1 - Le problème théologico-politique. (18/05/2015)

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Je commence aujourd'hui un nouveau cycle consacré au livre de Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme (Editions Pluriel), découvert et déjà présenté en accéléré sur mon mur FB, l'an dernier, mais qui mérite, je crois, d'être revu et corrigé et de figurer sur ce blog. Mieux, d'en faire la seconde inauguration, puisque dix ans et blablabla.

A raison d'un post par semaine, cela nous prendra, je suppose, tout ce printemps.

Bonne lecture et bonnes réflexions.

 

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François Dubois, Le massacre de la Saint Barthélemy, 1576-1584

 

Au début, il n'y a que des rapports de forces et de l'éternel retour (Iliade). Personne ne songe à faire intervenir les « idées », les « doctrines », ou pire « les idéologies », dans les guerres et les conflits. A aucun moment, Thucydide ne pense à expliquer « idéologiquement » la guerre du Péloponnèse ni même à intellectualiser la formation politique de Rome ou de la Grèce. « Ce fait est d'autant plus remarquable que la Grèce, chacun le sait, est la terre de naissance de la philosophie et singulièrement de la philosophie politique». Sauf que ces grandes philosophies, ou plus exactement leurs interprétations, se sont déployées après que les structures des cités se soient mises en place. D’abord, la cité ; après, la pensée. Ainsi fonctionnent "les Anciens" pragmatiques.

Au contraire, le fait moderne consiste à penser les idées avant les événements. L'Histoire n'est plus un éternel retour des forces entre et contre elles-mêmes, et qui faisait d'ailleurs qu'il n'y avait ni bons ni méchants mais simplement des maîtres et des esclaves au gré du carrousel cosmique, mais un processus qui a un sens - un sens qui est un progrès.

Si l'on peut dire que le libéralisme est la première idéologie de l'histoire, c'est parce qu'il se présente comme la première volonté consciente d'en finir avec ces forces du hasard. Contre celles-ci, le libéralisme prétend fonder un gouvernement par réflexion et par choix. L'homme n'est plus le jouet des dieux mais un individu responsable qui peut changer le cours des choses et selon une volonté commune. L'homme, surtout, devient une catégorie abstraite : c'est un type qui a des droits - qu'il soit papou ou bobo. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, avait déjà l'Evangile - ce qui revenait à dire qu’ils l'étaient aussi entre eux, et que le meilleur système politique serait dès lors celui qui se fonde d’après cette égalité en droit. En ce sens, l'on dira que le libéralisme est bien une sécularisation du christianisme, un aboutissement civil de ses valeurs sacrées - et c'est pourquoi l'on se demandera si la guerre des Lumières contre lui ne fut pas un immense malentendu. En vérité, le libéralisme est, comme le christianisme, un humanisme, un volontarisme, un égalitarisme, un pacifisme. Oui, Pierre Balmefrezol, je sais que ça pique, mais c'est ainsi.

 Autrement dit, avant d'être ce système économique « ultra inégalitaire » auquel on le réduit le plus souvent, le libéralisme est une philosophie politique qui va de Machiavel à Tocqueville, en passant par Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, Constant, Guizot, et dont le but primal est l'émancipation de l'individu face aux anciennes transcendances.  Libérer l’individu de l’instance théologico-politique. En finir avec les guerres de religion. Faire la paix entre les croyances.

Le libéralisme a été inventé pour qu'il n'y ait plus de Saint-Barthélémy.

 Comme le dit Manent lui-même dans une interview décisive :

« L’État libéral, c’est un prodigieux artifice pour faire vivre ensemble le « républicain » et le « chrétien », celui dont les passions s’adressent à la cité profane et celui qui est tourné vers la cité de Dieu. L’ordre libéral, c’est l’ordre qui permet d’assurer la paix entre des hommes qui ne s’accordent pas sur la vérité. Ce n’est pas rien. »

Le libéralisme comme accord dans le désaccord. Acceptation des différences. Tolérance des opinions. Pacification des relations. Et matrice insurpassable de notre condition historique. Encore une fois, dans l’esprit de Manent, Hayeck compte moins que Montesquieu.

 « Je ne suis pas très impressionné par les « systèmes libéraux », comme par exemple celui de Hayek. Si j’accepte cependant d’être désigné comme libéral, ce n’est pas seulement parce que l’expérience du xxe siècle incite à conclure en faveur du libéralisme, c’est aussi parce que, pour moi, un certain "libéralisme" est la modalité moderne du politique en tant que tel. On ne sort du libéralisme que pour tomber dans des utopies antipolitiques. »

pierre manent,histoire intellectuelle du libéralisme,problème théologico-politique,christianisme,république,démocratieEt c’est pourquoi force est de constater qu'en France, en Europe, en Occident,  tout le monde est libéral même ceux qui vomissent le libéralisme. La preuve qu’ils le sont est qu’ils ne pourraient pas le vomir dans un Etat qui ne le serait pas. En vérité, personne, à moins d’être asocial ou cliniquement atteint, ne renonce à sa liberté, son autonomie, sa liberté d'expression... et sa propriété privée.

Dès lors, il s'agira de voir en quoi cette émancipation de l'individu va de pair avec un régime, la démocratie, dont la spécificité est de suivre, puisqu'il n'y a plus de vérité transcendante, l'opinion majoritaire, c'est-à-dire l'opinion hasardeuse, capricieuse, fallacieuse - mais qui a la vertu de pouvoir changer en fonction des désirs des uns et des autres. Avec la démocratie libérale, le pouvoir devient, à la lettre, sans opinion tandis que l'opinion, autre que majoritaire, n'a plus de pouvoir. C’est la raison pour laquelle il faudra commencer par dire, et contrairement à ce que bégayent partout les ennemis du libéralisme, est que celui-ci ne veut pas tant la disparition de l’Etat que sa neutralisation. L’Etat hobbien est, de ce point de vue là, très neutre et très fort. Le prince machiavélien est dans la cité aussi présent qu’adaptable. Le contrat social rousseauiste, aussi laïc que prégnant. Le libéralisme est bien cet être qui donne de l’être à tous les devenirs tout en veillant à ce qu’ils ne s’écharpent pas entre eux. Il y a donc bien un Etat libéral et un Etat qui peut être fort voire dirigiste (exemple : la fameuse "troisième voie" de de Gaulle, "libéralisme dirigiste" ou "libéralisme monarchique" comme dirait Julien Vergès.)

[NB : Si le libéralisme est bien une idéologie, on ne peut dire en revanche que son cousin, le capitalisme, le soit - et pour la bonne raison que le capitalisme s'adapte à tous les régimes, libéraux ou pas libéraux, convient à tous les particuliers pourvu que ça s'achète et se vende, n'a cure d'aucun credo sinon celui de l'intérêt. Le capitalisme, comme l'argent, n'a pas d'odeur. Merci Alexandre Kadermann pour ce vieux commentaire de mon mur FB que j'utilise enfin ici.]

 

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Anonyme bûcher

 

1 – Le problème théologico-politique de l’Europe

En un mot, c’est la contradiction pour l’Eglise qu'il y a eu à dominer un monde sur lequel elle ne devait avoir à l’origine qu’un droit de regard.

C'est la religion qui structure l'individu en même temps qu'elle lui donne de quoi s'émanciper d'elle. C'est la religion en conflit avec elle-même (et qui est la spécificité de la religion chrétienne, religion de la sortie de la religion, etc).

C'est la religion qui apporte la contradiction - donc la liberté, comme dirait Kierkegaard.

Parallèlement à cet accouchement paradoxal, c'est la progressive instauration d'un état neutre dans lequel le pouvoir sera sans opinion et l'opinion sans pouvoir (sinon provisoirement, le temps du « mandat »).

C’est la laïcisation graduelle du monde. « Le développement politique de l'Europe, écrit Pierre Manent, n'est compréhensible que comme l'histoire des réponses aux problèmes posés par l'Eglise. »

Le libéralisme comme solution non religieuse du religieux - c'est la formule à retenir et elle est de moi.

Ce qu'il faut comprendre est que l'on est passé, entre l'Antiquité et les temps modernes, d’une souveraineté dite « naturelle » (l’Empire et la Cité) à une souveraineté dite « artificielle » (la Monarchie et la République). L’idée d’empire correspond en effet non pas tant pas à « la démesure  conquérante de quelques individus (Alexandre, César, Charlemagne ou Napoléon » qu’à la volonté naturelle d’unité entre les hommes, d’universalité de la nature humaine, du besoin de reconnaissance de chacun dans et par un pouvoir unique. Cette forme politique, naturelle s'il en est, du rassemblement de tous sous un unique va s’effondrer en Occident mais subsister en Orient.

Toute aussi « naturelle », l’idée de la cité est « l’idée d’un espace public où les citoyens délibèrent et décident ensemble de tout ce qui concerne leurs affaires communes. C’est l’idée de ma maîtrise par l’association humaine de ses conditions d’existence. »

Ces deux belles formes ont fait long feu. Ni l’empire ni la cité, ni la combinaison des deux ne fourniront le modèle politique sous lequel l’Europe se constituera un jour. Pour cela, il faudra inventer la monarchie. Plus qu’un régime, celle-ci est avant tout un processus historico-politique dont le but est très lentement mais très sûrement de s’affranchir du pouvoir clérical qui la colle dès le début. Car l’on peut tout dire des rapports qu’ont entretenu le trône de l'autel sauf qu’ils aient été simples.

 

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Titien, Paul III

 

C'est que l'Eglise ne revendique au début qu'un pouvoir spirituel. Le salut n'étant pas de ce monde, son seul souci est de le préparer auprès du monde et pour cela en tentant d'avoir sur les hommes une simple influence sociale, une vague autorité morale. Sauf que les hommes en redemandent, de cette influence, de cette autorité, de cette discipline qui les protège d’eux-mêmes, et voilà l’Eglise obligée petit à petit de veiller sur eux bien plus qu’elle ne le souhaiterait - et devant prendre sous sa férule de plus en plus dur autant les petites gens que les grands et les princes. A son corps défendant, son pouvoir devient de plus en plus politique. Ainsi se retrouve-t-elle en totale contradiction avec elle-même, puisque d'un côté, elle assure la liberté temporelle des hommes, ne s’étant proposé qu’un « droit de regard » sur leurs affaires, mais de l'autre,  vu le besoin spirituel de ces mêmes hommes, elle tend à devenir une théocratie.

A la lettre on peut dire que l'Eglise n'a pas voulu de ce pouvoir dont elle finira par abuser.

Comme le dit Manent mieux que moi, « elle leur apporte à la fois une contrainte religieuse d'une ampleur inédite, et une libération ou une émancipation de la vie profane non moins inédites » - et c'est là sa grande différence avec le judaïsme et l'Islam qui eux se proposent non pas d'avoir un droit de regard, vaguement culpabilisant, sur les affaires des hommes mais un pouvoir moral, légal et pénal total. Théologique et politique ne sont pas en contradiction chez eux comme "chez nous" (oui, je sais que la notion de "chez nous" pique un peu les belles âmes universalistes mais elle a surgi naturellement sur mon clavier) et telle que l’exprime la fameuse formule du Christ : il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César.

 

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Comme n’aurait pas dit Staline, l'Eglise a un grand pouvoir sur les hommes.... mais un pouvoir sans divisions. Aucun pape n'a jamais gagné "une guerre" par lui-même. Ce sont les Etats qui l'ont fait à sa place et du reste pour leurs propres intérêts, lui se contentant de bénir les armes. L'histoire de l'Eglise est l'histoire d'une imposition des mains, rien de plus. Si elle s'est imposée dans tous les régimes, c'est parce qu'on la demandait, et encore n'a-t-elle imposée, elle, aucun régime particulier et d'ailleurs n'y tenant pas. Il faut revoir à ce propos le film de Nanni Moretti, Habemus papam, qui derrière l'histoire de ce pape dépressif incarné par Michel Piccoli et qui ne veut pas du tout être pape, résume l'histoire entière de la papauté qui fut contrainte d'avoir du pouvoir. 

De fait, l'histoire de l'Europe est l'histoire de cette longue contradictions fin entre pouvoirs  temporel et spirituel – la vertu monarchique se définissant justement comme ce qui s’opposait aux « tentations cléricales ». Si le roi est effectivement dit de droit divin, c'est moins pour en imposer à ses sujets (encore que…) que pour contrer le pape et ses prérogatives. En vérité, l'absolutisme fut le premier rempart contre la théocratie – une sorte de premier libéralisme qui devait aboutir un jour à la démocratie moderne.

Même pour Marx, la monarchie n’est en effet rien moins que l’instrument qui sert à passer du féodalisme au capitalisme. Alors que pour Tocqueville, elle sert le passage de l’aristocratie à la démocratie. Dans tous les cas, le processus monarchico-libéral est en route, l’Histoire est enclenchée - « et nous vivons encore de cette impulsion originelle. »

A la différence de l'ordre oriental où tout est fixé une fois pour toute dans et par le sacré, le désordre occidental provient de la contradiction chrétienne où l'eschatologie se transforme en action politique, où le sacré contient sa désacralisation et où la religion prépare sa sortie.

Et c'est bien là notre suprématie – notre spécificité. Et peut-être notre élégance. Notre douceur.

 

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A SUIVRE :

Machiavel.

Hobbes.

Locke.

Montesquieu.

Rousseau.

Constant

Guizot.

Tocqueville.

17:02 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : pierre manent, histoire intellectuelle du libéralisme, problème théologico-politique, christianisme, république, démocratie, france, watteau, watteau l'enseigne de gersaint 1720 | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer