoins et que mes croyances sont plus nécessaires que ma survie. Le caviar reste plus important que le pain même si je n'en mange jamais et qu'il me manque parfois du pain. Qu'est-ce que ce barbu qui vient me faire chier avec son égalitarisme totalitaire ? Qu'a-t-il à s'en prendre aux bourgeois ? Ne comprend-il pas que c'est ce que je veux devenir, moi le prolo ? D'ailleurs, « le prolo est un bourgeois qui n'a pas réussi », disait Céline. Pitoyable réalité qui contredit l’impitoyable idéologie marxiste !

 

Bolchévique.jpg2 - Changer le monde : de la praxis à la production.

« Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui compte, c'est le changer. »

Pour ce faire, sortir de la théorie et promulguer l'activité révolutionnaire. Et avant toutes choses, poser une autre essence de l’homme. Puisque l'homme ne correspond pas à l'idéal, il faut changer d'homme ! Erreur fondatrice. Crime originel. Goulag en vue. La plus grande négation anthropologique est en marche. Ce seront les Thèses sur Feuerbach.

Feuerbach réduisait Dieu à l'homme, mais l'homme, pour lui, était un être individuel. Alors que pour Marx, le vrai homme est communautaire. C'est la propriété privée qui lui fait croire qu'il est un individu, qui le rend « étranger à lui-même » en le privant de son « essence communautaire. » Tout ce que je possède, soutient-il mordicus, me prive de moi-même ou plutôt du « nous » qui est en moi-même. Je est un autre mais nous est un je. Il faut donc m'arracher de moi pour que je-nous retrouve(-ons) mon-notre être (et vive le charabia de la révolution ontologique !) L'avoir et l'individualité sont des illusions qu'il faut éradiquer à tous prix. Pour cela, il faut rompre avec l'idéalisme (qui n'a jamais été que du capitalisme sublimé) autant qu'avec le matérialisme enchanté d'un Lucrèce ou d'un Epicure (qui n'a jamais été qu'un idéalisme mis à plat). Et le faire hic et nunc. Car si l'on est marxiste orthodoxe, ce que l'on requiert, il faut l'agir tout de suite. A l'exécution, pas de sursis ! Pour Marx, l'action est au présent. Son mot d’ordre : AGISSEZ OU TAISEZ-VOUS !!!

« L'action doit être "agie" au présent, et non commentée ou annoncée. Mais alors la philosophie doit céder la place. Ce n'est pas même une philosophie de l'action qui correspond à l'exigence et au mouvement révolutionnaires, c'est l'action elle-même, sans phrases. » (Balibar)

On se trompe donc du tout au tout quand on considère Marx comme un utopiste. Là-dessus, Balibar est aussi impitoyable que son maître.

« Les mots "en acte" (in der Tat) (...) expriment donc l'orientation profondément anti-utopique de Marx, et ils permettent de comprendre pourquoi la référence aux premières formes de la lutte de classe prolétarienne en voie d'organisation est tellement décisive à ses yeux. La pratique révolutionnaire dont nous parlent les Thèses (...) doit coïncider avec "le mouvement réel qui anéantit l'état de choses existant". »

Aucun retour en arrière possible ! Brutalité absolue ! Et attention, « pas de milieu », surtout « pas de milieu » ! Il faut rendre la révolution irréversible et pour cela faire tout pour que la situation des prolétaires empire. Plus ils crèveront de faim, plus ils seront susceptibles de se rebeller. Soyons comme le Sénécal de L'éducation sentimentale de Flaubert, impitoyable avec les individus, charitable avec les meutes. L'individu est un salaud, la masse est sublime. La compassion est haïssable, la solidarité est sacrée - le credo marxiste par excellence. On ne fait pas plus antichrétien.

La révolution n'est pas seulement sociale, elle est aussi culturelle. Depuis Platon, les philosophes s'adressaient aux Princes. Ils disaient penser l'ordre du monde alors qu'ils ne faisaient que servir l'ordre des puissants. En réalité, il n'y a ni ordre du monde ni nature humaine, il n'y a que le pouvoir et ses intérêts. Les essences ne sont que des situations. Les « vérités éternelles » ne sont que des profits illimités pour la classe dominante. Avec Marx, la philosophie doit se faire servante du prolétariat, « ce peuple du peuple ». Le seul sujet recevable, c'est le prolétariat. Mieux, le seul sujet, c'est la pratique. Au diable Raison pure kantienne, Nation fichtéenne, Esprit hégélien...  La réalité de l’essence humaine est transindividuelle. Ce qui compte, ce n'est pas l'individu, suprême illusion, mais ce qui existe entre les individus. Les identités ne sont que des superstitions entretenues par les relations sociales qui sont les seules réalités. Même un Lévi-Strauss avec son essence de l'homme comme résultant du conflit entre nature et culture ou un Jacques Lacan et son « parlêtre » ne sont que des clones de l'ancienne métaphysique aristotélo-augustienne. La seule chose qui définisse réellement l'homme est sa capacité à produire ses moyens d'existence, ni plus ni moins. Le Logos, Dieu ou la Monade n’ont jamais été que des échappatoires devant la seule chose humaine qui compte - le travail. L'être-au-monde est un être-au-travail.

