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  • L'accès (la reprise III)

     

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    A Mathieu G. qui a trop lu le Traité du désespoir et pas assez le Journal du séducteur (et encore moins La Reprise.)


    L'irréductible.

    "La vie d'un poète commence par une lutte avec l'existence toute entière."

    La poésie comme ce qui a conscience de l'horreur de la vie et de l'extase de la vie.

    La poésie et sa relation hostile et complice avec le réel. 

    La poésie comme ce qui tente de tenir ensemble les contradictions (et éventuellement d'en faire des chiasmes).

    On peut toujours se demander si cela est tenable, et si Hegel n'avait finalement pas raison contre Kierkegaard. La dialectique tue une partie de la vie, c'est entendu, mais cette tuerie est plus vivable que ce qu'il faut bien appeler la Croix. L'installation dans l'Esprit est plus confortable que celle dans l'Ame.

    D'autant que l'excès de forces (qui est le lieu de l'âme) peut devenir maladif. Preuves les femmes de Cassavetes et leurs torrents d'amour, ingérables même pour ceux qui les aiment, et qu'il faut alors enfermer. L'excès de force nous fait si peur qu'on tente de le calmer dans n'importe quelle addiction : la boisson, le sexe, le jeu vidéo, l'idéologie. Il n'est pas facile de gérer le Surhomme, le Saint, ou simplement l'Artiste qui est en nous. Alors, on s'arrange pour avoir tort. On s'arrange pour donner raison à la réalité qui nous donne tort. On se rassure dans la culpabilité. On se vautre dans la punition. On se fait avare, inapte, impuissant, stérile, frigide. On serait prêt se mutiler plutôt que d'aller affronter le bonheur qu'il y à être en vie, à s'affirmer, à exister. 

    La foi, comme le dionysiaque, est cet excès de force que l'on tente de rabaisser par tous les moyens. On se fait mal pour ne pas s'accomplir. On se fait mal pour ne pas avoir accès à soi ou à Dieu. La reprise comme accès.

    La reprise comme  accès à Dieu, salut de l'être, résurrection dans l'amour. Mais ne préfèrerais-je pas l'enfer à ça ? Ne serais-je pas mieux dans le non-désir puisque le désir fait toujours souffrir ? 

    Heureusement qu'il y a des instants qui me redonnent confiance.

    L'instant comme possibilité illimitée de résurrection.

    L'instant comme jouissance dantesque - ou claudélienne. Rappelez-vous. Prouhèze qui doute du désir charnel du ciel et la "punition" de l'Ange Gardien qui s'en suit et n'est rien d'autre qu'une déflagration de jouissance :


    DONA PROUHEZE : - Mais est-ce que le ciel jamais lui sera aussi désirable que moi ?

    L'ANGE GARDIEN, comme s'il tirait sur le fil : - D'une pareille sottise tu seras punie à l'instant.

    DONA PROUHEZE, riant : - Ah ! frère, fais-moi durer encore cette seconde !

    L'ANGE GARDIEN : - Salut, ma soeur bien-aimée ! Bienvenue, Prouhèze, dans la flamme !
    Les connais-tu à présent, ces eaux où je voulais te conduire ?

    DONA PROUHEZE : Ah ! je n'en ai pas assez ! encore ! Rends-la-moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !

    L'ANGE GARDIEN : - La voici de toutes parts qui te baigne et te pénètre.

    DONA PROUHEZE : - Elle me baigne et je n'y puis goûter ! c'est un rayon qui me perce, c'est un glaive qui me divise, c'est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c'est l'effervescence de la source qui s'empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c'est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite, et supérieure à toutes les délices, ah, c'est la traction impitoyable de la soif, l'abomination de cette soif affreuse qui m'ouvre et me crucifie !

    L'ANGE GARDIEN : - Demandes-tu que je te rende à l'ancienne vie ?

    DONA PROUHEZE : - Non, non, ne me sépare plus à jamais de ces flammes désirées ! Il faut que je leur donne à fondre et à dévorer cette carapace affreuse, il faut que mes liens brûlent, il faut que je leur tienne à détruire toute mon affreuse cuirasse, tout cela que Dieu n'a pas fait, tout ce roide bois d'illusion et de péché, cette idole, cette abominable poupée que j'ai fabriquée à sa place de l'image vivante de Dieu dont ma chair portait le sceau empreint !

    L'ANGE GARDIEN : - Et ce Rodrigue, où crois-tu que tu lui sois le plus utile, ici-bas ?
    Ou dans ce lieu maintenant que tu connais ?

    DONA PROUHEZE : - Ah ! Laisse-moi ici ! ah ! ne me retire pas encore ! pendant qu'il achève en ce lieu obscur sa course laisse-moi me consumer pour lui comme une cire aux pieds de la Vierge !
    Et qu'il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente !

    Pour une reprise, c'en est une !

    Rachel Bespaloff a encore tout compris : "La reprise ne fait qu'accentuer ce qu'il y a d'irréductible à l'homme dans l'être de Dieu : elle prolonge la guerre en perpétuant l'amour." Guerre et amour, horreur et extase de la vie. De la poésie, on vous dit.

    C'est clair, je ne veux désormais faire l'amour qu'avec des kierkegaardiennes.

    A propos d'amour, comme j'ai eu raison de risquer le ridicule en rappelant Marie F... il y a trois semaines, et vingt-deux ans après ! "Ce qui dans le passé n'est jamais révolu [et résolu] redevient une source de possibles", écrit Rachel à propos de nous deux. Le réel comme ce qui est pris (et parfois prisonnier), le possible comme ce qui est à reprendre. Et Marie comme accès - autant à elle qu'à mon être.

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    Le beau moment

    L'instant comme le beau moment.

    Le beau moment comme ce qui en l'homme veut faire obstacle à l'écoulement infini et indifférent du temps, qui veut se révolter contre le néant.

    Sauf que le beau moment vise le passé (esthétique) et l'instant le futur (religieux).

    Le beau moment veut la nostalgie heureuse. L'instant, la conversion.

    "Le silence comblé du présent dans le beau moment n'est pas le plein cri de l'âme dans l'instant."

    Et c'est pourquoi la foi fait du regret un repentir. Il ne s'agit plus de ruminer sa culpabilité, tel le damné moyen, il s'agit de se pardonner - soit se renouveler, se recharger, se reprendre. Le pardon comme ce qui opérer le passage (l'accès) de l'introspection narcissique et orgueilleuse à l'intériorité mystique.

    Le piège esthétique, comme toujours, est de faire de cette conversion un prétexte poétique. De faire semblant de croire en Dieu. D'aimer Dieu sincèrement mais pas véridiquement. De prendre Dieu comme un Mozart de plus. La foi sensible (ou pire, intellectuelle) est toujours celle d'un plaisantin, et n'a rien à voir avec la foi religieuse - et là-dessus, je dois bien avouer que...

    Du reste, dans le sensible, "il suffit d'un grain de poussière dans l'oeil, il suffit d'un rien, pour que le néant reprenne ses droits, pour que s'écroule le fragile édifice de l'extase et soient polluées ces instants sacrés où l'être [se renouvelait.]"

    Gardons-nous de "ressusciter" notre passé. Non, ce qu'il faut faire, c'est actualiser l'éternité. Ainsi, Nice n'est plus mon passé, mais mon présent. J'y reviens moins que j'y deviens.

    Et même si je suis bien conscient, dans mes amours, mes souvenirs et mes écrits, de m'en tenir, la plupart du temps, au seuil. Comme le jeune homme de La Reprise, dès que tout est possible, je me fige. Dès que l'accès s'ouvre, je reste sur pieds au lieu de sauter. L'idée me suffit et je mérite des claques. Ou la porte dans la gueule.

    "La torturante humiliation que lui infligent son impuissance à se donner et son vertige à l'approche du bonheur, le laisse tendu, prêt à quelque saut dans l'inconnu, qu'il n'accomplira jamais. Son amour même, irréalisable au sens humain, l'amène à la frontière du prodigieux. Quoiqu'il fasse, il ne parvient pas à rompre le cercle enchanté que la solitude a tracé autour de lui. Approche-t-il de l'aimée, c'est comme s'il étendait la main vers une ombre. Loin qu'elle s'impose à lui dans sa vérité vivante, irréductible, elle ne peut que le révéler à lui-même en se heurtant à son incommunicabilité. La jeune fille est en quelque sorte la limite de son être. En la faisant, malgré lui, évanouir comme un songe à l'instant même où elle devrait incarner pour lui toute la réalité, il bute contre une borne infranchissable qui ne peut être abolie qu'en vertu de l'absurde. (...) Son échec l'a mis en face de lui-même. Il a tout perdu, et de telle manière que personne ne sait comment la chose s'est produite."

    Le beau moment est devenu alors le sale moment.

     

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    L'intimité

    Je souffre, DONC je suis coupable - tout le manque de foi réside dans ce "donc".

    Ou sa variante :

    Je souffre, DONC Dieu est méchant - "     "     "     "     "     "     "     "     "     "     "

    Je souffre, et je ne peux supporter que cette souffrance soit le fruit du hasard. Je ne tolère pas l'outrage du hasard. Il faut absolument que quelqu'un paye ma souffrance : soit moi parce que je l'ai bien mérité (et là je sombre dans le masochisme, premier agencement existentiel), soit Dieu, le Destin, mes Parents, ma Concierge parce qu'ils ont passé leur temps à me pourrir ma vie (et là je me fais sadique, second agencement existentiel). A moins que je ne m'invente un "Amor Fati" à la Nietzsche qui me permettra de me soustraire à l'offense anonyme du malheur et dans lequel je ferais semblant de me résigner (et là, je frôle la schizo, car il est évident qu'il va être compliqué de dire "vive mon enfant mort !")

    L'agressivité comme reniement de l'autre.

    La culpabilité comme reniement de soi.

    Une seule solution,

    un seul accès,

    une seule reprise :

    Job.

    Job - celui qui refuse la punition, qui refuse la culpabilité, mais qui refuse en même temps que cela soit Dieu le coupable, qui refuse l'idée que Dieu soit un père fouettard (idole numéro un de tous les temps), qui refuse les culpabilités.

    Job - qui n'a que faire "des explications de seconde main de l'éthique" que lui assènent ses amis, et ce faisant, se retrouve devant Dieu lui-même, dans un rapport intime avec Dieu.

    Job - comme Abraham, qui est celui qui a obligé Dieu à sortir de ses gonds. Abraham attendait que Dieu le retienne. Job attend que Dieu lui rende des comptes. Chacun d'eux, à leur manière, rompent avec le dispositif faute / châtiment - soit la structure mentale la plus ancrée en l'homme. Chacun d'eux prouve la liberté de Dieu.

    "La grandeur de Job, écrit Kierkegaard, réside en ce que, chez lui, la passion de la liberté ne se laisse pas paralyser ou calmer par un sophisme. A l'encontre de toutes les considérations humaines, Job maintient le bon droit de sa cause et refuse de ratifier les décrets de la justice divine. Nul ne réussira à lui extorquer un aveu de culpabilité. (...) Il ne se laissera pas dérober son unique liberté, celle de ne pas adorer la contrainte qui l'écrase."

    Et donc, Job continue d'aimer Dieu.

    Job force Dieu à être amour.

    JOB FORCE DIEU A ETRE AMOUR.

    JOB FORCE DIEU A ETRE AMOUR.

    Exactement comme Abraham avait forcé Dieu à intervenir au moment où il allait sacrifier Isaac.

    Abraham et Job "inventent" l'intimité de l'homme avec Dieu.

    Abraham et Job - accès à l'intimité divine.

    "Ce que Kierkegaard met en relief dans le dévouement absolu d'Abraham comme dans l'opposition acharnée de Job, c'est avant tout l'héroïsme d'être soi-même devant Dieu."

    Et c'est un acte secret. Quiconque est dans l'intimité de Dieu est dans le secret. Et quiconque est dans le secret avec Dieu, plus personne ne le comprend.

    Lorsque dans la même année 1998, le boxeur Jacke La Motta perd coup sur coup ses deux fils, le premier d'un cancer fulgurant, le second d'un accident d'avion, il déclare à la presse : "Dieu veut me dire quelque chose". On ne saurait être plus en intimité avec Dieu.

    Ainsi, "Job tient le malheur pour un bonheur puisqu'en lui seulement l'incompréhensible parole de Dieu peut être perçue."

     

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    Le péril

    Mais qui pourra oser cette intimité ? Qui pourra se convertir à ce point ? La grande peur de l'homme, c'est d'être acculé devant Dieu. C'est d'oser la vie en Dieu. C'est de sauter en Lui.

    Pour le chevalier de la foi, qu'il s'appelle Kierkegaard et Dostoïevski, l'enjeu est de "trouver en Dieu non un refuge, une issue, un remède à l'incurable malaise de vivre dans l' aujourd'hui [un peu comme vous et moi], mais le risque d'une vie nouvelle, et le péril du salut."

    Dieu l'appelle et lui voulait continuer à courir la gueuse. Merde.

    Le voilà à s'acharner à contrarier Dieu, à bien lui montrer comment il n'est pas le bon choix, que les autres seraient bien meilleurs que lui parce que lui, c'est un gros nul à qui on n'a pas besoin de faire tant d'honneurs. Exactement ce que se disait Ratzinger quand il fut nommé pape. Quelle mouche avait piqué Dieu de le nommer, lui, l'ex-Inquisiteur du Vatican, théologien en diable et mozartien à ses heures, qui était déjà bien fatigué et qui ne rêvait que d'une chose, aller jouer les sonates de Wolfgang  dans un monastère toscan. Hélas ! Dieu fut plus fort que lui et il accepta, au moins un temps, la charge. Grâce lui soit rendue ! François est formidable mais Benoît restera mon pape.

    "Quel que fût son acharnement à soumettre sa foi à l'épreuve du réel, à la confronter sans cesse à tout ce qui la menace ou l'ignore et la nie, il ne put se soustraire à la force inconnue qui le terrassait."

    Dieu terrasse.

    Sören, en revanche, ne fut pas au niveau. Comme souvent chez les génies, l'oeuvre sublima la vie. Celle qui a réellement, dans la vie de Kierkegaard, accompli la reprise, c'est Régine, sa fiancée abandonnée. Après avoir sombré dans le désespoir, elle s'est reprise et s'est mariée avec un autre - déchaînant chez Sören une rage folle et déplacée et révélant en lui cette "passion du mépris" qui est le lot de tous les sublimes. Comme Rousseau ou Pascal, encore un génie abject. Et comme insiste Bespaloff, voilà le grand penseur qui sombre dans le ressentiment du vieux garçon abruti par l'instinct de vengeance.

    Il est vrai que l'existentialisme n'est pas de la petite bière. La liberté absolue dans laquelle le penseur place l'homme (et qui sera une "malédiction", comme le dira Sartre) peut mener autant à la félicité qu'au trou noir. Lui-même, Sören, en a fait les premiers frais. "Souhaitant avec ardeur porter témoignage à sa foi, [Kierkegaard] en est réduit à n'en perpétuer que l'image dans son oeuvre de poète". Il a beau faire, il ne décroche pas de l'esthétique. On a même parfois l'impression que sa foi en Dieu est forcée, insincère, impossible. D'autant qu'il lui arrive parfois de regretter le général, la synthèse, l'Aufhebung - Hegel ! A peine s'il ne serait pas tenté de signer ses lettres  : "l'hégélien" comme Nietzsche signait les siennes : "le crucifié". 

    Et à un moment donné, on a envie de poser la question : Kierkegaard fut-il croyant ? Nietzsche fut-il dionysiaque ? Ne se sont-ils pas l'un et l'autre crucifiés à leur pensée et par là-même risquer de devenir crucifieurs à leur tour ?

    "Tout se passe comme si, dès l'instant où ils assument une mission prophétique, le Dieu qu'annoncent Nietzsche et Kierkegaard devenait une monstrueuse idole à laquelle finalement ils sacrifient tout. La passion de détruire se fait jour en eux, irrésistiblement, toujours plus exigeante, avide d'holocaustes. Le Dieu immuable de Kierkegaard, en ses dernières années, la divinité dionysiaque de Nietzsche, avant la folie, ne sont plus que l'incarnation d'un tout-puissant instinct de cruauté."

    Alors ? Le Surhomme ne conduirait-il qu'à la folie et le christianisme qu'au désespoir ? Ce serait encore retomber dans l'idolâtrie. Gardons-nous de jeter le bébé du divin avec l'eau de l'idole. Car même si Kierkegaard ne s'est pas réalisé, lui, dans sa vie d'homme et de chevalier de la foi, son cri reste intact et n'a pas fini de nous inquiéter - c'est-à-dire de trouver le sens réel de notre existence.

    Alors, allons-y ! Reprenons-le ! Reprenons-nous !


    "Deviens ce que tu es",

    exhortait Nietzsche.

    "D'accord, mais devant Dieu",

    pourrait compléter Kierkegaard.

     

    A reprendre avec Rachel et Aurora

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