
Seul au monde (Robert Zemeckis, ave Tom Hanks, 2000)
ÊTRE AVEC LE SAUVAGE
(C'est moi qui mets en italique)

Cheminer
Une cheminée, c'est le chemin que suit un feu – divin, humain ou matériel. Il y a un cheminer dans une cheminée. Par nécessité, le feu monte. Et il y en a, des trésors au ciel et des histoires entre moi et ma façon de cheminer. Quand je marche, et qu'avec moi le paysage part en voyage, je change de peau, je mue. Cela m'arrive quand je m'allonge au soleil, quand je pénètre une eau très froide, quand je sens les courbatures d'un sport monter dans mes muscles, quand j'avance un chemin qui sent la sève, quand je serre fort mon aimée, quand je pense à mes enfants. C'est si difficile à décrire, cette impression de se régénérer ! On prend conscience du travail du corps, on lui tient la main. On se fait sensation de corps. C'est déjà quelque chose ! À ce compte, on en redemanderait, après un gros effort, de se sentir brisé, boiteux, vide de la tête et l'intérieur comme à vif. Mais la disposition d'esprit varie. Le corps, qui se manifestait violemment, comme s'il ne pouvait plus supporter de souffrir, se détend sans se relâcher. Il furète un peu partout pour apprécier jusqu'où va la douleur, et quand il est certain que l'état des lieux ne demande que de la patience, il se délecte de se sentir écouté. Mais écouté par qui ? Je n'ai pas d'autre réponse : écouté par mon moi-forêt, mon moi-habitants de la forêt, ma résidence secondaire de corps.

Moi-forêt
La forêt bouge en même temps que moi, ni vite ni lentement, au rythme qui me convient. Elle me fait sortir de mes limites, elle me prête une largeur. C'est elle qui m'approprie du bout de son gant de soie de sensations. Dès les premiers pas, j'enfile une combinaison soyeuse de lumières, d'ombres et de feuillages froissés. (...) Comme c'est revigorant de sentir monter des pensées qui sont aussi des personnages-fleurs, des gestes-racines et des espaces diaphanes ! Impossible de faire la part de ce qui revient à l'image-chose ou à la pensée qui l'accompagne. Le mot "ciste" devient violet, fripé, pâle comme sous respiration assistée. Le mot "transparence" ressemble à un masque à oxygène. Le mot "vie" se met à pleurer.
(...)
Le moi-forêt, c'est une conscience du bout des lèvres, une pappardelle d'existences. C'est une discrétion qui ressemble à un geste, ciselé par finesse de sentiments.
(...)
Des dryades, dans les arbres, écartent l'écorce et montrent la pointe de leurs seins. Voltes, replis, plateaux de sérénité. Par la grâce des oiseaux, le ciel s'est marié à la terre. On est encore au paradis. Ni mensonges ni repentirs.

La multiplinité
S'il avait compris cela [la multiplicité], et choisi Héraclite plutôt que Pythagore, Platon nous aurait évité bien des erreurs. Entre ces deux penseurs précoces, il y avait toute la différence qui sépare celui qui, devant un enfant éploré, le prend fort dans ses bras et le console, et celui qui, dans la même situation, explique à l'enfant par a+b qu'il n'a aucune raison d'être triste, et que d'ailleurs etc. Héraclite embrasse le réel, le réel vivant, le réel qui se présente en personne, le réel qui pleure et qui rit. Pythagore, en gros timide qu'il est, craint de se rapprocher d'un corps, et préfère rallonger ses bras de mille raisonnements où "tout est nombre", afin d'éviter tout contact. Le premier est concret, le second abstrait. Le premier est quasiment oublié, le second se survit en gloire dans les mathématiques.
Il eût fallu à Platon, au lieu de se moquer d'Héraclite en prétendant que, s'il annonce que "tout coule", c'est sans doute qu'il a rattrapé un rhume d'Univers (et comme les assistants rient !), comprendre le cadeau d'existence que contient un corps chaud et vivant. Il eût mieux valu pour l'Occident d'être post-héraclitéen que post-platonicien. Car si le corps vivant reste la chose essentielle, alors les guerres ne sont plus la solution pour aller vers un monde réconcilié, mais juste l'indignité de rustauds.
L'être uni de la multiplicité dépend de la façon dont s'enlacent les éléments. Si les parts de multitude font système, on a affaire à l'unité autant qu'au multiple. Disons, multiplinité.
...riche et relié...
La marqueterie du paysage
Je voyais se concrétiser une idée du paysage que mes études des finesses du grec et du latin avaient fini par me léguer comme une véritable assise : que l'harmonie, conformément à son sens le plus ancien, est une tension, une vraie menuiserie s'occupant de faire sentir, de manière simple et artisanale, les noeuds et contre-noeuds, les tirants et portants des forces déchaînées et cependant, par amouor et savoir-faire, tenues dans un calme qui fait ressortir encore bien mieux les forces luisantes qui les sous-tendent.

Les mots et les choses.
Aimer la nature veut dire aimer le vrai. Car rien dans la nature ne peut mentir. C'est le langage humain, avec concepts et idées, qui invente le mensonge. Mentir inverse la force, empêchée d'aller au bout de ce qu'elle peut. Mais, quand je marche sur le chemin de la forêt, mes mots endurent une méditation, et ce rabotage leur donne du luisant, du lustre, du poil de la bête. Dans leur rapport aux concepts, ce sont les mots qui ont la haute main sur leur sens. Un mot sort de ma bouche, un poisson saute hors de l'eau, une branche verdit, la nuit s'en va dans l'ombre. Une à une, des lumières intimes s'allument dans les maisons.
Ce n'est pas que je craigne ou méprise la langue. C'est une force tellement respectable ! Et, avec la conscience, c'est ce que l'homme apporte au monde de plus grand. Une phrase réussie, c'est un vrai trésor, une star après séance de maquillage. On ne triche pas, on ranime, on met en valeur. Mais la phrase y ajoute sa mise en scène, une vraisemblance, une rhétorique de l'accent, une plus-value de code. Et dans la nature, ce tronc de l'arbre prend bien la lumière. Ce papillon, comme il est attirant ! Ce cri d'oiseau vient à sa place sur le chant de la journée. Ce nuage ne peut pas mieux trouver son rythme, ni tirer plus élégamment sa troupe de congénères. La nature minaude. Cette foudre est tombée comme il fallait. (...) Ces accents s'éclairent et se rehaussent. Mine de gemmes : chaque éclat souligne l'autre. Mais la vérité vient de la nature, et non pas des significations, même encagées dans un Livre.

Paysage champêtre, le matin (Caspar David Friedrich réalisée en 1822.)
Une fusée jaune
Fusée, j'aime à croire que c'est, marié à l'idée de fuseau, le mot physis grec, non pas la nature comme résultat, mais l'immense poussée naturante, la véritable usine d'énergie créatrice qui fait paraître de nouveaux êtres. Le peintre romantique Caspar David Friedrich, surnommé "le tragédien du paysage", et qui ne laissait jamais voir ses tableaux qu'il retournait contre le mur, qui peignait presque toujours ses personnages le dos tourné, esquivant nos visages, a réussi, au terme de son effort artiste, à faire sentir, dans Paysage champêtre le matin, non pas la forme extérieure d'un arbre correspondant à un mort arbre, toutes affaires finalement humaines, mais la force libre, autonome et extraordinaire qui, tirant sa substance des lointains de la terre, explose en tronc, branches maîtresses, ramure complexe, ramifications, tiges, brindilles, branchioles (pour imiter bronchioles), feuilles et feuillards.
(...)
Quand elle est vraie, la sensation vous sort de vous-même.
(...)
La pierre est de la terre qui ne cherche pas à sortir d'elle-même. L'arbre est de la terre projetée, par le filtre des racines, plus haut qu'elle-même. L'animal est de la terre qui s'est fabriquée un petit monde à elle, un milieu. L'homme est de la terre extirpée d'elle-même. Il a détruit ses souches tenaces, et peut-être même visiter l'espace. Dans son corps, il est déjà un concept miniature, qui attend son heure pour envoyer promener la Terre et ses habitants.
(...)
La vie, à quelque intensité qu'elle se manifeste, serait ce désir impulsif de "sortir-de-soi" pour "rencontrer-un-autre-que-soi" (en tâtonnant).

Dream rag (Eubie Blake, 1969)
Prière à la nature
Tiens, la prière. Peu continuent d'y croire. Qu'ai-je besoin de mamotter père, mère, fils, esprit saint, divaguant sur la puissance et la gloire de Dieu ? Cette fleur, penchant sur le chemin, a une allure de prière. A quoi bon cette mécanisation du corps si la prière n'est pas une fragilité ? Précaire, la prière. Elle brise le sceau de la prétention. Incitation et pas récitation.
(...)
Car la folie n'est pas l'absence d'oeuvre, elle est absence d'autres.
(...)
Je me souviendrai d'Eubie Blacke, dans les arènes de Cimiez à Nice, lors d'un ces festivals de jazz où se sont succédé pendant vingt ans toutes les légendes encore vivantes de cette musique renversante.
(...)
J'ai bien en moi, pour les choses de la vie, un complexe à la Stendhal. Rien ne peut détourner ma puissance de concentration. Je ne m'en vante pas, et ne m'enviez pas non plus : ce n'est pas facile à vivre. Je plonge si fort et si entier dans la situation, la personne aimée, le paysage choisi, que me voilà tableau, paysage, arbre, femme aimée. D'où une difficulté à comprendre qu'on puisse penser à soi avant de penser aux autres. J'ai toujours une porte dérobée par laquelle je rejoins les autres. Et ce n'est pas pour feindre que je suis le maître du maison ! D'où parfois une difficulté à me défendre, parce que j'épouse aussitôt la positon de l'autre et le laisse faire.
Le jour où j'ai rencontré l'expression "déficience en subjectivité", j'ai senti qu'elle était pour moi. J'ai beau essayer, je ne peux pas me mettre en avant.
(...)
Ce que je peux produire, cela ne me surprend pas puisque j'en suis l'auteur. C'est du déjà-vu, cela m'ennuie.
L'aventure commence
Je suis constitué d'avoir été questionné. Ce qui me constitue, c'est la certitude de n'avoir jamais été institué. Je ne suis pas tissé de rapports calculables mais de relations infinies, où les relatifs se pénètrent et réciproquent, aussi loin qu'on aille.
(...)
Le chemin devient moi, sinuosité hésitante, souple et ouverte.

Le lac de montagne
L'eau est pure énergie, un flux de vie liquide. On n'a plus à chercher par où l'on est touché. Le corps se fait tact. L'eau vivante, ce sont des pensées anciennes, qui ne s'attachent ni aux êtres ni aux choses, mais au mouvement qui les traverse et leur donne existence. Quelque chose comme un pont ou un passage. Chez les Anciens, l'eau noire et la barque qui la sillonne faisaient passage entre la vie et la mort. Ouvre la bouche et munis-toi de ton obole ! Tu resterais sinon bloqué sur la rive, statue vouée au flux des âmes errantes, mordue, paralysée par les regrets.
Nourri de froid, je nage, et il n'y a plus là de chemin ni de choix. Je nage, et il n'y a plus là de départ ou d'arrivée. Il n'y a plus qu'à aller, sans savoir où aller. Je suis là où il faut être, au centre du cosmos. Et l'évidence : nu, dans un lac glacé, vous voilà bien au désert devenu le lichen immortel cueilli par l'oeil sur le dernier arbre rencontré.
(...)
Comme mes vêtements, sur la rive, ont l'air triste !

Dersou Ouzala (Akira Kurosawa, 1975)
Nudité du moi
... je finissais pas accumuler tant de choses qui manquent de sens, mais en trouvent lorsqu'elles font bloc, que je me sentais à la fois démuni, désertique et comblé. Désert veut dire qu'on fouille partout, qu'on soulève tous les tapis du chez-soi et que l'on ne trouve plus que de l'autre. On est squatté, mis dehors comme un malpropre, remplacé pièce à pièce. Là où était le "moi", un "je-dehors" doit advenir. Le chemin a tout emporté de ce que je croyais être. Et tout cela qui faisait spectacle, cette parade de formes et de couleurs, s'est emparé de mon intérieur et y réside en maître.
(...)
Les morts savent faire comme personne le désert. Vous casser comme une noix de craquement sinistre, vous ouvrir à autre chose. "On attend une souffrance pour travailler". Moi, je dis, "pour voir d'un autre oeil". La mort travaille, et voilà que nous regardons d'un autre oeil. Nous déplaçons nos centres vers la périphérie. La place que nous laissons aux autres grandit.
(...)
Je dois faire un aveu. J'ai laissé introduire dans mon vocabulaire, au fil des années, ce mot de "valence", que je substitue à celui de "valeur", non pas pour indiquer un concept technique de la chimie, mais parce que décidément, pour moi, ce mot de "valeur" ne veut plus rien dire, et pour en finir avec la connotation moralisante, commerciale ou guerrière, qui fait de ce terme un poids difficile à soulever, volontiers utilisé par les présidents avec un sérieux inaltérable, une componction peu racontable.
Et au contraire, quant à moi, je veux dire par ce terme de valence ce qui valorise tout existant venu au monde, parce qu'il a pris la forme nécessaire pour devenir à la fois admissible et indispensable dans ce monde. Serait-ce par l'immense effort du conglomérat atomique, de l'espèce organique, du système interstellaire. Pour se donner une forme viable et devenir un être. Afin d'entrer dans cet échange vibrant de signes, d'appels et de réponses, qui définira son milieu vital et sa destination en tant qu'existant.
Finissons-en avec les Valeurs : voilà la logique du chemin intérieur et extérieur. L'Umwertung, le renversement de toutes les valeurs, commence par un changement sémantique. La valence d'un ver de terre ou d'un rouge-gorge, la valence d'une pierre, d'une étoile, la valence de ton amour, voilà ma recherche sur les chemins. J'en ai fini avec les grands délires de l'Occident. Je vis libre. Je déraisonne sans drogue, je brille d'avoir levé les écrous qui me bridaient. Mon regard est la pointe qui, sans blesser, pénètre l'intérieur des choses et vit le parcours olfactif du loup, les avancées et les reculs du poulpe et de la méduse, la chaine de perceptions et d'actions que l'on nomme depuis toujours "tique".
(...)
Expérimenter le sauvage, c'est d'abord tâter le terrain, ne pas le faire "à la sauvage" (comme dans le [mauvais] film Into the wild), savoir où l'on pose le pied [comme dans le Dersou Ouzala de Kurosawa].
(...)
La volonté n'est jamais abstraite : c'est une nouaison, une science visible des contours et des replis.

Femme accoudée (Pierre Bonnard, 1917)
Le féminin
Du féminin, léger comme la pluie qui rebondit sur une pierre, on ne sait jamais à quoi s'attendre. Du féminin, dit la langue allemande : das Weibliche, un neutre. Le neutre est par définition l'indéterminé. Ce qui fait revenir les jeunes filles en fleurs de Proust, son intuition incroyablement tangible d'un mystère de fragilité forte dans le féminin. Comme si l'image de la femme était par essence tremblante de tous ses membres, et lui assurant pourtant une assise que rien ne démonte. Peut-être parce qu'intuitivement, elle sait choisir cette assise dans une existentialité étendue aux contrées et aux époques les plus lointaines.
(...)
Ce qui pétrifie dans la femme, oui, je le crois bien, c'est ce mouvement qu'elle laisse éclater et triompher autour d'elle, un peu comme un essaim d'abeilles. Une rêverie à l'état pur, et dont nous nous voyons aujourd'hui bien incapables. Car c'est ce bougé que nous ne savons traduire, si ce n'est qu'un Proust, avec son sens aigu de la métamorphose et la délicatesse des filaments de réel qu'il ordonne dans ses mots (une seule page suffit à le ressentir), s'en est vraiment approché.
Je suis étonné qu'une "féminité du style" soit plus perceptible dans une page de Proust que dans un livre entier de Georges Sand.
(...)
Le féminin, c'est une ambivalence, l'équilibre toujours remis sur le métier des choses de la nature. Un sacré de type immanent. Une formation faite de déformations, en acte et en mouvement. Un regard bienveillant pour toutes entités terrestres et célestes. Un regard qui peut passer pour cruel à force d'acuité, brassant les différences des règles et des domaines, maniant animaux, végétaux, minéraux, esprits, morts, forces de la nature, comme s'il s'agissait de colifichets, tintinnabulant et rebondissant.
Je le sens tellement au fond de moi. C'est une vitesse, un départ en tourbillon. Un mouvement qui se désintéresse des pôles connectés, et ne manifeste d'intérêt que pour les passerelles, les intervalles et passages. Une catégorie désormais introuvable de l'existence, qui ne choisit pas entre une chose et une autre mais analyse la solidité de leur lien : comment on passe de l'un à l'autre, comment ils s'apparentent ou s'entre-impliquent, comment ils font un ou tombent l'un à côté de l'autre, épuisés.
Les filles-femmes sont déjà loin. Elles ont ri de m'avoir vu bouche béen si décontenancé par leur passage en trombe, si risible au milieu d'elles, désarmant, désarmé, tourneboulé. Ah oui, j'ai bien noté leur "attitude de femme", leur "parfum", leur séduction à l'état pur. Moi, si païen et ardemment monté contre toute métaphysique, moi, pourfendeur des transcendances de tous les diables, comme j'ai été sensible à leur contagion, à leur vraie spiritualité de corps !

Femme au manteau violet (Matisse, 1937)
Être avec le sauvage
En vérité, je suis un "ex-moi", un moi tiré de tout ce qui n'est pas moi, et m'habite intimement.
(...)
Oui, marcher avec, être avec, c'est un geste de sauvage, et comme nous le revendiquons ! La société ne connaît rien qui la contrarie autant que l'amour et la joie.
(...)
Je m'abstrais du paysage et ne vois plus rien de ce qui scandait ma marche. Je réfléchis, je songe, je médite à coup sûr. J'atteins ce point où rien n'existe que la pensée. Mais une pensée lourde de choses et de matières. Je fais le lien entre fille-femme et mentalité sauvage, j'entre dans la pensée inconsciente et heureuse des anciennes communautés. Et si par hasard la femme nous était donnée comme la dernière manifestation vivante d'une "couche primaire" de l'inconscient, celle qui ne choisit pas entre les opposés, mais leur laisse vivre sans préférence l'intensité de leur relation ?
(...)
La femme serait-elle une pensée de la puissance ? L'objection terrible de la puissance, insupportable pour tout Pouvoir ? Une pensée non tranchante, inséparée, adversaire des dichotomies sous leur forme paresseuse d'exclusion ? Pensées dérangeantes pour l'ordre, et pourtant si pleines d'énergie qu'elles me font venir un grand sourire qui m'élargit l'intérieur en corolle.
(...)
...la bienveillance universelle dont, dès leurs yeux, les femmes paraissent dotées. Un regard, qui sans brusquer l'être, l'envisagerait d'un oeil à l'envers. Le secret du sauvage est de laisser venir les choses. Et elles viennent, en effet, parce qu'elles ont compris le geste de non-possession qu'affiche la nudité du sauvage. (...) Et si la femme est si attentive au détail, si sa conversation amicale avec les choses d'une maison est si minutieuse (ce talent que l'on a, hélas, exploité pour l'assigner aux travaux du ménage et la tenir loin de toute éducation), c'est qu'elle aime les milieux et les choses parce qu'elle les tient pour une part d'elle-même. Voilà pourquoi elle les insère dans sa réalité, comme des personnages nobles un peu intimidants. Elle répète ce souci du petit contraste dans ses vêtements, ses allures, la géométrie de son corps redondant en courbes, rondeurs et angles souples. Elle met de l'amitié et de l'amour pour les choses et les êtres dans la danse de sa chevelure, dans le festival de ses hanches, dans la grâce de son visage nourri d'ondulations, dans son mouvement sur place, dans sa capacité d'angulation brusque mais non brutale, dans son invention des gestes, ses inclinations et ses refus. (...) Tant de sentiments, tant de choses à la fois et contradictoires ! Un abrégé d'Univers ! Boucles pour rappeler les ellipses des astres, les yeux brillants comme des étoiles lorsque le soleil leur laisse enfin la parole, courbes et arrondis du corps comme des vagues inflexions de l'eau, des bras de peupliers, joli pépiement de rires et de mots, une vraie conférence des oiseaux ! Et la jeunesse qui est toujours la vraie nature de la nature !
La femme n'est pas enveloppée par le monde, elle en est la douce enveloppe. Laissez-moi rêver !
(...)
Dans l'existentialité de la femme, dans sa sauvageté se cachent et se manifestent un désir de séduire, l'empathie comme base de l'échange, la curiosité comme attention à tout autre, l'accent mis sur l'acuité, la puissance sentimentale, un ressenti d'ambiance, l'échange par le langage du corps. Non, l'existentialisme ne se fonde pas sur la sexualité, comme veulent le laisser les croire les hommes. C'est une hyper-sensualité, une métaphysique de l'immanence.

Transbluency (Duke Ellington)
La sauvageté
Le "sauvage" n'est pas un état mais un mouvement : ensauvagement, pris au sens positif.
(...)
Il y a dans la nudité féminine quelque chose de touchant et d'indéfinissable, comme un coup de tonnerre dans un ciel de nuages. Comme un rehaussement ou augmentation de l'être qui relègue très loin les conventions sociales. Et s'apparente à de la transcendance insérée dans l'immanence, à une métaphysique naissante. Je vois cette même métaphysique à l'état naissant dans la pièce de Duke Ellington, Transbluency, pour clarinette et soprano : on a vraiment l'impression, les pieds rivés pourtant à la Terre, de s'envoler légèrement, mais puissamment, dans les airs. Surprise du jazz, et génie de ce compositeur doté d'humour, qui avait demandé à une splendide jeune fille : "How can you be so beautiful si young ?", "comment pouvez-vous être si belle si jeune ?". Si le physique, c'est le corps, la métaphysique, c'est la nudité sincère. Le vrai, c'est le nu, le nu, c'est le vrai.
(...)
Le miracle, ce n'est pas la conscience, mais la grande vague d'inconscience qui, sans bruit, nous agite de l'intérieur. Voix médio-passive : je me laisse agir, et c'est mon intérêt.
(...)
J'ai compris ce que c'était que faire signe
(...)
J'ai écouté ce qui se disait. J'ai pris la parole. J'ai dit ce que j'avais à dire. J'ai fait ce que j'avais à faire. Personne ne m'a entendu. J'ai poursuivi mon chemin.

La maison du centurion (Pompéi, 1er siècle par J.-C.)
PETITES VIGNETTES ÉROTIQUES
Ainsi l'offrande du monde.
la vie intime des morts qui
nuitamment parlent
longtemps
à ceux qui les aiment
et à l'endroit plus brun de la jambe
une forte beauté de vivre
au secret balconnet de tes seins
la tendresse viendra comme une fleur
Imaginons une femme belle, fantastiquement grande. D'un magistra coup de langue, elle nous aurait ingérés. Sans nous digérer. Au creux de son corps, dans la tiédeur de sa poche ventrale, elle nous tiendrait, respirant l'oxygène de son sang. Nous ferions des pieds et des mains pour lui caresser l'intérieur, oscillant dans son rythme de jambes, logés dans sa jouissance. De ses mots, elle nous caresserait, comme autrefois notre mère avec baisers dans les oreilles. Un entre-val touffu et des odeurs boisés, femme qui invite le regard à loger dans les seins. Le charnu des lèvres et l'intention des yeux lui seraient un second visage, donnant accès.
Devenir femme, juste un instant, pour voir comment ça fait.
l'entaille nue
Bonheur ferme l'inconscient
malheur l'ouvre
poème le met sur la table
et distribue le pain et le vin
Deux amants
côte à côte
se donnant la main en idée
rien de bien concret
Le désir comme un fruit
à portée de la main
les couleurs se déplacent
pour mieux cambrer la vie
Guêpe d'écriture pour l'orchidée des choses.
légende tangible
érotisme des baignoires et des portes
elle en crique abritée
Une allusion de ses hanches devient pur trésor.
Trembler, c'est faire l'amour à distance.
Fuoto dit le latin, foutre disons-nous. Foudre. Lumière engrossant la nature.
Un point en nous ne vieillira pas. C'est ce point que tu aimes, à lui que tu es mariée.
Quelqu'un vient, c'est toi, apportant un monde fait pour moi.
Si la femme a cet accent, un enfant peut lui naître.
Mais la splendeur baroque de la femme, chevelure de Ménade, épaule penchée, seins contredisant la taille, inflexions partout, bonne rotondité des hanches, fin sablier à soi, inflexion des ongles, enclin des lèvres, vallon des joues.
Quand ont voit la femme, il faut l'obole en bouche et, dans les mains, un viatique pour les étoiles.
surnaturelle par nature
Ta main est un nuage qui me connaît à livre ouvert.
Dès tes chevilles débute le ciel, ton sexe est dans les nuages.
Te désirer : juste te dire à quel point tu es là.
J'ignore ce que c'est qu'un corps. Mais ton corps, c'est quelqu'un !
Nous serons des idées dans un coin du ciel.
Toi, le mot "vie" étiqueté sur les choses.
ce côté vert algue alors qu'on attendait gris ciel
et que l'ombre soit la couleur
qui convient à sa nudité
tu joues dans les vagues
et moi je reste au rivage
l'infirmité de ne pas goûter
le cadeau gentiment érotique de la vie
[Celle-ci, elle est pour moi.]

Arnaud Villani sur Wikipédia

Aux éditions de Salamandre (2022)