 

Stirner.jpg3 - L'objection de Stirner.

Marx a beau jeu de foutre en l'air toutes les idéalités transcendantes. Le point de vue athée et matérialiste n'a en effet rien à craindre des genres plus ou moins théologiques que sont l'Etre, la Substance, l'Idée, la Raison, le Bien. Le matérialisme dialectique explose aisément toutes ces notions fantasmagorique au nom de la seule réalité matérielle et sociale... Et c'est là que le bât blesse. Car s'il est impossible (du moins en Occident) de nier la réalité matérielle des choses, qu'est-ce qui fait dire à Marx que cette matérialité est sociale, sinon dialectique ? Et surtout qu'est-ce qui lui permet de penser l'être humain sous le mode générique plutôt que sous le mode individuel ? Où est la preuve de la non-individualité de l'homme ? Lui qui n'a eu de cesse d'annihiler tous les mythes métaphysiques, que vient-il nous imposer avec sa transindividualité, son essence communautaire, son sujet pratique, son « peuple du peuple » et son paradis communiste, sinon d'autres mythes ? Pour Max Stirner, l'auteur de L'unique et sa propriété, pour qui tout concept universel est une fiction, et pour qui seul existe l'individu singulier, « propriétaire de son corps » avant toutes choses, Marx ne fait que substituer des fictions à d'autres fictions. Dieu est sans doute une ânerie mais pas moins que la Révolution.

« Et en effet, admet Balibar, il n'y a pas de différence logique entre la chrétienté, l'humanité, le peuple, la société, la nation ou le prolétariat, pas plus qu'entre les Droits de l'homme et le communisme : toutes ces notions universelles sont effectivement des abstractions, ce qui veut dire, du point de vue de Stirner, des fictions. Et ces fictions ont pour usage de se substituer aux individus et aux pensées des individus. »

- Tout cela est bien joli, pourrait alors rétorquer Marx dans un dialogue imaginaire, mais quelle preuve avez-vous, vous, de votre primat individualiste ? A quelle réalité plus forte que celle de la matière, d'où je tire ma transindividualité, pouvez-vous bien vous référer ?

- Mais au corps ! répondrait Stirner.

- Quel corps ? Le corps social ?

- Le corps individuel !

- Mais puisque je vous dis que l'individu est un produit de la classe dominante...

- Eh non justement ! Le corps est un produit, une occurrence même de la matière, comme vous diriez, sauf que c'est cette matière qui donne à chacun un corps unique, singulier, un corps qui souffre et qui jouit, qui a des émotions et des raisonnements, un corps qui fait l'identité.

- Mais tout le monde souffre et jouit ! Tout le monde a des émotions ! Tout le monde réagit à la douleur et au plaisir de la même façon ! Le corps ne particularise pas plus Pierre que Paul.  Donc, l'homme se définit parfaitement du côté transindividuel !

- Certes, tout le monde jouit et souffre, et souvent de la même façon, mais jamais au même moment, et surtout sans dépendre des autres corps.

- Comment ça, sans dépendre des autres corps ? Si vous avez mal à la tête, c'est parce que je vous saoule ou parce que j'ai une pensée plus puissante que la vôtre ? Dans les deux cas, c'est notre relation, c'est-à-dire notre interdépendance qui vous fout mal à la tête !

- Certes, votre dialectique me donne mal à la tête mais ce n'est pas l'aspirine que vous prendrez qui me soulagera. Mon corps ne vous appartient pas plus que le vôtre ne m'appartient - même s'ils ont le même métabolisme (et encore, dans les grandes lignes). Le corps est ma propriété absolue. Et si l'on estime ensuite, comme c'est, je crois, votre cas, que tout provient de la matière, sentiments, idées, et tout le toutim, alors il faudra admettre que tout ce qui provient de ma matière à moi (mon corps) est tout aussi individuel que celui-ci.

- Là, c'est moi qui ai mal à la tête...

- J'en suis désolé mais je n'y peux rien. Ce qui prouve que votre corps, comme celui de n'importe qui, est singulier, unique et donc aussi isolé. Chacun de nous est seul au monde, vous savez...

- Mais le corps social ? Le prolétariat ?

- Ce sont des abstractions nécessaires, comme l'église ou n'importe quelle « corporation », mais qui matériellement n'ont aucune réalité. La preuve, le corps social peut disparaître sans vous emporter avec lui. Alors que si votre corps individuel est en péril, c'est vous qui l'êtes.

- Mais le matérialisme dialectique ?

- C'est votre plus grande erreur. La matière n’est pas dialectique. Vous avez trahi Démocrite, Karl !

- Mais ma praxis ?

- Telle que vous l'avez conçue (révolution, dictature du prolétariat, communisme), elle relève d'une théologie.

- Moi, théologien ?

- Oui, vous. Ce sera la critique de Raymond Aron : le problème du marxisme est qu’il passe « du moins au plus, de l'universalité négative à l'universalité positive ». En gros, « ils n'avaient rien, ils vont avoir tout ». Si ce n'est pas du messianisme ça ? Encore un peu et vous nous sortiez que « les premiers seraient les derniers », sacré judéochrétien, va !

- Moi, judéochrétien ?

- Oh oui !

- Le meilleur alors ?

- Disons, le pire du meilleur.

Et Marx s'en va peiné. Ce Stirner l’a retourné comme un gant. Il ne manquait plus qu'un matérialiste encore plus matérialiste que lui pour lui casser la baraque. Impossible d'éviter la réalité corporelle et encore moins l'individualisation du corps, dit-il. Alors, que faire ? Que faire, bon sang ? Eh bien, le liquider comme les autres, dit Lénine à l'oreille de Marx. Mais Lénine n'est pas encore là. Non, il faut trouver autre chose. Quelque chose qui n'ira pas… mais qui ira quand même. Quelque chose qui ne vaut rien intellectuellement, mais tant pis ! Il faut que ça aille. C’est sans doute malhonnête, mais la révolution doit être légitimée par tous les moyens. C'est ici que tout se joue : pour dépasser Stirner, Marx va faire un coup de force dialectique. Lui rentrer dedans. Puisque l'on ne peut nier décemment et logiquement la réalité individuelle, il s'agit de prouver que cette réalité-là relève aussi d’un produit idéologique. L'idéologie permet de tout matérialiser et de tout dématérialiser selon les besoins de la révolution - et c'est cela que l'on va faire. L'idéologie est la botte secrète du marxisme. Alors, où est-il ce Stirner ?

- Ici, toujours présent, toujours incarné, singulier, corporel, propriétaire, unique... Alors Karl, ça boum ?

- Alors Max, ça individualise ?

- Eh oui, que voulez-vous ? Mon individu, c'est moi et moi ce n'est pas vous. Injuste mais vrai.

- Votre individu est un songe arrangeant. Dur mais juste. 

- Encore ?? Mais nous avons établi tout à l'heure que...

- Tais-toi ! Laisse-moi agir ! L'important, c'est l'action et toi, tu es dans la soumission. La soumission à ton corps. Une réalité qui existe peut-être mais qui est moins importante que la réalité totale. Ca, tu ne peux pas le nier. Le corps de tous est plus important que le corps d'un seul.

- Mais quand tu dis « tous », je dis « chacun » et...

- Stop je te dis !

- Pourquoi ces gardes autour de moi ?

- Stirner, pour la dernière fois. Essaye de comprendre!

-...

- Tout est production.

- Sauf l’Unique.

- Qui est une production.

- Heu... Tu n'as pas le droit de faire de mon objection une partie de ton discours.

- La dialectique, mon cher.

- Dialectique moniste très très mauvaise et qui peut te conduire aux pires extrémités, fais attention, Karl. Si tu commences à tout englober dans ton discours, tu risques de considérer que l'humanité se réduit à ton discours et pire, croire que tous ceux qui ne seront pas d'accord avec toi seront inhumains. C'est comme si tu disais que je refuse ton système parce que je suis bourgeois.

- Mais tu l'es ! Gardes !

- Au lieu de m'arrêter, réponds-moi. Toi qui es si matérialiste, pourquoi nies-tu la réalité matérielle et individuelle du corps ?

- On peut rééduquer les corps. Si on ne peut les arracher à leur dimension biologique (encore que l’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs), on peut les couper de leur individualité qui est une fiction idéologique.

- Tu ne tiens pas compte de ce que j'ai dit.

- Je tiens compte du social et non de l'individuel, c'est vrai. Et si les deux sont réels, la première réalité me semble plus importante que la seconde. Tant pis pour toi et tous ceux qui se limitent à leur individu.

- Tu vois, même dans le langage, individu égale corps.

- Je t'ai assez entendu. Et si les gardes n'existent pas aujourd'hui, ils existeront demain. Et ce sera bien. Car,  pour finir, oui, tu as raison, l'individu existe matériellement, corporellement, mais cette existence réelle et corporelle est celle d'un salaud. Et moi, j'agis pour un monde sans salauds. C'est mon dernier mot. Toi et ton moi, vous n'existerez bientôt plus.

(A SUIVRE...)

08:46 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (34) | Tags : etienne balibar, marxisme, marx, philosophie, stirner | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer